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Mercato – Salaires impayés, joueurs écartés... la Turquie n’est pas forcément l’Eldorado tant espéré

Johann Crochet

Mis à jour 08/08/2019 à 14:00 GMT+2

Dans le sillage de l’emballement du marché des transferts et de nouveaux horizons à découvrir, le championnat turc figure en bonne place des terrains exploités par les joueurs français et francophones. Si le pays possède de sérieux arguments, le football local regorge pourtant d’expériences très particulières. Ricardo Faty, Thomas Heurtaux et Landry Nguemo en témoignent.

Ricardo Faty (MKE Ankaragücü) en octobre 2018

Crédit: Getty Images

Entre l’immense compétitivité des quatre grands championnats européens et les offres alléchantes de destinations plus lointaines comme les pays du Golfe ou la Chine, les joueurs de football ont une grande variété de choix pour leur carrière. Les expériences d’André-Pierre Gignac au Mexique, d’Ola Toivonen en Australie ou de Daniele De Rossi en Argentine peuvent en témoigner.
La Turquie est parmi les destinations qui allient confort financier et compétitivité sportive. Encore faut-il ne pas s’embarquer dans des galères dont il est parfois compliqué de s’extirper. Trois joueurs évoluant ou ayant évolué en Süper Lig reviennent pour Eurosport sur leurs expériences pas toujours simples. Ricardo Faty, Thomas Heurtaux et Landry Nguemo ont connu le meilleur et le pire.

Ambiance, cadre de vie et contrats alléchants

Une expérience de vie agréable et enrichissante. Voilà qui résume assez bien ce que nos trois joueurs ont pu rencontrer lors de leur séjour en Turquie. Le cadre de vie est un élément important chez de nombreux footballeurs et le championnat turc a de sérieux arguments à faire valoir. "Le contact avec les gens est facile et la vie avec les enfants est agréable", témoigne Ricardo Faty.
Le milieu Landry Nguemo a trouvé dans ce pays des similitudes avec ses racines africaines : "Le cadre de vie est magnifique. Ça me faisait penser à l’Afrique. C’est relax et décontracté. Rien n’est grave. Un mec peut te dire ‘rendez-vous à 11 heures’ et n’arriver qu’une heure plus tard, tranquille. Pour eux, c’est normal. Tout est un peu comme ça. Ça me plaisait bien." La capitale Ankara, Istanbul ou encore les villes côtières comme Antalya et Izmir offrent des environnements chaleureux, entre tradition orientale et ouverture sur l’occident.
La passion des Turcs pour le football est un autre motif de séduction pour les dirigeants, qui n’hésitent jamais à mettre en avant cet engouement de leurs supporters auprès de leurs nouvelles recrues. Ce n’est pas un mythe : les stades turcs offrent un spectacle détonnant. "Les stades sont au top, beaucoup sont neufs et il y a toujours une grosse ambiance avec des supporters chauds, confirme Thomas Heurtaux. Ce n’est pas que les grands clubs. Nos supporters à Ankaragücü sont très bons et bruyants." Qui n’a jamais frissonné devant les vidéos d’accueil des nouvelles recrues dans les aéroports turcs ou lors du départ de joueurs très appréciés ?
Enfin dernier argument, et pas des moindres, les belles offres contractuelles que peuvent recevoir les joueurs pour signer en Turquie. La décision ne se fait pas forcément uniquement sur cet aspect mais c’est un critère important. "J’avais en tête, peut-être pas si jeune, d’aller jouer en Turquie et découvrir ce pays, explique Faty. Mon frère (Jacques Faty, ndlr) y a évolué, des amis comme Demba Ba et Moussa Sow jouaient là-bas, je voyais les grosses ambiances, je suis de confession musulmane et vivre en Turquie me tentait... tout ça m’a donné envie d’y aller." "
"Puis, je me suis dit que si je n’arrivais pas à taper dans les grands clubs européens, alors je pouvais y aller sans regret, poursuit Faty. Et quand l’offre de Bursaspor est arrivée, ça a fini de me convaincre. En gros, un contrat de trois ans et un salaire net doublé par rapport à ce que je gagnais au Standard de Liège." Thomas Heurtaux évoque lui "un très bon salaire sur un contrat de trois ans", en plus de la présence de son ami Alessio Cerci à Ankaragücü. Mais si les propositions sont alléchantes, l’expérience peut vite tourner au gouffre financier.

Salaires impayés et retard de paiement : un sport dans le sport

La réputation du championnat turc à propos des salaires impayés n’est plus à faire. "Je m’étais renseigné sur le championnat turc et je savais que les clubs payaient toujours avec du retard et j’avais même misé sur 3-4 mois de retard", précise Thomas Heurtaux. De fait, nos trois témoins ont tous connu des retards de salaire, que ce soit à Ankaragücü, Bursaspor ou Kayserispor.
Heurtaux est en train de résilier son contrat avec le club d’Ankara alors qu’il n’est plus payé depuis neuf mois. "La patience a des limites, on a envoyé trois lettres à la FIFA, ils n’ont jamais rien fait, explique l’ancien défenseur de l’Udinese. Je ne peux pas faire plus que ça. En France, c’est réglementé et précis. En Italie, les clubs peuvent avoir deux mois de retard et c’est légal. Même des gros clubs ont parfois un peu de retard. Deux mois, tu peux t’arranger, mais, là, dans mon cas, on est à 9 mois d’impayés.
"Le pire, c’est que ce n’est même pas une question d’argent à la base car j’ai heureusement dix ans de carrière derrière moi. J’ai joué en Ligue 1 et Serie A donc j’ai gagné de l’argent, mais en fait, ce qui me gêne, c’est l’absence de respect pour le joueur et la personne que je suis, détaille-t-il. J’aurais préféré qu’ils me disent ‘on ne veut pas de toi, on va résilier ou trouver un accord et c’est terminé’, mais en fait ils ne communiquent pas. Je suis donc en train de dénoncer leurs manquements au contrat signé en août 2018."
A partir du moment où tu es écarté du groupe professionnel, tu peux oublier tes salaires
A Bursaspor, Ricardo Faty accumule jusqu’à trois mois de salaires impayés. A Ankaragücü, cela monte à cinq mensualités. Le milieu franco-sénégalais envoie un courrier à la FIFA en janvier, puis reçoit finalement ses salaires. Rebelote en mai, mais il va cette fois-ci au bout de la procédure avec l’instance mondiale du football et il rompt son contrat avec le club turc.
Si Landry Nguemo n’a lui pas eu de problème de paiement à Akhisar, son passage à Kayserispor est plus tumultueux : "A partir du moment où tu es écarté du groupe professionnel, tu peux oublier tes salaires. On était une dizaine dans ce cas et on n’était donc pas payé. De août à décembre 2017. Cinq mois sans salaire. J’ai alors fait une procédure à la FIFA pour casser mon contrat et pouvoir partir gratuitement."
Trois joueurs et trois fins identiques : un contrat rompu après avoir entamé les démarches avec la FIFA. Cette procédure peut durer entre un et trois ans et doit garantir aux joueurs de toucher leurs salaires, sauf si le club fait faillite entre-temps. Dix-huit mois après son départ de Kayserispor, Nguemo n’a toujours pas touché ses salaires dus par le club turc. L’affaire est toujours en cours de traitement, nous a-t-il précisé avant de revenir sur cette stratégie : "Les dirigeants savent qu’avec les procédures à la FIFA ils devront payer, mais tu peux attendre 2 ou 3 ans avant de recevoir l’argent. Et peut-être qu’à ce moment là, il y aura un nouveau président et c’est lui qui devra s’acquitter de la dette. C’est un business."

Instabilité économico-sportive

Les clubs turcs vivent au-dessus de leurs moyens. Ce n’est pas une simple observation ou déduction, mais une affirmation de la fédération turque de football (TFF) qui a annoncé en janvier dernier un grand plan de restructuration de la dette des clubs turcs, évaluée à 1,7 milliard d’euros, dont 86% étaient détenus par les seuls Galatasaray, Besiktas, Fenerbahce et Trabzonspor. Les dirigeants dépensent beaucoup trop d’argent, parfois poussés ou portés par la pression populaire qui exige des stars et des résultats immédiats. La dévaluation régulière de la livre turque n’aide pas non plus les clubs qui payent les transferts et les salaires des joueurs étrangers en euros.
L’instabilité n’est pas seulement économique en Turquie. Sportivement, la valse des dirigeants, des entraîneurs et donc des joueurs est spectaculaire et ancrée comme une habitude dans la gestion des clubs. "Les dirigeants turcs, comme les supporters, sont très impatients, confirme Landry Nguemo. Ils veulent rapidement des victoires. Dans le cas contraire, tout peut changer du jour au lendemain. Pour preuve, la venue d’un nouvel entraîneur dans une équipe est souvent annonciatrice d’une forte restructuration de l’effectif." L’ancien milieu de terrain des Girondins de Bordeaux a connu trois techniciens en moins d’un an à Kayserispor.
Après quatre années en Turquie, Ricardo Faty a aussi de nombreuses anecdotes à ce sujet. L’une des dernières remonte à la fin de l’année 2018 et aux semaines suivantes. "Notre coach, Hakan Keles, démissionne avant la trêve car il était en conflit avec les dirigeants, développe l’ancien milieu de la Roma. Le nouvel entraîneur, Bayram Bektas, fait le dernier match de 2018 et part ensuite en plein milieu du stage de janvier qu’on faisait à Antalya lors de la trêve hivernale. Arrive donc, pendant le stage, le troisième technicien de la saison, Mustafa Kaplan En l’espace d’un mois, on a eu trois coaches. Et en plus, le directeur sportif a lui aussi démissionné en fin d’année."
L’instabilité touche également les joueurs. En l’espace de quelques mois, un footballeur peut passer de titulaire indiscutable à un élément indésirable sans la moindre explication. En Turquie, sans doute plus qu’ailleurs, le joueur est une marchandise financière. On recrute, on prête et on écarte comme on achète et on vend des actions à la bourse de New York.

"Mettre des joueurs à l’écart fait partie de leur culture"

La mise à l’écart a touché de nombreux Français ou joueurs francophones ayant évolué en Turquie. A nos trois témoins peuvent s’ajouter Ali Ahamada (à Kayserispor), Aatif Chahechouhe (à Fenerbahce), Cheick Diabaté (à Osmanlispor) et bien d’autres. L’idée derrière ce procédé est de faire craquer les joueurs et les voir rompre leur contrat sans leur verser immédiatement des indemnités, le tout devant passer devant la FIFA avec une procédure, comme expliqué au préalable, pouvant prendre jusqu’à trois ans.
Ricardo Faty et Thomas Heurtaux ne s’attendaient pas à être mis à l’écart en janvier dernier. "Au début, tout se passe bien, je suis titulaire, je marque même des buts (3 en 18 titularisations, ndlr), et franchement je réalise mes six meilleurs mois en Turquie", précise le milieu franco-sénégalais. Blessé à un mollet, Thomas Heurtaux rate une bonne partie de la phase aller du championnat turc. Mais en janvier, il met les bouchées doubles pour rattraper ce retard : "Avec Alessio Cerci, on a fait venir à nos frais un préparateur personnel. C’est un des meilleurs d’Italie. Il a vécu un mois avec nous, mais vu qu’on a été écartés, il a arrêté car pour lui ce n’était pas motivant. De toute façon, on n’allait pas jouer."
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Heurtaux, à gauche, lorsqu'il jouait en Serie A (à Udinese) - 2014

Crédit: Eurosport

Titulaire contre Galatasaray à la reprise le 19 janvier, Heurtaux apprend sur les réseaux sociaux deux semaines plus tard qu’il est écarté. "Début février, je suis à la maison avec mon pote Alessio Cerci et il me dit qu’il n’est pas convoqué pour le match contre Trabzonspor et que ça ne sent pas bon, raconte le défenseur central. Je lui dis ‘Tu vas voir, on ne sera pas dans la liste des joueurs inscrits pour la seconde partie du championnat’." La prophétie se révèle exacte. Les deux joueurs apprennent donc qu’ils ne sont pas qualifiés sur Internet. Personne au club ne leur annonce cette décision.
Entre temps, Ankaragücü a fait signer 11 nouveaux joueurs lors des trois derniers jours du mercato hivernal. Parmi eux, de nombreux joueurs étrangers : deux Argentins, un Polonais, un Grec, un Jamaïcain, un Russe, un Malien, un Congolais, un Croate et un Américain. Or, le règlement du championnat local est clair : les clubs turcs peuvent enregistrer un maximum de 28 footballeurs dont 14 étrangers. Certains joueurs présents en début d’année en font donc les frais. Il y a Ricardo Faty et Thomas Heurtaux, mais aussi Alessio Cerci et le gardien suédois Johannes Hopf, rejoints par quelques Turcs.
Il nous propose même d’être en vacances le temps de trouver un contrat ailleurs
A Kayserispor, Landry Nguemo a constaté et regretté la même absence de communication avec en plus une partie de poker menteur. "Avant la reprise en juillet 2017, j’avais eu vent que les dirigeants voulaient m’écarter, explique-t-il. Mais je fais les entraînements et ça se passe bien avec le coach. Après deux semaines de préparation, on a deux-trois jours de libre et le directeur sportif en profite pour dire à une dizaine de joueurs, dont moi, de se trouver un nouveau club. Il nous propose même d’être en vacances le temps de trouver un contrat ailleurs. Il nous dit que le coach ne compte plus sur nous".
Nguemo n'est pas convaincu par l'argument avancé : "Ça me paraît bizarre. Je vais parler au coach et il me dit qu’il ne comprend pas, qu’il est satisfait mais que dès qu’il est arrivé, les dirigeants lui avaient annoncé que je devais partir. Le président et le directeur sportif ne m’ont jamais expliqué pourquoi j’étais à l’écart. Pour eux, cette situation est logique et ils n’ont pas à se justifier. Mettre des joueurs à l’écart fait partie de leur culture."

Vis ma vie de joueur écarté

A quoi ressemblent les journées des joueurs mis à l’écart du groupe professionnel ? "Le club a créé un groupe d’exclus avec un autre programme d’entraînement et en gros il a duré une semaine et puis plus rien, souffle Thomas Heurtaux. On n’avait pas de kiné, pas de préparateur, plus de coach. On a tenu quatre mois comme ça, sans pouvoir jouer, sans pouvoir s’entraîner normalement avec le reste du groupe. Cet été, je n’avais parfois même pas de ballon, pas d’équipements et pas d’eau chaude."
"Quand le groupe avait entraînement le matin, nous on y allait l’après-midi, et inversement, ajoute Ricardo Faty. On filmait même pour montrer qu’on n’avait pas d’entraîneur, une sorte de preuve de nos conditions d’entraînement."
En France, la charte UNFP permet de mettre un cadre juridique et protège les joueurs, même si certains rares écarts peuvent toujours émerger. En Turquie, c’est différent, le joueur ne bénéficie pas d’une telle protection. "On ne s’entraînait pas aux mêmes heures que le reste du groupe, on faisait des tours de terrain au centre d’entraînement, témoigne à son tour Landry Nguemo. Ils nous ont envoyé ensuite sur un autre terrain dans la ville, en dehors du club, officiellement pour ne pas polluer le groupe car ta situation ne doit pas empêcher les joueurs d’être performants. On avait juste un entraîneur pour se maintenir en forme, mais aucun préparateur ou kiné."
Les joueurs sont livrés à eux-mêmes. Ils sont sous contrat mais c’est comme s’ils n’en avaient pas. Le quotidien du sportif dépend alors de son exigence envers lui-même. "Quand tu es écarté, tu peux être en vacances, constate Heurtaux. L’année passée, on pouvait avoir des permissions pour quitter Ankara. Tout dépend donc du professionnel que tu es. C’est à toi de te gérer. Si tu ne veux rien faire, tu peux ne rien faire. Tu n’as rien à ta disposition. Mais moi, je n’ai pas lâché. L’alimentation, le sommeil, l’entraînement, j’ai tout géré. J’ai mis de la discipline dans mon quotidien. J’ai fait des séances avec un préparateur personnel, j’ai couru dans un parc et j’ai profité de la piscine et de la salle de musculation de mon immeuble."

Après la mise à l’écart, le nouveau départ

Où en sont-ils maintenant ? Thomas Heurtaux est en train de le résilier après une énième tentative, ou provocation selon le point de vue, d’Ankaragücü. "Les dirigeants m’ont proposé une somme d’argent inférieure à un mois de salaire pour que je mette fin à la procédure avec la FIFA. Ils m’ont promis de me donner le reste (les huit autres mois d’arriérés, ndlr) plus tard, mais je n’ai évidemment pas accepté, d’autant que ma contre-proposition est restée sans réponse." Il est désormais à la recherche d’un nouveau club. Et le défenseur central a faim de terrain : "Ça fait 6 mois que je suis privé de ma passion, car je suis écarté. J’ai beaucoup compensé à titre personnel avec des préparateurs et une exigence au quotidien, mais il y a eu des moments difficiles. Je n’ai pas lâché et la naissance de mon fils m’a aussi aidé."
Landry Nguemo a résilié son contrat en janvier 2018 et il évolue aujourd’hui à Kongsvinger, en Norvège où il prend du plaisir et refoule enfin les terrains. Le milieu camerounais évolue avec Ali Ahamada en Scandinavie, lui aussi écarté lors de son passage à Kayserispor.
Quant à Ricardo Faty, il a lui aussi résilié avec Ankaragücü il y a trois mois, mais a depuis entamé des discussions avec son désormais ex-club pour... resigner un autre contrat. Malgré des contacts avec d’autres formations turques, il privilégie un retour à Ankara sous conditions. Un choix autant sportif que familial, lui qui se plait tant en Turquie, malgré mille épreuves surmontées. Une preuve que le championnat turc attire autant qu’il ne repousse et que ce n’est pas prêt de s’arrêter...
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