Ce paradoxal Sheriff

Jeudi, l'Olympique de Marseille se rend à Tiraspol, capitale de la Transnistrie. La quoi ? La Transnistrie, un pays qui n'existe pas juridiquement, coincé entre la fleuve Dniestr et l'Ukraine, peuplé en majorité de Russes, rattaché à la Moldavie par les Soviétiques en 1924, et dont la guerre d'indépendance menée en 1992 contre les Moldaves s'est soldée par une victoire militaire, mais une défaite politique puisque la région séparatiste n'est reconnue par personne, pas même par la Russie qui assure sa sécurité.

Si les joueurs phocéens pourront jouir du confort des hôtels et des installations sportives de Tiraspol, d'un niveau rarement vu dans toute l'Europe de l'Est (200 millions de dollars le complexe sportif tout de même), sans même de soucier de l'endroit où ils sont tombés, les plus vieux journalistes présents se demanderont peut-être s'ils ne sont pas revenus 30 ans en arrière à couvrir un déplacement contre le Lokomotiv Moscou ou le Dynamo Dresde.

Car la Transnistrie, cette petite bande de terre de 500 000 habitants, est probablement la dernière république soviétique au monde, un endroit où l'on ne se précipite pas sur des t-shirts vintages CCCP très prisés par la jeunesse occidentale, où le marteau et la faucille ornent encore le drapeau national, où le Parlement se nomme Soviet suprême, où la police pratique le racket sur les rares et inconscients étrangers qui se présentent au poste frontière, où le temps semble s'être politiquement figé en 1990, bien que la perfusion russe la rende économiquement plus avancée que le reste de la Moldavie.

Dans cet endroit où la politique est présente partout, le club de football phare ne pouvait pas y échapper. La compagnie mère du club, Sheriff, a été créée par Viktor Gushan, un ancien du KGB. Elle fait dans l'agro-alimentaire, les médias, le téléphone, et avait toujours assuré de son soutien le président Igor Smirnov, lâché par le Kremlin et battu aux élections en décembre dernier après 20 ans de règne sans partage.

Le Sheriff Tiraspol, fondé en 1997, est donc un club très riche à l'échelle moldave, ce qui lui permet de dominer outrageusement le faible championnat moldave depuis plus de dix ans, et d'être une véritable tour de Babel avec des Serbes, des Africains, des Sud-Américains, des Russes, un nouvel entraîneur roumain payé à prix d'or, et même quelques Moldaves ici et là.

Le paradoxe est donc amusant: c'est le club-vitrine d'une région séparatiste, la Transnistrie, qui représente l'Etat dont elle veut se détacher, la Moldavie, sur la scène européenne du football. Un compromis obligé qui met les autorités du club et de la province devant leurs propres contradictions quand d'un côté le club, par ses résultats, dispute de plus en plus de matchs de coupe d'Europe suscitant la curiosité, et de l'autre la communication du club, qui consiste simplement à ne pas en avoir, refusant systématiquement les demandes d'interviews, de reportage, comme le journaliste de New York Times James Montague l'a encore expérimenté il y a quelques jours, se heurtant à un mur de silence typique de l'époque soviétique sur tous les aspects autres que le purement sportif.

Les joueurs du club, eux, à l'instar du Serbe Aleksandar Pesic, international espoir débarqué cet été, sont aux anges de pouvoir jouer dans un cadre aussi luxueux pour plus d'argent que n'importe quel club polonais, roumain ou bulgare pourrait offrir. Les joueurs et le staff marseillais partageront le même avis, sûrement surpris de trouver d'aussi bonnes installations dans un endroit aussi improbable. Les journalistes français eux-mêmes n'y verront que du feu dans la tribune presse s'ils n'ont pas la curiosité de s'aventurer hors de leur hôtel sans guide. Mais pour une vraie immersion dans la réalité de la Transnistrie, il faudra attendre la fin de la Guerre froide.