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Ferrari, 1000e Grand Prix de F1 : La stature du Commendatore Enzo Ferrari

Stéphane Vrignaud

Mis à jour 11/09/2020 à 10:29 GMT+2

Enzo Ferrari. Fondateur de l'écurie la plus prestigieuse au monde, "Il Commendatore" - qui n'appréciait pas tellement ce surnom - fut aussi un personnage absolument unique, marquant. De ses débuts jusqu'à sa mort, en août 1988, la Scuderia a vécu à travers ses choix, ses décisions et ses humeurs. 3e volet de notre Long Format consacré à sa légende, juste avant son 1000e Grand Prix de Formule 1.

Episode 3 : La stature du Commendatore Enzo Ferrari

Crédit: Eurosport

Enzo Ferrari a hérité son titre de "Commandatore" de l'époque mussolinienne. Toute sa vie, il lui préféra celui "d'Ingeniere", sans pourtant avoir passé beaucoup de temps sur les bancs de l'école. Il la détestait et avait appris presque tout de ce qu'il savait de la mécanique dans l'atelier paternel. Il aurait aimé devenir chanteur d'opéra, il s'était consolé en faisant carrière dans le pilotage, sans jamais participer à un Grand Prix.
Doué de persuasion, il savait écouter, s'allier, décider. Trois ans après son arrivée chez Alfa Romeo, il cumulait déjà le rôle de directeur sportif. "Je n'étais pas qu'un simple pilote, dira-t-il. Je ressentais le désir ardent de faire quelque chose pour les voitures, ces créatures vivantes que j'aimais passionnément."
Bien conseillé, il réalise une prise de choix en soustrayant l'ingénieur Vittorio Jano à FIAT. Il a surtout gagné du temps et le résumer à un tel coup serait réducteur et surtout mal le connaître. A la fin de la saison 1961, une fronde secoue le repaire de Maranello comme jamais et c'est l'occasion pour lui de rappeler son autorité. Ses collaborateurs ne vivent pas toujours dans une ambiance saine, c'est vrai, et l'intrigue y est courante. La crise est latente, il en est quelque part responsable mais son tempérament n'est pas de l'admettre. Ce serait une erreur.
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D'autant que ce jour-là, le motif avancé par les plaignants est surréaliste. Le directeur technique, Carlo Chiti, entre dans son bureau avec une lettre présentant sa démission et celle de sept de ses collègues ingénieurs. Sa démarche est d'une défiance inouïe : exaspérés, les plaignants en ont assez d'être l'objet de la critique de… madame Ferrari. Carlo Chiti se sent en position de force : il a supervisé la conception des châssis et moteurs avec lesquels Mike Hawthorn a été champion en 1958, et Phil Hill en cette même année.

Dehors les putschistes !

"Laura était vieillissante, elle commençait à donner son avis sur tout, note Jean-Louis Moncet, l'un des rares journalistes français ayant toujours eu la confiance du Commandatore. Carlo Chiti demanda à Enzo Ferrari de choisir entre eux et elle. C'était une énorme connerie. Même si Enzo avait compris, il n'allait pas lâcher sa famille. Il les a foutus dehors."
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Enzo Ferrari dans l'usine Ferrari, en 1966

Crédit: Getty Images

Pour Enzo Ferrari, la porte de sortie est toujours ouverte, et il est d'autant plus à l'aise avec ce principe qu'il se l'est appliqué chez Alfa Romeo, en 1938. Et puis, il prend une autre décision radicale dans la foulée : il bombarde Mauro Forghieri, un ingénieur de 26 ans parfaitement inexpérimenté, à la tête du bureau technique regroupant les catégories Formule 1, GT et "sport prototypes". Culotté et brillant. Du Ferrari tout craché. Tant sur le fond que la forme.
C'était le 30 octobre 1961. "Je m'en souviens, c'était un lundi, racontait Forghieri, l'an dernier à Motorsport Magazine. Il m'a appelé dans son bureau et il m'a dit : 'Vous êtes maintenant responsable de toutes les activités de sports mécaniques et de tests…' Bam. Juste comme ça. Je lui ai demandé : 'Vous êtes fou ? Je n'ai aucune expérience !' Mais Ferrari m'a dit : 'Écoutez, faites juste votre boulot et je m'occupe du reste.'"
Évidemment, tout ça vaudra de tout temps, et pour les pilotes également. En 1931, il avait pris la "décision irrévocable" de laisser le volant à d'autres pour se concentrer sur son rôle de patron de la Scuderia, créée deux ans plus tôt. D'un coup, il s'était détaché du monde des sans-peur pour leur parler de l'autre côté du miroir. Les juger au gré des résultats d'un ton admiratif, sentencieux voire méprisant.
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Que pouvaient-ils lui répondre ? Il avait été des leurs et avait survécu, et c'était là peut-être plus une preuve d'intelligence que de chance. Mais, c'est vrai, ce fut avec beaucoup d'entre eux une grande incompréhension, une rancœur même pour des calibres comme Juan Manuel Fangio, John Surtees ou Niki Lauda, tous champions du monde. Enzo Ferrari considérait qu'il les payait pour foncer sans état d'âme, sans droit de regard sur ses choix, son organisation.

Chez Ferrari, Fangio-le-maestro est un vrai parano

Juan Manuel Fangio a été le premier chez Ferrari à comprendre qu'un palmarès, une aura si grande soit-elle, n'étaient rien aux yeux du Commandatore. Sacré en 1951 avec Alfa Romeo et en 1954 et 1955 avec une Flèche d'argent, il se retrouve sur le marché, Mercedes s'étant retiré de la compétition suite à la catastrophe des 24 Heures du Mans.
Enzo Ferrari appelle alors Juan Manuel Fangio chez lui, à Piacenza, ce qu'il ne fait habituellement jamais. Ce sera peut-être le premier choix guidé par le marketing dans l'histoire des Rouges. Les deux hommes ne s'entendront pas et les étoiles ne s'aligneront jamais. Il n'en restera tout au plus qu'une ligne sur leurs palmarès respectifs.
"Je pense que Fangio était déjà un champion 'arrivé', remarque Jean-Louis Moncet. Il avait déjà été sacré trois fois. L'histoire est qu'il avait un manager italien, Marcello Giambertone, proche de Ferrari mais contre Ferrari, qui lui a fait écrire et signer des trucs pas très sympa pour Ferrari. Et Ferrari lui en a voulu."
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Juan Manuel Fangio et sa Ferrari D50 au Grand Prix de Monaco 1956 - Photo de Bernard Cahier

Crédit: Getty Images

Effectivement, la bio du Maestro, "Ma vie à 300 à l'heure", n'est rien d'autre qu'un réquisitoire acide de son auteur, Giambertone, et la démonstration de la paranoïa de l'Argentin, dénonciateur d'un "sabotage" permanent. Certes, Enzo Ferrari rêvait de voir Peter Collins remporter la mise, mais cela ne suffit pas à éclairer la posture délirante du Sud-Américain, finalement couronné devant le tout-Monza après avoir abandonné et récupéré la voiture d'un Peter Collins de bonne grâce.
"En fait, il y avait un truc que Fangio ne pouvait pas cadrer : il avait toujours été habitué à avoir ses trois mécaniciens, un pour le moteur, un pour le châssis, un pour la boîte de vitesses, poursuit Jean-Louis Moncet. Là, chez Ferrari, tous les mécanos s'occupaient de sa voiture. Ça avait déjà commencé à péter le feu avec Enzo Ferrari : 'Je ne veux pas de tous vos gars. Chez Maserati, chez Mercedes j'avais trois mécaniciens', lui disait-il. Un élément sportif a compté dans tout ça : Fangio n'aimait pas trop les voitures de sport, les 290 MM, 850 Monza. La vraie rupture est ainsi intervenue, rapidement, au mois de mai, aux Mille Milles, que Fangio n'aimait pas plus... Il était parti avec la 290MM, la Ferrari plus pointue. Sous la pluie, Eugenio Castelotti, également au volant d'une 290 MM, lui avait réglé son compte. Et deux autres gars de la Scuderia, Peter Collins et Luigi Musso, l'avaient passé. Fangio a dit que cette Ferrari prenait l'eau, qu'elle ne marchait pas bien. Fangio n'aimait tout simplement pas cette course. Et il n'avait pas aimé que Castelotti lui mette 45 minutes. Donc là, ça a commencé à mal tourner. A Monza, il a réclamé la voiture de Collins et il a été champion du monde pour la quatrième fois. Puis il est parti directement chez les concurrents : Maserati."

Surtees face au patriotisme

Quelques années plus tard, Enzo Ferrari répondit, à propos des Mille Milles, que si sa Ferrari avait pris l'eau, c'était parce que les mécaniciens avaient percé deux trous dans l'habitacle pour en refroidir les freins. Tout comme dans la 290MM de son coéquipier et non moins rival italien. "Ces mêmes trous diaboliques n'ont pas empêché Castellotti de triompher."
Fangio-le-Maestro s'était lamentablement fourvoyé dans ces dénonciations de trahison, de machination, accusant Ferrari de "fourbe". Mais il fit la part des choses quelques années plus tard, et scella finalement la paix en revoyant l'homme de Modène. L'Histoire retiendra que même le mythe Fangio n'avait pas réussi à faire de l'ombre au soleil de l'Emilie-Romagne.
Juan Manuel Fangio avait eu l'imprudence d'attaquer l'équipe, et d'autre confrères capés l'apprendraient de même par la suite. John Surtees fit en 1964 un champion d'une envergure sans précédent, conquérant d'une couronne sur quatre roues après une collection sur deux roues (quatre en 500cc, sept au total). Enzo Ferrari avait déjà éprouvé pour Tazio Nuvolari une affection particulière pour les motards passés à l'automobile mais l'Histoire ne se terminerait pas aussi bien.
En effet, l'Anglais avait des vues sur la technique que l'ingénieur Eugenio Dragoni ne partageait pas. On pouvait le comprendre, c'est lui qui montait dans un bolide qu'il jugeait parfois inadapté à une époque où Ferrari se présentait sur un circuit avec des châssis et des moteurs aux caractéristiques différentes. Il arrivait à "Il Grande John" de gagner avec du matériel dont il ne voulait pas, ce qui le desservait finalement.
A ces tensions s'ajouta l'impression que son coéquipier Lorenzo Bandini était l'élu. Là aussi, c'était peut-être vrai. Mais John Surtees s'en prenait à l'institution, et à deux Italiens. Deux erreurs en regard du patriotisme affirmé du fondateur de l'entreprise.
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John Surtees, au volant de la Ferrari 158, lors du Grand Prix d'Allemagne 1964, au Nürbürgring

Crédit: Getty Images

Et puis, évidemment, il y eut le cas Niki Lauda. L'Autrichien n'avait rien fait pour plaire, au début. "A l'automne 1973, on vint me chercher pour me présenter à Enzo Ferrari, raconte-t-il, dans son livre "300 à l'heure". Je devais faire quelques tours sur la piste d'essai de Fiorano, puis donner mon avis au patron. A cette époque, je ne parlais pas encore italien. Piero Lardi, le fils de Ferrari, nous servait d'interprète.
- Qu'est-ce que tu penses de la voiture ? m'a demandé Ferrari, qui tutoyait tous ses coureurs.
- Pas grand-chose, ai-je répondu, mais Lardi m'a interrompu tout de suite :
- Tu ne peux pas dire une chose pareille.
- Pourquoi pas ? m'obstinai-je. La voiture n'a pas de direction, c'est ridicule, elle n'est pas pilotable.
- Non, dit Piero, on ne peut pas traduire ce que tu dis-là.
- La voiture est mal foutue, la direction est nulle, il faudrait modifier l'axe avant, dis-je.
- Combien de temps te faudra-t-il pour transformer la voiture en fonction des indications de Lauda ? demanda Ferrari.
- Huit jours, répondit Forghieri.
- Si dans huit jours tu n'es pas plus rapide d'une seconde, je te fous dehors, ajouta Ferrari à mon adresse.
A ce moment-là, Forghieri avait déjà pas mal travaillé sur le nouvel axe avant dont le centre de roulis était plus bas. Comme j'étais au courant de tout, le choc ne fut pas trop violent. Durant toute cette semaine, je n'ai pas quitté Forghieri d'une semelle, je l'ai surveillé nuit et jour. Résultat : le nouvel axe a fini par être assez bon pour me permettre de sauver ma peau sans effort - pour la première et certainement la dernière fois de la période Ferrari."
L'année 1974 fut une montée en puissance, une occasion manquée, en fait, de décrocher le Graal sans un peu de sens tactique, selon l'Autrichien, qui survola la compagne 1975 aux commandes d'une 312T2 merveilleuse. Malheureusement, les histoires d'amour finissent mal, en général, et 1976 marqua un point de rupture. Son abandon volontaire à Fuji, pris d'angoisse sous la pluie, alors qu'il pouvait être champion du monde, avait été jugé impardonnable par le "Vieux" comme il l'appelait, mais tout avait commencé avant.
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Suite à son accident du Nürburgring, l'Autrichien n'avait pas apprécié le "no show" de la Scuderia en Autriche et la seule voiture inscrite par Clay Regazzoni aux Pays-Bas, en sus de l'engagement précoce d'un rival taciturne, Carlos Reutemann, pour 1977. Un manque de confiance, un dommage mathématique.
La Scuderia l'avait fait plusieurs fois déjà, comme à Monaco en 1968, en guise de protestation un an après l'accident mortel de Lorenzo Bandini. Mais pourquoi cette non-décision à Zandvoort ? Toujours est-il que ses rivaux directs, Jody Schecker (Tyrrell) et James Hunt (McLaren), avaient collecté respectivement 2 et 12 points dans l'affaire. Plus que décisif à l'heure des comptes… Mais en même temps, quiconque connaissait bien Ferrari pouvait en être surpris ?
Le plus gros problème chez Ferrari, c'est la presse italienne
En représailles de cet acte manqué, Enzo Ferrari proposa à son champion d'honorer sa dernière année de contrat comme… directeur sportif. Un coup de poker décidé à la hâte, avec des conseillers. Auquel l'Autrichien répondit par un coup de bluff : il avait reçu une proposition de McLaren… Devant le refus de son champion, Enzo Ferrari désigna donc Carlos Reutemann pilote N.1 en 1977. Une brimade dérisoire à l'aune du talent de "l'ordinateur".
Non, décidemment, l'après-Nürburgring et bien d'autres choses avaient provoqué le ras-le-bol du "Kaiser". Dans une interview donnée à Johnny Rives pour L'Equipe, Lauda dressera un véritable réquisitoire à l'encontre d'un système en vigueur depuis trop longtemps. "Je respecte beaucoup Enzo Ferrari, déclare-t-il. Il a 79 ans et sait encore prendre de bonnes décisions. Mais il est mal conseillé, mal renseigné. Mes critiques s'adressent surtout à ceux qui l'influencent. Son Conseil d'administration notamment. Sans eux, tout se serait passé différemment."
"Notamment", c'était Gianni Agnelli, le PDG de FIAT. Et puis, sans qu'il ait besoin de le nommer, Daniele Audetto, décrit avec férocité plus tard dans ses mémoires comme "un garçon névrosé à la vanité puérile", avant de préciser que "son hystérie en faisait un coureur Ferrari typique". Coureur, au sens de la cour… Avant de conclure qu' "à l'ombre duCommandatore, il manquait un homme intelligent à la force tranquille". Cet homme, c'était Luca di Montezemolo avec qui il s'était si bien entendu.
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Niki Lauda, au premier plan, et Luca Di Montezemolo, derrière lui, lors du Grand Prix de Suède 1974 - Photo de Bernard Cahier

Crédit: Getty Images

Mauro Forghieri ? Ses relations avec le gourou de la technique étaient comme le yin et du yang : l'entente cohabitait avec la dispute. "Forghieri est fou mais c'est un génie, poursuivait Lauda, pour Rives. On doit accepter un génie même s'il est fou. C'est difficile de travailler avec lui, mais il a dessiné deux voitures championnes du monde. Sur ce plan, il est fantastique. Sans Forghieri, l'équipe ne serait rien."
Et de lâcher, finalement que "le plus gros problème chez Ferrari, c'est la presse italienne, une certaine presse." Niki Lauda évoque la véritable faiblesse d'Enzo Ferrari sans jeter un pavé dans la mare. Tout ceci est un dommage collatéral d'une vie qui a eu plus que sa part de tristesse. La mort de son fils Dino l'a replié sur lui-même, recentré sur la vie de l'usine et des employés qui l'animent.
Ce sont là les fondations, l'ancrage, le cœur battant de son entreprise plus que ses envoyés spéciaux sur les circuits. Au prix d'un immense sacrifice pour ce passionné : ne pas voir ses bolides en action lorsque ça compte. "Les articles de presse le frappent beaucoup. Ce qu'il en retient concerne surtout les ingénieurs. Il admet que les mécaniciens commettent des erreurs. Il ne l'admet pas de la part des ingénieurs", résume bien Clay Regazzoni à l'époque.
"Comme il recevait très peu de monde, il finit par se retrouver dans une sorte d'isolement, microcosme où il ne lui parvenaient que les informations données par ses laquais ainsi que les journaux qu'il lisait d'un bout à l'autre. Enzo Ferrari n'a jamais été en mesure de contrôler la véracité ou les intentions des articles qui lui étaient consacrés, c'est pourquoi ses coureurs, ses chefs d'équipe et ses mécaniciens vivaient constamment sous la pression des journalistes", observait Niki Lauda, pour qui tout ça ressemblait à un "cirque".
En fait, Enzo Ferrari n'a jamais assisté de sa vie à un Grand Prix du Championnat du monde. "Il venait aux essais à Monza, aux présentations des nouvelles autos de temps en temps, et point barre, se remémore Jean-Louis Moncet. Il ne sortait pas de ses frontières. Il se servait beaucoup du téléphone."
Ce que Patrick Tambay confirmait : "Les relations d'un pilote avec Enzo Ferrari passaient par des petits coups de fils au motor-home le dimanche soir. Il lui arrivait aussi d'écrire. On recevait alors une carte de visite ou une lettre sur laquelle il écrivait à l'encre couleur lavande." Mode d'expression suranné pour un règne finissant.
Piero Lardi Ferrari, le fils qu'il reconnut sur le tard, a aussi son explication sur la phobie des voyages : "Sa vie, c'était Modène, Maranello, et retour. Il ne voyageait pas. Il n'est jamais allé aux États-Unis, par exemple. Sa vie était ici. J'ai ma propre interprétation pour cela : ici, c'était son royaume. Il était le roi de Maranello et des environs. Ailleurs, il n'était pas sûr de son aura." En vérité, Enzo Ferrari n'était que trop Italien, et redoutait que son accent anglais soit moqué à l'étranger.
Et là, il l'a massacré
Et cette presse qui forme un tout, capable du meilleur comme du pire, il la connaît bien. "Lorsque Enzo Ferrari était jeune, il rêvait de devenir journaliste, rappelait Pino Allievi dans Sport Auto, à l'occasion des 50 ans de la marque. Il a débuté à La Gazzetta dello Sport en 1917, comme reporter sur des matches de football. Ainsi, pour moi, il était un constructeur journaliste, avec une excellente connaissance des médias. Il a compris la communication avec un demi-siècle d'avance. Dès les années 30, il avait lancé sa lettre interne de la Scuderia, puis une revue périodique. Il était plus facile de parler avec Enzo Ferrari qu'avec Michael Schumacher."
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Enzo Ferrari en pleine lecture d'un magazine, en 1966

Crédit: Getty Images

"Sa conférence de presse annuelle était une sorte de David Letterman Show, selon le journaliste italien, qui n'était pas de cette 'certaine presse'. Il préparait, avec son assistant Franco Gozzi, toutes les questions que les journalistes pouvaient lui poser. Il réglait ses comptes avec les menteurs, pilotes compris, sans prendre de gants."
Cet happening était autant attendu que redouté. "Il était toujours assis, se souvient Jean-Louis Moncet. Dans les dix-quinze dernières années, il choisissait lui-même les journalistes. Ceux qu'il n'aimait pas n'étaient pas invités. Dans les dernières, pour ce qui est des Français, c'était José Rosinski, Johnny Rives et moi-même. J'ai toujours comparé une conférence de presse d'Enzo Ferrari à la cour de Louis XIV. Il arrivait avec un dossier et donnait les principaux points de la saison écoulées, ce qui avait marché, ce qui n'avait pas marché. Puis il ouvrait ce dossier, et les questions commençaient, du journaliste de la Gazzetta par exemple. Il répondait à la question, et s'il n'était pas content de la question, il lui disait : 'Mais dis donc, je vois que le 15 janvier tu as écrit ça. C'est faux ! La vérité, c'est ça et ça.' Il reprenait tout le monde, tout ceux qui avaient écrit des papiers ! Je me souviens que lors d'une des dernières conférence de presse, l'envoyé spécial de Tuttosport, Adriano Costa, le concurrent de la Gazzetta, n'avait pas posé une question. Enzo Ferrari a alors ouvert son dossier et s'est écrié : 'Mais où est notre ami de Tuttosport, qui nous donne si souvent des conseils dans ses colonnes ?' Adriano Costa a répondu d'une petite voix 'Je suis là'. Et là, il l'a massacré."
"Et puis, une fois cette conférence terminée, chaque journaliste défilait pour lui serrer la main. C'est là où il était Louis XIV, parce qu'il demandait à chacun : 'Ta fille, la dernière fois, tu m'avais dit qu'elle jouait bien au golf', 'Ton fils, il faisait médecine, si je me souviens bien ?', 'Ta femme n'était pas bien portante la dernière fois qu'on s'est vu, va-t-elle mieux ?' C'était Louis XIV, et là-dessus il était formidable."
Parfois, un journaliste en prenait pour son grade sur LA question sensible, qui revenait sans cesse comme un serpent de mer. "Lors d'une conférence de presse, l'un de nous lui a demandé pourquoi il n'employait pas de pilote italien. Là, le Vieux, comme on l'appelait, s'est mis dans une colère pas possible, en expliquant : 'Quand ils ont des problèmes, sur qui croyez-vous que ça retombe à cause de vos articles ? Il l'a injurié ! Il a véritablement fait une exception pour Michele Alboreto, et il a fallu du temps. Juste avant pour Elio de Angelis également, qui n'a finalement jamais fait son essai à Maranello car il neigeait ce jour-là. Arturo Merzario, ça n'a pas duré longtemps mais il était obsédé par son pays. Autant il aurait aimé que Stirling Moss ou Jackie Stewart pilotent pour lui, autant ça ne lui plaisait pas d'avoir un pilote italien car il savait que ça allait être un peu le bordel." Michele Alboreto était le dernier rêve d'Enzo Ferrari, celui de voir un Italien couronné sur une Ferrari avant de mourir.
Ce n'était pas l'œil de Moscou mais presque
Si seulement Enzo Ferrari s'était emporté une fois par an… "Ferrari n'avait rien d'un père tranquille, c'était un grand seigneur, un dieu dont on craignait les colères", dira Niki Lauda. Autorité qui refusait d'être contesté, Enzo Ferrari était conscient de lutter contre un tempérament qu'il ne maîtrisait pas toujours avec cohérence dans l'urgence des décisions du quotidien, les méandres des rapports humains, des ego.
"Quand, au réveil, je me vois dans la glace, je ne me comprends pas moi-même", avoua-t-il un jour avec autodérision. Cette part d'insaisissable faisait partie du personnage. "Mon père était quelqu'un d'assez rude, qui criait beaucoup avec les ingénieurs, confiera son fils Piero, après la mort de son père. Nous avons eu de très bons moments avec Mauro Forghieri, par exemple, et aussi des instants très difficiles. Mon père lui mettait une énorme pression."
En quelques mots, Jean-Louis Moncet décrit effectivement une relation ambivalente entre Ferrari et Forghieri, entre attraction et répulsion. Distance et intimité. En guise de punition, le "Vieux" l'envoyait à la Production. "Il se fâchait avec lui, il le mettait au GT. Forghieri y allait puis revenait. Quand il l'appelait dans son bureau pour discuter d'un problème, ils se parlaient en patois pour que les autres ne comprennent pas."
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Mauro Forghieri et Enzo Ferrari au-dessus de la Ferrari 312 de Chris Amon lors du Grand Prix d'Italie 1965 - Photo de Bernard Cahier

Crédit: Getty Images

Enzo Ferrari avait son bureau dans une ancienne ferme aux volets rouge. Frappé du n°27, numéro incarné par Gilles Villeneuve et repris par son ami Patrick Tambay. Qui se souvient de l'ambiance en essais privés. "Ce qui se passait à l'époque à Fiorano était inimaginable, expliquait le Français, en 1997, dans Sport Auto. Enzo avait un moniteur dans son bureau, au milieu du circuit, avec une caméra dirigée vers le panneautage du box. Le responsable de piste l'informait de tout. Ce n'était pas l'œil de Moscou mais presque. Il pouvait déclencher une alarme dans le box, via un bouton. Quand elle retentissait, Forghieri filait dans le bureau d'Enzo. Les portes étaient fermées, et les vitres vibraient sous la force de sa voix. Parfois, en pleine séance, vers 12h30, il faisait arrêter les essais et emmenait tout le monde déjeuner. On devait prendre une douche, passer à table, et surtout boire du Lambrusco avec lui. Il n'aimait pas que l'on refuse. Didier Pironi ou René Arnoux ne se privaient pas. Moi, je faisais attention. Il n'aimait pas trop cet ascétisme."
Finalement, Jean-Louis Moncet aura la bonne formule pour résumer l'homme et la marque : "Autour de ça, il y a la légende, l'histoire, les duels entre pilotes, les colères d'Enzo Ferrari. Malheureusement, Ferrari c'est tout ça. Mais que croyez-vous ? Pour être célèbre, il faut payer le prix."
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