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Football - La Premier League envoûtée par le mirage de la cryptomonnaie

Philippe Auclair

Mis à jour 10/02/2022 à 18:28 GMT+1

"Chaîne de bloc", "jetons de fans". Voilà des termes qui deviennent de plus en plus familiers dans le championnat d'Angleterre, dont une grande majorité des clubs sont devenus partenaires de sociétés qui ont fait de la cryptomonnaie leur business. Un monde qui reste, toutefois, encore très flou. Avec les dérives que cela comporte...

Arsenal Socios.com

Crédit: Getty Images

Il y a deux ans à peine, le mot même de blockchain ("chaîne de blocs") ne faisait pas partie du vocabulaire des acteurs du football. Aujourd'hui, cette technologie les a à ce point conquis que les sociétés qui l'offrent, particulièrement sous la forme de "jetons de fans" (fan tokens) sont devenues le partenaire commercial numéro 1 des clubs de Premier League, dont dix-huit sur vingt ont désormais des accords de partenariat en place avec elles. Manchester United est le dernier en date de ces clubs à s'être joint à la danse, en signant un contrat d'une valeur de 24 millions d'euros avec la compagnie américaine Tezos, dont le nom figurera bientôt sur les maillots d'entraînement de Cristiano Ronaldo et de ses coéquipiers.
La place manque ici pour expliquer de quoi exactement il est question, ce qui constitue d'ailleurs une partie du problème, voire le problème tout court. Qui, parmi les supporters qui se laissent tenter par l'offre de "jetons de fans" sur des plateformes telles que socios.com, comprend vraiment les règles du jeu dans lequel ils sont devenus des pions ? Ce n'est pas faire injure à leur intelligence que dire : presque aucun. Ce nouveau crypto-monde est impénétrable pour les non-initiés. Le jargon utilisé par ses promoteurs constitue un masque plus qu'une tentative d'explication : cryptomonnaie, chaîne de blocs, DAOs, jetons non-fongibles, Web3… comment s'y retrouver dans cette brousse verbale ? Parle-t-on d'outils de participation ? De spéculation ? De la glu sur laquelle les gogos viendront se percher ?
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Manchester City et la crypto

Crédit: Imago

On dira qu'il n'est pas nécessaire de comprendre les principes d'un moteur à explosion pour acheter une voiture et s'en servir. La différence est qu'ici, d'une certaine manière, le mode d'emploi des crypto produits proposés aux fans de football constitue leur essence, ce qui ne saute pas aux yeux quand on lit les descriptifs publiés sur les sites des clubs. Qu'achète-t-on exactement lorsqu'on achète ces jetons ?

Monétiser la loyauté des supporters

A en croire ce que disent les clubs de PL eux-mêmes, posséder de tels jetons permet aux fans de participer plus activement à la vie de leur équipe. On les consultera sur la couleur du troisième maillot, ou sur la musique à jouer sur la sono du stade à la fin des matches. Plus ils auront de jetons dans leur portefeuille, plus leur voix comptera, exemple d'une "démocratie" dans laquelle acheter les votes est non seulement licite, mais encouragé; et plus ils auront de chance de gagner les lots proposés - la chance de suivre une rencontre depuis une loge VIP, par exemple, ou une paire de gants signés par leur gardien de but. Mais pour le club lui-même, et pour la "plateforme d'engagement" à laquelle il s'est associé, le jeu est autre. Il s'agit de monétiser la loyauté des supporters.
Dans le cas de socios.com, actuellement partenaire crypto de six clubs de Premier League (*), ces "jetons de fans" ne peuvent être acquis en se servant de devises traditionnelles telles que dollars, livres ou euros, mais en payant en cryptomonnaie, en "chiliz" en l'occurrence, ce qui signifie que quiconque se joint au bal soutient le cours de cette cryptomonnaie. Les jetons eux-mêmes sont cotés sur les marchés de cryptomonnaies et constituent donc un "investissement", un terme qu'on n'emploiera qu'avec des guillemets au vu de leur performance, laquelle est catastrophique, quels que soient les résultats du club impliqué dans l'aventure. Au bout du compte, ces jetons n'ont pas vraiment beaucoup plus de valeur - fiduciaire - que les faux doublons de pirates qu'on se voyait offrir dans les stations-service après avoir fait le plein dans les années 1970.
C'est ainsi que la valeur d'échange du jeton de Manchester City (CITY) est passée de presque 35 dollars lors de son émission en mai 2021 à un peu plus de 10 dollars aujourd'hui. Cela n'empêche pourtant pas socios.com et autres plateformes du même type de continuer de présenter leur produit comme un avoir sur lequel on peut spéculer. Le cours du chiliz est quant à lui passé d'un maximum de 0,77 dollar en avril 2021 à 0,22 dollar dix mois plus tard. Pour ceux qui auront placé leurs mises d'entrée de jeu, cela en valait la peine. Pour les autres, c'est plus douteux.
En l'absence presque totale de réglementation dans ce domaine au Royaume-Uni, la porte est grande ouverte pour des opérateurs pour le moins douteux, qui se retirent de la scène aussitôt que le cours du crypto produit qu'ils ont proposé aux supporters s'est effondré. Eux auront empoché la mise et disparu de la circulation. MiniFootball, une cryptomonnaie américaine qui avait obtenu le soutien de joueurs comme Thiago Silva et Sergio Busquets, vit son cours perdre 5000% de sa valeur en moins de six mois. Son directeur exécutif, Andy McKenzie, s'est évanoui dans la nature depuis. Job done ! De la même façon, MuslimCoin, une cryptomonnaie conçue spécifiquement pour des acheteurs musulmans (assuraient ses créateurs, connus uniquement par leurs prénoms), promue par Riyad Mahrez (lequel effaça ensuite ses messages de promotion), a vu sa valeur chuter de deux tiers en un mois.
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La hantise de rester sur le quai

Certains clubs, et pas des moindres, se sont brûlé les doigts en s'associant à des plateformes qui, soit n'existaient pas vraiment (3Key, dans le cas de Manchester City, objet de cette chronique), soit ont fait 'pschitt' (IQONIQ, ancien sponsor de l'OM, entre autres) sans payer leur dû. Cela n'a pas échappé aux fans de Crystal Palace, nouveau partenaire de socios.com après la dissolution d'IQONIQ, lesquels ont réservé un accueil des plus tièdes au tout récent lancement du "jeton" des Eagles ($CPFC). Seulement 19 000 des 200 000 jetons offerts (à 2£ pièce) ont trouvé preneurs.
Pourquoi, alors, cet appétit inassouvi parmi les clubs de PL ? L'argent, évidemment. Dans un écosystème frappé de plein fouet par la pandémie, il est difficile de claquer la porte au nez de nouveaux partenaires qui mettent des millions sur la table, comme Tezos l'a fait pour Manchester United. Qui plus est, les nouvelles réglementations que le gouvernement britannique entend mettre en place - croit-on - pour mettre un frein à la présence des sites de paris en ligne sur les maillots et dans les stades des clubs de Premier League pourrait bientôt priver ceux-ci d'une source de revenus considérable, et ceux ne sont pas les remplaçants qui se bousculent au portillon. Il y en a un tout trouvé, pour qui l'attrait global du championnat d'Angleterre constitue le meilleur des arguments de vente.
Ces clubs sont aussi hantés, comme certains de leurs supporters, par la hantise de rester sur le quai quand le train quitte la gare, une peur pour laquelle les Anglo-saxons ont forgé l'acronyme FOMO (fear of missing out), et qui n'est pas nécessairement la meilleure des conseillères. Si seulement ils avaient acheté du Bitcoin au bon moment (mais pas en novembre dernier, depuis quand la star des cryptomonnaies a perdu plus du tiers de sa valeur face au dollar), ils n'en seraient pas à courir après tout ce qui peut ressembler à un investisseur. Pourquoi ne pas vendre le droit de choisir la couleur d'un maillot, alors, en faisant miroiter des gains qui, jusqu'à présent, n'existent que dans l'imagination des vendeurs, et dans les poches de ceux qui initièrent cette ruée vers l'or, version numérique et chaîne de blocs ? Tant qu'il y aura des acheteurs...
(*) Arsenal, Everton, Manchester City, Aston Villa, Crystal Palace et Leeds.
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