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Long format : France 98, champions du monde, champions de l'ombre

Mis à jour 12/07/2023 à 17:19 GMT+2

Il y a 25 ans aujourd'hui, la France battait le Brésil en finale de la Coupe du monde pour décrocher le plus grand titre de son histoire. Les héros et figures de cette campagne à la maison se nommaient Zidane,Thuram, Barthez, Blanc, Deschamps ou Jacquet. Mais d'autres, dans l'ombre, qu'ils fussent joueurs, membres du staff ou du groupe au sens large, ont eux aussi pris leur part de rêve.

Roger Lemerre et Lionel Charbonnier

Crédit: Eurosport

Article écrit en 2018

Charbonnier, champion du monde par procuration

"Il n'y a pas de lumière sans ombre", écrivait Louis Aragon. "Il n'y a pas de grand champion sans grande doublure", aurait pu ajouter Lionel Charbonnier. Lui qui a construit sa carrière sur un banc de touche derrière les plus grands gardiens de sa génération. Il n'est pas celui que notre mémoire collective convoque à l'heure de se souvenir de France 98. Pourtant, la doublure de la doublure, le 3e gardien des champions du monde, est au centre sur la photo officielle, sourire jusqu'aux oreilles au milieu des visages fermés. Entre Marcel Desailly et Alain Boghossian. Sous Roger Lemerre et Aimé Jacquet. Une photo qui dit tout. Pendant deux mois, il fera le lien entre le staff et les joueurs.
"Pour le staff, pour tous ses camarades, il a été un plus incontestable, appréciable et apprécié", écrit Aimé Jacquet dans sa biographie Ma vie pour une étoile. Pourtant Lionel Charbonnier est le seul, avec Bernard Lama, à ne pas disputer la moindre minute parmi les 22 champions du monde. "Champion par effraction", lui a-t-on déjà reproché. "Champion du monde par procuration", admet-il parfois. Mais champion du monde malgré tout.
"Quand je reçois la Coupe du monde, j'ai les boules", nous avoue-t-il vingt ans plus tard. "Il fallait que je la prenne en dernier. Le 22e, les gens s'en foutent. Les gens veulent voir Didier (ndlr : Deschamps) ou Zizou la soulever. Lionel, les gens s'en battent les roploplos. A ce moment-là, ta place, c'est celle du dernier. Tu es dans l'euphorie réservée parce que tu n'as pas joué et c'est dur. C'est très dur." Voilà pour le point d'arrivée. Pour la frustration d'une compétition remportée sans l'avoir jouée. Mais il serait bien injuste de réduire les deux mois de 'Charbo' à cette sourde dépossession du 12 juillet 1998. D'abord parce qu'ils ont été bien plus riches que son temps de jeu ne le laisse présager.
Remplaçant, c'est une histoire que Charbonnier connaît par cœur au moment de se glisser dans la liste des 22. Avant de jouer les doublures de Fabien Barthez et Bernard Lama, il a appris dans les pas de Joël Bats et Bruno Martini. Le Poitevin s'est construit une carrière dans l'ombre des plus talentueux gardiens. Pas facile de se faire une place et d'exister derrière les références du poste. Il témoigne : "Moi, petit Charbonnier, je ferme ma bouche, je travaille et je me construis dans l'ombre, sur le banc pendant 7 ou 8 ans." Une école de la patience. "Mon histoire est là." Celle d'un éternel remplaçant, de la parfaite doublure.
Il doit attendre une blessure de Bruno Martini aux ligaments croisés, la saison 1994/1995 et ses 28 ans pour disputer sa première saison comme titulaire en Division 1 sous les couleurs d'Auxerre. Quand Aimé Jacquet, ou plutôt Philippe Bergeroo alors entraîneur des gardiens de la sélection, le choisit pour joueur le rôle du troisième homme dans le but tricolore en 1998, Charbonnier, 32 ans, n'a que quatre saisons pleines avec Auxerre, une grosse vingtaine de convocations avec les Bleus et… une seule sélection face à l'Italie lors du tournoi de France (2-2). Mais le staff sait qu'il détient là l'homme idoine.
Charbonnier encore : "Il vaut mieux être meilleur troisième gardien que troisième meilleur gardien", analyse le Poitevin. "Une équipe, ce ne sont pas les meilleurs. Ce sont ceux qui forment le meilleur groupe. Il faut quand même avoir un niveau international mais il faut connaître sa place. Connaître le rôle de remplaçant et ça, c'est chaud." Et c'est pour cette raison précise qu'il est préféré à Guillaume Warmuz ou Lionel Letizi. Vingt ans après, Philippe Bergeroo ne le regrette pas : "Lionel, c'est un super mec. On ne s'est pas trompés en le choisissant."
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France - Paraguay à Bollaert : Lionel Charbonnier à sa place, sur le banc. A ses côtés, Zinédine Zidane, suspendu pour ce huitième de finale. L'impuissant de l'homme du banc, qu'importe la raison...

Crédit: AFP

Comment vit-on une telle aventure en sachant pertinemment qu'on en disputera pas une minute ? Comment rester un insatiable compétiteur sans compétition ? A force d'endosser le rôle du parfait remplaçant, Lionel Charbonnier connaît les ficelles du métier et en a tirés deux commandements fondamentaux : "fermer sa gueule en souriantet être exemplaire à l'entraînement, montrer dans ton attitude que tu as envie de jouer pour décupler la motivation des titulaires."
Ranger son orgueil au placard, disparaître derrière le collectif : telles étaient les missions de Charbonnier. Et même un peu plus que cela, il raconte : "Philippe Bergeroo (ndlr : l'entraîneur des gardiens) n'en pouvait plus d'entraîner Fabien (ndlr : Barthez) en lui balançant des frappes toutes la journée. Il m'a quasiment demandé de rentrer dans le staff en frappant des ballons pour entraîner Fabien. Qu'est-ce que je fais ? Je fais tout pour qu'il ne soit pas bien et que je joue ? Ou je lui mets bien les ballons pour qu'il soit en confiance ? Je ne me pose même pas la question."
Charbonnier, Barthez et la 'Gigite'
"Quand on entraine Fabien à Clairefontaine, on met des ballons très forts. Tu vises la limite et, parfois, tu le mets dehors. Et là, il nous dit : 'oh Lionel, tu as la gigite.' Philippe Bergero sait de quoi il parle parce que c'est un mot de chez eux. Je sens la connerie mais je ne dis rien, je n'insiste pas. Ça dure un mois et je ne sais toujours pas de quoi il parle. Contre l'Italie en quart de finale avant la séance de tirs au but, Fabien vient me voir et me dit en enlevant ses gants : 'C'est moi qui ai la Gigite.' Je lui demande ce que c'est. Il me répond en se marrant : "C'est les poils du cul qui s'agitent." On est en quart de finale de Coupe du monde, avant une séance de tirs au but cruciale et l'autre me parle de ses poils du cul qui s'agitent. C'est tout Fabien."
"Lionel m'a énormément aidé", nous a confirmé Bergeroo. "Faire travailler les gardiens de but, physiquement, c'est énorme. Je faisais des séries de 20 frappes à chaque gardien. Lionel me disait 'moi, tu ne m'en fais que 10'. Il m'a aussi dit 'si tu as besoin de moi, je peux frapper'. Et c'est vrai qu'à la fin du Mondial, je lui demandais de frapper un peu. Ça me permettait de souffler un peu."
Autre anecdote, autre occasion de mettre son ego de côté. Charbonnier toujours : "Quand ton attaquant n'est pas bien, il faut le mettre en confiance. A la fin des séances, je mettais en place des jeux avec un attaquant. Mais je ne voulais pas passer pour un jambon donc j'arrêtais ses frappes. Au fil de la séance, tu dois devenir une autre personne : faire semblant de jouer à fond pour qu'il prenne confiance. Tu lui dis qu'il n'en marquera que 4 frappes sur 10 et tu lui laisses en marquer 6. J'ai joué ce jeu de rôle avec Guivarc'h."
Regonfler les individualités en souffrance, jouer les sparring partner de luxe… et cimenter le groupe sans jamais étaler ses états d'âme. Charbonnier se souvient de cette conversation de deux heures au bar de Clairefontaine avec Youri (ndlr : Djorkaeff) : "On ne se connaissait pas avant cette soirée et on a parlé de tout sauf de foot." Charbo a tellement pris son rôle à cœur qu'il a parfois débordé du cadre. Toujours dans l'intérêt de l'équipe.
Le 8 juillet, quand la France est menée face à la Croatie, il outrepasse ses fonctions. Parce qu'il "a peur", parce qu'il sent que le match échappe à la France, il court derrière le but de Barthez, harangue le Stade de France et joue les chefs d'orchestre. Après avoir fait le lien entre le staff et les joueurs, il joue les entremetteurs entre les Français et leur sélection, et fait chanter les virages. "Sur le moment, je me dis que je vais peut-être passer pour un con mais je ne voulais pas avoir quelque chose à me reprocher."
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Fabien Barthez et Lionel Charbonnier après la finale contre le Brésil.

Crédit: Getty Images

La Coupe du monde se gagne aussi dans tous ces moments-là mais personne ne le voit, personne ne le sait. Sauf les 21 autres joueurs, le staff et Aimé Jacquet en tête :
Sans jouer, Lionel Charbonnier a tenu ce rôle à la perfection, sans une faute, toujours dans le ton, toujours dans l'action, toujours motivé. Toujours disponible, il a animé séances de travail et moments de détente avec une bonne humeur jamais prise en défaut. Il dégage une impression d'équilibre rare, de maturité sereine qui met tout le monde en confiance.
Reste le match, l'instant de vérité, le "moment le plus atroce". Charbonnier en a été privé et s'en est remis aux autres. Toujours sans aigreur : "On vit par procuration", témoigne-t-il. "Ma carrière, je n'ai jamais eu envie de la donner à un autre. Sauf que c'est le copain qui va l'écrire. Mais à ces mecs-là, je leur confie à 200%." Charbonnier sera, comme les autres, champion du monde sauf que son visage ne sera pas projeté sur l'Arc de Triomphe. Au moment de la photo souvenir, sur la pelouse, quand tout le monde s'agite autour du trophée, Charbonnier est ailleurs. Drapé du drapeau bleu-blanc-rouge, il reste à l'écart, à la marge. Quasiment hors cadre.
Aujourd'hui encore, vingt ans après, il ne sait toujours pas définir avec précision le sens qu'il donne au titre le plus important de sa carrière : "Parfois, je me dis que je suis champion du monde pour le rôle que j'ai eu dans l'ombre. Peut-être que sans moi, ça ne l'aurait pas fait. Mais ce sont les autres qui ont fait de moi un champion du monde." Il a peut-être fini par trouver une réponse définitive. Comme souvent avec lui, elle est venue des autres. Très ému, il conclut : "Un jour, à la radio, j'avouais que je ne me sentais pas champion du monde. Je n'avais pas fini ma phrase que je recevais déjà un message de Lizarazu : 'Lionel, arrête, tu me fais pleurer. Ce n'est pas vrai : tu es champion du monde mon coco.' Les copains savent."
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La France est championne du monde depuis quelques minutes. Lionel Charbonnier, drapeau en mains, savoure avec Frank Leboeuf dans le rond central.

Crédit: Getty Images

Tournon, l'incontournable qui a tout "gagné"

Quand on lui a fait remarquer qu'il était le seul, son visage, d'abord circonspect, a fini par s'illuminer. "Champion d'Europe 1984 et en 2000, champion du monde 1998… Oui, c'est vrai, j’étais là à chaque fois. J'ai le plus gros palmarès du football français", a-t-il rigolé le plus franchement du monde. Lui, c'est Philippe Tournon. Dans la galaxie équipe de France, il tient le rôle de chef de presse. C'est lui que vous voyez - pour la dernière fois en Russie - assis à côté des joueurs appelés à répondre aux questions des journalistes durant la Coupe du monde comme à chaque rassemblement des Bleus.
Allure débonnaire, lunettes sur le nez, survêtement siglé équipe de France sur le dos et voix basse qui fait son effet depuis toujours, Philippe Tournon est l’homme qui met de l'huile dans les rouages en évitant toujours d'en jeter sur le feu. Et ceci depuis la fin de l'année 1983 quand, débauché du journal L'Equipe, il a créé le service de presse de la Fédération Française de Football. Ses patrons s'appelaient alors Fernand Sastre et Michel Hidalgo. Une autre vie.
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Qui dit conférence de presse des Bleus dit forcément Philippe Tournon, ici avec Didier Deschamps.

Crédit: Getty Images

S'il s'était accordé une première retraite entre 2006 et 2010, au cœur d'une ère qui ne ressemblait guère à sa conception du métier, Philippe Tournon a repris du service quand Laurent Blanc le lui a demandé, au moment où le Président endossait le large costume de sélectionneur. Pourquoi lui ? Parce que Philippe Tournon a accompagné Laurent Blanc durant toute sa carrière de joueur international, partagé ses déceptions et ses joies, jusqu'à la plus belle d'entre elles qui a créé un lien indéfectible : l'aventure France 1998. Du haut de ses 336 sélections avec les Bleus, il reconnait sans mal que l'été 98 reste son "meilleur souvenir professionnel".
Armé de son carnet de notes et de son stylo qui ne le quittent jamais quand il se présente avec les joueurs ou le sélectionneur qu’il accompagne, Philippe Tournon n'a jamais mis un pied sur un terrain, sinon d'entrainement et pour faire la police avec les journalistes qui franchissent les lignes délimitant le rectangle sacré. Il n'a pas non plus tapé dans un ballon ni fait l'équipe. Alors, la seule question qui vaille, c'est "se sent-il champion du monde ?" Un peu, quand même. Mais autrement. "Dans notre bulle, on était quarante-cinq. Dans le vestiaire, on était quarante-cinq. Sur le bus à impériale aussi. En revanche, je ne me suis jamais dit 'tu es champion du monde'. Jamais, je n'ai eu ce sentiment. Mais je fais partie de la communauté des champions du monde", explique-t-il.
La nuance fait toute la différence : "Je ne vais pas me faire des cartes de visite avec champion du monde écrit dessus, ajoute Tournon en levant les bras. Ce serait faire preuve d'une suffisance monumentale de se dire que le chef de presse est champion du monde. Je n'y pense pas tous les matins en prenant mon métro mais ça ne me laisse pas indifférent. Comme le cuisinier, comme tout le monde, j'ai apporté ma pierre à l'édifice".
Le jour où la Coupe du monde a voyagé en sac de sport
"Quand on gagne la Coupe du monde, le vrai trophée reste en banque durant près de quatre ans. Avant le tirage au sort du Mondial suivant, le pays vainqueur est chargé de la rapporter dans le pays organisateur. Fin 2001, il m'est arrivé une expérience hallucinante. On la sort de la banque la veille de notre départ pour le Japon. Sur les coups de 17h30, un gars de la comptabilité m'appelle et me dit "tu n'oublies pas la coupe avant de partir ?". Le seul coffre était à la compta… Il m'explique que le président de la FFF n'est pas là, que ce n'est pas à Roger Lemerre de le faire et que le DG, enfin, est déjà parti. Et me voilà avec la Coupe du monde dans son coffret capitonné, le tout dans un sac de sport. Je l'ai prise dans la voiture, sur le siège arrière. Elle a dormi chez moi. A l'aéroport, comme je ne pouvais pas la mettre en soute, j'ai passé le portique de sécurité avec… Le préposé à la sécurité m'a demandé : qu'avez-vous dans votre sac ? Ça s'est terminé par une séance photos avec les douaniers."
Sa pierre, Philippe Tournon l'a déposée hors du rectangle vert et près des micros, à une époque où les caméras commençaient à se faire plus nombreuses sans être encore envahissantes, où les portables n’étaient encore qu’une innovation si bien qu'il pouvait encore arriver qu'un membre de la FFF vienne encore à confondre l'appareil avec… la télécommande de sa télévision. Néanmoins, à défaut d'être le dompteur d'une masse exceptionnelle de suiveurs, le chef de presse des Bleus devait faire son job dans un climat vicié et de défiance absolue entre son sélectionneur, Aimé Jacquet, et le principal quotidien sportif, L'Equipe.
Avant et pendant la Coupe du monde 1998, Philippe Tournon se retrouva ainsi coincé entre le marteau et l'enclume. Et dû constamment conserver un rôle mesuré entre les deux, celui que son devoir impartial de chef de presse et sa loyauté envers Aimé Jacquet lui imposaient. "Ça n'a pas impacté la vie de l'équipe, assure-t-il vingt ans plus tard. Le quotidien L'Equipe a cru qu'il n'était pas l'homme de la situation, que nos chances d'être champions du monde étaient proches de zéro. Les positions se sont radicalisées de part et d'autre. Ils ont cru devoir aller jusqu'au bout. L'histoire de l'Everest en espadrilles après le Finlande-France 0-1… Aimé l'a mal vécu, sa famille encore plus."
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Philippe Tournon, l'homme qui murmurait à l'oreille des Bleus.

Crédit: Getty Images

Vis-à-vis des 22, Philippe Tournon s'est également imposé une ligne de conduite claire dont il n'a jamais pas dévié. Avant comme après l'été 1998, il n'a jamais été tenté de jouer les confidents avec les joueurs. "Je me le suis toujours interdit : les joueurs ne sont pas mes copains. Ce qui ne m'a jamais empêché, avec Bruno Martini, Bixente Lizarazu ou Hugo Lloris, de discuter de tas de choses en dehors du foot. Dans ma position, en charge d'un secteur sensible, je dois faire respecter un cadre et des obligations. Je ne peux pas copiner avec eux". Parfois, il aurait aimé aller plus loin, "abolir plus de barrières" avec ceux qui avaient des soucis en club. Mais, toujours, il s'y est refusé.
Ce qui ne lui pas empêché d'être l'un des leurs, à part entière. Après la Coupe du monde, Philippe Tournon a eu droit à sa médaille. Lui aussi possède sa réplique du trophée créé par Silvio Gazzaniga. Et, lui aussi, garde un souvenir impérissable de ce qu'il a vécu entre le 12 et le 14 juillet. Ces heures qui ont suivi le sacre, c'est un shoot de pure adrénaline que même les acteurs principaux de la pièce qu'il venaient d'écrire avec leurs pieds n'auraient jamais songé vivre un jour.
"Te retrouver sur le toit d'un bus devant un million de personnes sur les Champs... Tu te demandes si c'est bien toi qui est là. Entre le 12 juillet sur les coups de 23 heures et le 14, quand on se sépare après la garden party de l'Elysée, tu ne touches pas terre. Les fax crachent des messages de félicitations de toutes parts, tu es balloté entre l'escorte personnelle du président Chirac, le Lido, la fédé. Tu te demandes ce que tu as fait pour mériter ça. Après, tu réalises. Mais pendant quarante-huit heures, tu ne sais plus qui tu es." Mais tu sais une chose : tu fais partie de la communauté des champions du monde.

Bergeroo, l'homme qui se promenait dans sa mémoire

"Il a fait une grande Coupe du monde". Lionel Charbonnier ne parle pas de Zidane, Thuram ou Barthez. Pas même d'Aimé Jacquet, sélectionneur descendu en flèche puis monté au pinacle. Non, il évoque là un de ces héros très discrets, peut-être le moins reconnu de tous aux yeux du grand public, dont le rôle aura pourtant été tout sauf négligeable, Philippe Bergeroo.
Parce que Roger Lemerre a succédé à Jacquet pour guider les Bleus vers le doublé historique à l'Euro 2000, on a oublié que son véritable bras droit en 1998, le seul d'ailleurs, c'était Bergeroo. "Dès ma prise de fonctions, j'en ai fait mon second, mon adjoint technique le plus proche", rappelle Aimé Jacquet dans son autobiographie Ma vie pour une étoile. Entre les deux hommes, un lien indéfectible.
Leur destinée commune se scelle après le naufrage du 17 novembre 1993 contre la Bulgarie. Gérard Houllier viré, la FFF fait monter d'un cran Jacquet, l'adjoint, et Bergeroo, l'entraîneur des gardiens. Décision toute provisoire, pour les matches en Italie en février et en mars contre le Chili. "Aimé m'a dit 'surtout, garde ton boulot de prof de sport, parce que je pense qu'après les deux matches, ils mettront d'autres personnes'", nous confie l'intéressé. Mais les Bleus vont remporter ces deux rencontres et le provisoire deviendra définitif. Le tandem est prolongé pour la campagne qualificative à l'Euro 1996 puis, après avoir atteint le dernier carré en Angleterre, jusqu'au Mondial 98.
Ce n'était pas la première fois que Philippe Bergeroo se retrouvait sur un fil dans le staff tricolore. A vrai dire, sa carrière de technicien en équipe de France a failli avorter alors qu'elle venait à peine de débuter. A l'été 1988, le gardien emblématique de Toulouse vient de prendre sa retraite, à 34 ans. Henri Michel, le sélectionneur d'alors, l'appelle pour prendre en charge les gardiens des Bleus.
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Philippe Bergeroo lors de la Coupe du monde 1986, où il occupait le rôle de troisième gardien.

Crédit: AFP

Mais après le piteux match nul à Chypre en octobre 1998, Henri Michel est débarqué... et son staff avec lui. Il faudra la détermination et la fidélité du portier des Bleus, Joël Bats, pour sauver la tête du nouveau venu. "Joël a dit à Claude Bez et Platini : 'c'est simple, si Philippe ne reste pas, je ne joue pas le match en Yougoslavie'", témoigne Bergeroo. Voilà comment, des cendres de Nicosie au triomphe du 12 juillet 1998, il va rester une décennie entière auprès de l'équipe de France.
Une fois Jacquet arrivé, Philippe Bergeroo coiffe donc une double casquette. Il demeure en charge des gardiens, tout en secondant le sélectionneur. "Aimé s'occupait de la gestion du groupe et on se répartissait les tâches à l'entraînement, explique-t-il. A lui les attaquants et les milieux, à moi les défenseurs et en les gardiens de but, bien sûr." Pendant les matches, l'adjoint devient "le troisième œil" de Jacquet, dixit le patron. Bergeroo précise : "sur le banc, il souhaitait que je ne regarde que l'adversaire. Points forts, points faibles. Je devais repérer des choses, surtout sur ce qu'il appelait les "joueurs cibles". Le positif, le négatif. A la mi-temps, je lui faisais un rapport. Et je devais aussi l'aiguiller pour les changements. C'était passionnant comme boulot."
Ensemble, ils vont encaisser les coups à l'approche du rendez-vous de 1998. Si Jacquet est en première ligne et essuie les principales salves, son adjoint n'est pas épargné non plus. De ces mois qui ont précédé le Mondial, il conserve le souvenir d'une atmosphère pesante, presque violente. "C'était très compliqué, se remémore-t-il. On n'arrêtait pas de se faire allumer. En premier lieu Aimé. Mais même moi... Je me prenais toujours des réflexions du style 'après le Mondial, vous allez raser des murs', ou 'vous n'aurez plus qu'à aller travailler à l'étranger si on veut bien de vous là-bas'. On est arrivés comme des ballerines à la Coupe du monde. Sur la pointe des pieds. C'était chaud."
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Philippe Bergeroo et Aimé Jacquet, en juin 1998. Les deux hommes ont lié leur destin, jusqu'au sacre du 12 juillet 1998.

Crédit: Getty Images

Si le duo a tenu, c'est d'abord parce qu'il croyait en son groupe, mais aussi parce qu'entre eux, l'estime était profonde. "C'est une bonne personne Aimé, j'aurais été me faire flinguer pour lui", dit Bergeroo. Au-delà du lien personnel, Jacquet a une confiance totale en son adjoint, à qui il va déléguer certaines décisions cruciales. Comme le choix du gardien de but titulaire. "J'étais très content quand Aimé m'a annoncé que je devais choisir entre Fabien Barthez et Bernard Lama, mais un peu moins quand j'ai compris que ce serait aussi à moi de l'annoncer à celui qui n'était pas élu", rigole l'ancien portier aux trois sélections.
Fin mai 1998, lors du tournoi Mohammed V à Casablanca, Bergeroo tranche en faveur de Barthez. Il tente d'expliquer à Lama les raisons de son choix. Sans se faire entendre. "Pour lui, c'est une injustice, et dans ces cas-là, vous n'êtes pas prêt à entendre des explications, concède-t-il. Il m'a dit 'Aimé s'est trompé. Il a fait le mauvais choix'. Je lui ai dit 'ce n'est pas Aimé qui a choisi. C'est moi.' De toute façon, il faut être serein par rapport à ses décisions. Ce qui est drôle, c'est que, peu après, j'ai retrouvé Bernard au PSG..."
Mais Lama n'acceptera jamais ce statut de doublure, refusant même de jouer le match des "coiffeurs" contre le Danemark, à la fin du premier tour. "Entre Fabien et Bernard, ça a été très chaud, avoue Philippe Bergeroo. J'ai vraiment cru à un moment qu'ils allaient se foutre dessus, que ça allait en venir aux mains. Il fallait trouver des arguments pour calmer tout le monde mais ce n'était pas facile. Avec les gardiens, il y a eu une grosse partie de travail psychologique pour moi pendant ce Mondial."
Sur Barthez, Bergeroo a mille histoires à raconter. Comme ce match amical au Portugal, à Braga, en janvier 1997, où, à dix minutes du coup d'envoi, il cherchait encore ses gants, égarés dans le vestiaire. Ou cette séance d'entraînement en pleine Coupe du monde où, mal réveillé, il demande au coach des gardiens de lui mettre le ballon "en pleine tronche" dix fois de suite. "Il est dans son monde, Fabien...", sourit Bergeroo.
Bergeroo, Barthez et les petits papiers
Avant France-Italie, Philippe Bergeroo exhibe un document qu'il juge précieux : il a répertorié tous les penalties manqués au cours des deux dernières années par tous les joueurs italiens. Trois jours avant d'en découdre avec la Squadra, content de lui, il montre donc ses fiches à Barthez. "Mais Fabien m'a dit 'écoute grand, t'emmerde pas avec ça, si on va aux pénos, moi, je vais le faire au feeling.' J'avais les boules... Ça m'avait pris un temps fou, un boulot de dingue, raconte l'ancien Toulousain. J'étais tellement énervé que j'ai jeté mes fiches. Et évidemment, juste avant les tirs au but, Fabien est venu me voir et m'a dit 'bon alors, tu me les montres tes papiers !' J'étais fou..."
Mais la plus belle anecdote, celle qui dit tout de l'invraisemblable détachement du "Divin chauve" même dans les contextes les plus tendus, date du 12 juillet 1998. A l'échauffement, une heure avant la finale contre le Brésil, Barthez demande à Lionel Charbonnier de délivrer des centres bien hauts et à Philippe Bergeroo de venir au contact en jouant le rôle d'un brésilien. "Il était persuadé qu'ils allaient le tester là-dessus en début de match et il voulait se mettre en condition", dit-il.
Mais dès le premier ballon, Barthez retombe au sol et se met à hurler. Pour Bergeroo, c'est la panique. "Il gueulait 'mon genou, tu m'as cassé le genou, va chercher le docteur.' Je me dis 'putain, j'ai blessé le gardien de l'équipe de France le jour de la finale de la Coupe du monde.' Je me mets à courir pour aller chercher le toubib, et là j'entends Fabien qui m'appelle 'reviens Philippe, je déconne. On va la gagner cette Coupe du monde.' Je lui aurais bien mis un coup de pied au cul à ce merdeux. J'ai eu la peur de ma vie."
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Fabien Barthez lors de la séance de tirs au but contre l'Italie. Le sourire, magré la pression.

Crédit: Getty Images

Ce soir-là, Philippe Bergeroo dit avoir compris que rien n'arrêterait les Bleus dès la sortie du vestiaire : "Les Brésiliens ne regardaient pas les Français qui, eux, les dévisageaient. Et dans le couloir, ils gueulaient. Les guerriers étaient les Français."
Comme le reste du groupe, Philippe Bergeroo a vécu avec ce titre mondial son nirvana sportif. "C'est exceptionnel, dit-il. C'est une fois dans une vie. Avec ces souvenirs, on peut se promener dans notre mémoire. Sans en parler aux autres."
La logique aurait voulu qu'en tant qu'adjoint d'Aimé Jacquet, il lui succède. Mais c'est Roger Lemerre qui, dans l'Histoire, reste le sélectionneur de l'équipe de France de l'Euro 2000, peut-être la plus belle et la plus aboutie de toutes. Ce poste, il lui a été proposé. "Mais je n'étais pas bien à cette période dans ma vie personnelle, explique-t-il. J'étais en plein divorce. Il faut être costaud pour être sélectionneur et là, je ne l'étais pas. Ce n'était pas le bon moment." Peut-être pas le bon boulot, au fond, non plus, pour cet homme de l'ombre. Alors il assure ne nourrir "aucun regret".
"Parce qu'il appartient à la catégorie de ceux qui font plus qu'ils ne disent, Philippe court le risque de ne pas voir son travail reconnu", a dit de lui Aimé Jacquet. C'est sans doute vrai. Mais ils sont nombreux, à commencer par Jacquet lui-même, à savoir ce que cette équipe de France lui doit. Et lui, vingt ans après, continue de se promener dans sa mémoire...

Lemerre, fantaisie militaire

Né un 18 juin, Roger Lemerre a répondu un jour à un appel qui a tout changé. Dans sa vie. Dans sa patrie footballistique. C'était au cœur de l'hiver 1998. Aimé Jacquet recherchait une épaule solide sur laquelle s'appuyer alors que le grand frisson et l'échéance ultime se rapprochaient au galop. L'adjudant-chef Lemerre, sacré champion du monde militaire avec ses bidasses trois ans plus tôt de l'autre côté des Alpes, était en disponibilité, après une bonne décennie passée auprès du Bataillon de Joinville et une pige à Lens.
Le sacre romain de 1995, décroché avec Dhorasoo, Sommeil, Eloi et autres aspirants, c'était son Pont d'Arcole à lui. Le 12 juillet 1998 sera son Austerlitz. Pas dans la peau de l'Empereur. Mais dans celle d'un Jean-Baptiste Bessières, maréchal dont l'histoire a tendance à omettre le rôle majeur qu'il a joué lors de la plus brillante des batailles napoléoniennes.
Vingt ans après, à l'heure où sont célébrés les vingt-deux historiques et leur guide, Roger Lemerre reste un mystère pour le grand public. Parce qu'il a toujours entretenu un rapport contrarié avec la lumière. On pourrait s'étendre durant des heures sur son mandat de sélectionneur des Bleus et le sentiment de persécution qu'il cultivait avec la presse quand il était, globalement, traité avec les égards que méritait son équipe et une prudence qui aurait pu rendre son prédécesseur envieux, mais cela nous éloignerait du sujet et du Lemerre qui nous intéresse : celui qui a changé la destinée des Bleus sans en revendiquer une quelconque paternité.
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Roger Lemerre et Aimé Jacquet, à quelques semaines du début de la Coupe du monde 1998.

Crédit: Getty Images

Roger Lemerre est avant tout un homme de devoir. Quand il arrive dans le groupe France, alors que la dernière ligne droite est en vue, sa mission est simple et coule comme de l'eau de roche. Nommé sur les ruines du désastre bulgare, Aimé Jacquet est aux commandes depuis plus de quatre ans. Avec Philippe Bergeroo, qui le seconde, le patron des Bleus a appris de ses erreurs après un Euro 1996 que l'encadrement a terminé, comme son équipe, le souffle court. Il faut changer quelque chose pour éviter d'aller dans le mur. Ce quelque chose sera quelqu'un : Roger Lemerre.
"A l'Euro en Angleterre, on avait trop chargé au plan physique, Aimé et moi. On avait fini sur les rotules et il n'était pas question de revivre ça, surtout pour une Coupe du monde, surtout en France. On n'était pas assez nombreux. On gérait tout à nous deux sur le terrain", se remémore Philippe Bergeroo. "A la fin de l'entrainement, les joueurs de champ voulaient du rab. Ils voulaient des centres, donc il fallait que je centre. Les gardiens de but voulaient du rab aussi, donc il fallait frapper. Il nous fallait une troisième personne et Aimé m'a dit 'on va réfléchir'".
La réflexion de l'homme de Sail-sous-Couzan l'entraine jusqu'à Roger Lemerre, longtemps soldat de la DTN. Il complètera parfaitement le duo pour former un triumvirat de choc. Parce que si l'homme est parfois insaisissable, ce que la France découvrira en long, en large et en travers, quand il sera forcé de sortir de l'ombre en tant que seul maitre à bord, Roger Lemerre est un fidèle. Avec lui, pas de coup tordu. C'est à la vie. A la mort. Et Jacquet sait qu'il pourra compter sur lui. "Aimé m'a dit 'si on prend Roger Lemerre avec nous, qu'est-ce que tu en penses ?' Je lui ai dit qu'il n'y avait pas de problème pour moi", se souvient Philippe Bergeroo.
Roger Lemerre a un autre atout dans sa poche : "Roger connaissait la plupart des joueurs depuis leur passage au Bataillon de Joinville, donc c'était une bonne chose, rappelle Bergeroo. Roger s'occupait de toute la préparation athlétique des joueurs. Nous, on ne pouvait plus faire ça."
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Roger Lemerre, préparateur devenu sélectionneur, porté en triomphe après l'Euro 2000.

Crédit: Getty Images

Lecteur de Yourcenar, homme de formules et divers aphorismes qui, tenant en équilibre sur une ligne des plus ténues, flirtent régulièrement entre le sublime et l'absurde, Roger Lemerre est à la fois la carotte et le bâton des Bleus. "Il y a des moments pour mettre des coups de baguette sur les doigts, puis d'autres pour parler du bon temps qu'on vient de passer ensemble", résumait-il à l'époque. Durant le Mondial, le futur champion d'Europe et d'Afrique va faire tout cela à la fois. Et cela va changer la vie des Bleus et l’histoire du football français.
"Au départ, c'est le préparateur physique, rappelle Lionel Charbonnier. En arrivant dans la compétition, il est devenu celui qui s'occupe des blessés et de la remise en forme. Notamment Guivarch et Dugarry. Duga, on décide de le garder alors qu'on lui promettait six à huit semaines d'absence. Il s'en occupe physiquement et mentalement. Roger fait tout." Et les joueurs aiment ça. Parce que l'épaule du Normand, 57 ans alors, est solide comme du roc. Mais derrière la pierre affleure une tendresse infinie pour les hommes qu'il essaie de guider vers l'éternité.
Il n'y a qu'à revoir cette courte séquence du fabuleux "Les Yeux dans les Bleus" de Stéphane Meunier pour s'en persuader, définitivement. Assis sur des escaliers à Clairefontaine, il vient de pousser Christophe Dugarry à bout de ses limites physiques. De la violence de l'exercice qu'il vient d'infliger à l'attaquant blessé des Bleus à la voix de l'homme, douce et compréhensive, il y a un monde. "Bois un petit coup, tu as bu un petit coup ? Ça déglingue, tu n'as pas envie de vomir ?", lui demande-t-il ses yeux grands ouverts, comme pour mieux déceler la vérité dans le regard d’un Dugarry exténué. "Ah mais je sais tout moi, ajoute-t-il. Dis-moi, dis-le-moi… Tu sais pourquoi je te dis ça ? Parce que je sais que tu es allé au bout de l'effort."
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Roger Lemerre, devenu sélectionneur en 2000.

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Tout Lemerre est là. Et ce Lemerre-là va jouer un rôle essentiel durant le plus bel été de l'histoire du football français. Parce que la pièce rapportée s'avère être le chainon manquant. L'adjoint d'Aimé Jacquet, qui a passé du temps à la DTN, est son parfait alter ego. Quand le sélectionneur des Bleus est la rigueur incarnée, l'ancien international français (6 sélections) est celui avec qui on rigole, que l'on ose mettre en porte-à-faux le jour où Jacques Chirac vient déjeuner au château de Clairefontaine. Et qui s'exécute en racontant la blague la plus graveleuse que l'on peut décemment sortir à table, face à un chef d'Etat.
L'adjudant-chef Roger Lemerre aime poser des barrières. Mais adore les franchir. Et les joueurs, corsetés à Clairefontaine pendant près de deux mois, se régalent de ce décloisonnement quotidien. "Il était très intéressant dans l’animation et l'enthousiasme qu'il mettait dans les séances d'entrainement, nous a confié Bixente Lizarazu. Il était le parfait complément d'Aimé. Aimé était très rigoureux, avec un discours très maitrisé et précis et lui avait l'enthousiasme, une petite folie, voire une grosse qui nous amusait bien, il arrivait à mettre de la rigolade dans des séances d'entrainement dures."
Là, sur le pré, les longs discours se transforment en onomatopées et en séances de chambrage grandeur nature. "Il n’hésitait pas à nous remettre en place, avec humour", rappelait Emmanuel Petit il y a peu sur l'antenne de RMC. "Je pense que c'est important de s'entrainer très sérieusement mais dans la bonne humeur, ajoute Lizarazu. En même temps, il ne fait pas que ça parte en c… ou que ce soit la foire. Il faut être sérieux et faire le boulot. Si ç'est la foire, ce n'est pas possible. Roger, c'était le parfait équilibre : on avait la rigueur d'Aimé, d'un côté, et sa fantaisie, de l'autre. Dans ce binôme, il y a de la complémentarité pour que tout se tienne. C'est fragile une équipe, surtout en cercle fermé et longtemps ensemble. Il faut maitriser les équilibres". En six mois, Roger Lemerre aura été le poids qui aura réussi le tour de force de stabiliser la balance tout en la faisant pencher du bon côté : celui de l'éternité.
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Roger Lemerre, le 12 juillet 1998, avec Barthez, Thuram et Pires.

Crédit: Imago

José Alegria, le privilégié

"Prends-là, José. Toi aussi tu l'as gagnée, cette Coupe du monde". Il est environ minuit et demi, ce 12 juillet 1998, quand Aimé Jacquet entre le premier dans le car de l'équipe de France, garée dans le parking du Stade de France. Il plane, Aimé. Depuis près de deux heures, les Bleus sont champions du monde. José Alegria, le chauffeur de la sélection tricolore, est déjà en place, prêt à ramener les nouveaux maîtres de la planète football à Clairefontaine, pour un trajet qui s'avèrera épique. Lui, si discret, qui a toujours pris soin de rester à sa place, ne peut résister.
"Quand Aimé est entré dans le car, raconte-t-il vingt ans plus tard, je lui ai demandé si je pouvais toucher la Coupe du monde." Le patron a dit oui. "J'ai pris une photo, j'ai une photo dans le parking du Stade de France dans le car avec la Coupe du monde. Pour le fan de foot que j'étais, le footballeur amateur, c'était dingue. J'ai touché la Coupe du monde. Même Cristiano Ronaldo ne l'a pas encore touchée ! J'ai des frissons rien que d'y repenser." Des chauffeurs de car, il y en a beaucoup. Des chauffeurs de car qui ont gagné la Coupe du monde, l'espèce est nettement plus rare.
José Alegria le sait, il a eu une chance folle. Il fut le lien entre eux et nous. Comme nous tous, il était un fou de foot, simple supporter de l'équipe de France parmi des millions d'autres. Mais il avait choisi la bonne profession pour les côtoyer de près pendant plus d'un mois, presque jusqu'à devenir un membre du groupe à part entière. "Avant, nous explique-t-il, j'étais le chauffeur des Espoirs quand Domenech était à leur tête. Alors je connaissais déjà certains joueurs, comme Robert Pirès. J'ai conduit les Féminines, aussi, où les gamins de l'INF pour les amener à l'école à Rambouillet."
Il naviguait donc depuis un moment dans le milieu du foot, mais ce n'est qu'en janvier 1998, lors du match d'inauguration du Stade de France, contre l'Espagne, qu'il devient le chauffeur "titulaire" des Bleus. Bon timing, à six mois de la Coupe du monde. Pendant ce Mondial, José attend chaque jour le coup de fil d'Henri Emile, l'intendant des Bleus, son relais direct tout au long de cette aventure. "J'étais toujours à leur disposition, indique-t-il. Je les déposais, je disais 'demain, à quelle heure vous voulez le car?' et j'arrivais toujours une heure avant."
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Le bus des Bleus en 1998.

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A 38 ans, il a des yeux d'enfant. Mais prend soin de rester discret, de peur de déranger : "J'entrais dans la résidence, je me servais un café, je servais un café à certains joueurs. Duga m'a dit un jour 'ah, José, tu fais barman aussi ?' Dès fois je restais un peu avec eux, quand ils jouaient au billard ou au ping-pong, mais je ne les embêtais pas. J'attendais juste qu'on parte. Quand on fait ce boulot, il faut savoir être discret et rester à sa place."
Il est néanmoins tranquillement adopté par le groupe, devient une figure familière. "Je discutais un peu avec tout le monde, poursuit-il. Même avec Zidane. Je lui demandais plein d'autographes pour des copains et un jour il a fini par me dire 'José, tu fais quoi avec ces autographes ? Tu les revends ?' Certains étaient plus discrets que d'autres, disaient bonjour mais rien de plus. Mais c'était quand même une génération assez simple. Surtout, c'était un vrai groupe. Il n'y avait pas que le foot qui les unissait. S'il y a une pomme pourrie dans un panier, elle pourrit toutes les autres. Là, il n'y avait pas de pomme pourrie."
La pomme dont il se sent le plus proche, c'est Pirès, d'origine portugaise comme lui et qu'il connaissait depuis plus longtemps que les autres via les Espoirs. Robert n'avait pas encore musclé son jeu, mais le cœur, oui. Après la victoire contre le Paraguay, il lui a offert le maillot qu'il portait lors de ce huitième de finale. Cadeau inestimable.
Autre privilège, José Alegria a pu assister aux matches des Bleus en tribunes. Presque tous les matches. "Il n'y a que la finale que je n'ai pas pu voir, M.Verbekke n'avait pas pu m'avoir de billet, il était gêné", dit-il. Il regarde donc le match à la télé, dans une salle réservée aux chauffeurs. Puis il a craqué. "Je voulais le voir en vrai ! Je suis monté tout en haut du stade. J'essayais de voir derrière la grille. Ensuite je suis descendu pour essayer de venir sur la pelouse. Ils ne voulaient pas me laisser passer. J'ai dit 'mais je suis le chauffeur de l'équipe de France !' Laissez-moi voir la fin !" Il finira par entrer et s'installera dans les escaliers, juste à temps pour voir le but d'Emmanuel Petit.
Ce 12 juillet, c'est la journée la plus folle de sa vie de chauffeur. Une après-midi délirante, puis une nuit de folie. "Quand je suis arrivé à Clairefontaine pour aller les chercher, j'ai vu déjà qu'il y avait énormément de monde, se souvient José Alegria. C'était un peu la galère. Je n'avais pas de motards, rien. J'ai roulé tout doucement et j'ai fini par entrer."
Il faudra plus de trente minutes au car des Bleus pour effectuer les quelques centaines de mètres qui séparent le Centre National du Football de la sortie du village des Yvelines. "Dans le staff, rigole aujourd'hui le chauffeur, certains ont commencé à s'inquiéter. Ils me demandaient si on allait arriver à l'heure au stade. On voyait du monde partout, à chaque croisement, les gens s'étaient massés pour voir passer les Bleus."
Après la finale triomphale contre le Brésil, le retour vire au grand n'importe quoi. Dans le car, d'abord. "Ils n'ont pas arrêté, Boghossian et Candela mettaient de la musique, évoque-t-il. Ça chantait, ça hurlait, ça tapait dans tous les sens. C'était génial cette ambiance." Une fois arrivé à Clairefontaine, José réalise que, malgré l'heure tardive, la foule est plus dense encore que l'après-midi. Les gendarmes demandent au chauffeur de prendre une route détournée, et non celle qui monte vers l'entrée du CNF, noire de monde. Aimé Jacquet s'y opposera. "Ces gens sont là pour nous José, alors si tu te sens d'y aller, on y va !", lance le sélectionneur.
Trois-quarts d'heure plus tard, le car atteint enfin l'entrée. "Il y a quand même eu deux trois motards qui nous ont escortés, explique-t-il. Si vous voyez des films de ce jour-là, je suis toujours l'œil sur la route, je suis concentré. Il y avait un peu de stress, j'avais peur que quelqu'un tombe sous les roues. Ce ne sont pas des conditions normales pour circuler." C'est le lendemain, en revoyant les images, que José Alegria aura vraiment peur : "C'est quand même un miracle qu'il n'y ait pas eu un seul blessé". Le chauffeur est comme l'arbitre. Si personne ne parle pas de lui à la fin, c'est qu'il a été bon.
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Le retour à Clairefontaine, le 12 juillet, un moment épique.

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Il le savait, de toute façon, José, que toute cette histoire se terminerait bien. Il l'avait dit à Henri Emile, juste avant le début de la Coupe du monde. Quelques semaines plus tôt, c'est lui qui a conduit les joueurs et le staff de l'Inter Milan au Parc des Princes pour la finale de la Coupe UEFA, remportée 3-0 par les Nerazzurri contre la Lazio. "Je lui ai dit que c'était un car porte-bonheur et qu'il y avait déjà eu une coupe dedans." Il y en aura d'autres, puisque Alegria sera aussi le chauffeur du Real Madrid en 2000 au Stade de France pour la finale de Ligue des champions contre Valence. 3-0, là encore. Le score fétiche de José pour les finales à Paris...
Au-delà des titres et de cette Coupe du monde, il a des souvenirs qui n'appartiennent qu'à lui. Comme ce mercredi soir où, après un match amical, son car s'est transformé en... taxi privé. "Souvent, raconte-t-il, après les matches amicaux, les joueurs repartaient directement chacun de leur côté. Moi, je restais toujours, au cas où. Un soir, je ne sais plus après quel match, Lilian Thuram est arrivé. Lui restait le soir à Paris. Je l'ai ramené tout seul dans le car."
José Algeria a stoppé sa "carrière" de chauffeur des Bleus après l'Euro 2000. Un dernier triomphe. "Je suis venu les chercher à Roissy, dit-il. Je les ai amenés sur les Champs, à l'hôtel de Ville." Après, il a ouvert un bar-restaurant, puis une entreprise de dépannage en région parisienne.
Lui aussi a pris 20 ans depuis cet été paradisiaque. Mais il fait partie du groupe à jamais. Même s'il a gardé peu de contacts ("à part Robert et Riton", précise-t-il, à savoir Pires et Emile), beaucoup ne l'ont pas oublié. Il en a eu la preuve le mois dernier. A l'occasion du match France 98 – FIFA 98 organisé à Nanterre, c'est Youri Djorkaeff en personne qui a tenu à sa présence. "C'est lui qui a dit à Henri Emile qu'il fallait absolument que je sois là, confie-t-il, ému. Je suis venu à 17 heures à la Concorde au rassemblement. Je suis monté dans le car avec eux. Ils m'ont embrassé. Quand Youri m'a vu, il m'a dit 'José, super, merci d'être venu'. Oui, ça m'a vraiment touché, ça m'a redonné des frissons." Le temps d'une soirée, José Alegria a renoué le fil d'une histoire qui n'appartient qu'à lui, mais qui est un peu notre rêve à tous.
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12 juillet 1998 : La folie dans le bus des Bleus, de retour à Clairefontaine après la finale.

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