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De la bombe d'Imola au clash de Suzuka 1989 : Prost - Senna, une rivalité au bout de la haine

Stéphane Vrignaud

Mis à jour 10/10/2019 à 21:36 GMT+2

GRAND PRIX DU JAPON - L'accrochage entre Alain Prost et Ayrton Senna à Suzuka en 1989 a été le point culminant de cette guerre larvée que se livraient les deux stars de McLaren depuis des mois. Tout avait commencé à Imola, en début de la saison. Histoire d'une rivalité qui a dégénéré.

1000e GP - Top 50 - Grand Prix du Japon 1989

Crédit: Getty Images

Pressé de rompre le silence, de livrer enfin sa version des faits et déverser son amertume, Ayrton Senna se confie pour la première fois à son ami Pierre Van Vliet, dans une interview à AutoHebdo, en septembre. "Il me semble que c'est lui qui porte la responsabilité de ce changement d'atmosphère." Encore barricadé dans un mutisme qui le dessert, le Brésilien lance : "Pourquoi remuer toute cette merde ?" Avant d'observer quelques dernières - longues - secondes de réflexion, pour se résoudre à parler de la fameuse affaire, et de son bon droit.
"Bon, au deuxième départ, il démarre un peu mieux que moi mais je suis immédiatement dans son sillage pour profiter de l'aspiration, raconte le champion du monde en titre sud-américain. Je prends donc de la vitesse et je déboîte bien avant la zone de freinage. Ma manœuvre de dépassement s'est entamée, à mon avis, bien avant le premier virage et, par conséquent, en dehors des termes de notre accord…"
Les faits se sont déroulés à Imola, le 23 avril 1989, date de péremption de la belle entente de façade. Le début d'une cohabitation décrétée par son coéquipier et néanmoins rival, Alain Prost. Une guerre de positions, en vérité, qui ira au bout de sa logique destructrice.
Avec un peu plus de quatre mois de recul, Ayrton Senna n'en démord pas et il laisse chacun à son point de vue. Il s'est placé dans l'aspiration du Français juste après la grande courbe de Tamburello, il n'en est pas sorti beaucoup avant le freinage de Tosa. Le replay de la scène, devenu un "marronnier" comme on dit dans le langage des médias, donne surtout l'impression que le "Professeur" a un peu trop assuré son freinage par rapport à celui du Pauliste, retardé au stade critique.

Pacte secret

A cet instant, Prost est stupéfait, désarmé. Il n'insiste pas. A l'arrivée, sa colère est froide, indignée. Il croyait l'accord clair, facile à résumer : le premier arrivé au virage n°1 gagnait une immunité. Un pacte de non-agression pour éviter des accrochages, c'était son idée pour canaliser ce surbesoin de dépasser du Pauliste. Il l'avait proposé dès l'arrivée de l'ex-prodige de Lotus chez McLaren, l'année précédente. Ils l'avaient appliqué à plusieurs reprises avec succès. Forcément... Avec un Senna croqueur de pole positions, Prost n'avait eu que rarement l'opportunité de le tester. Il n'avait jamais eu la tentation de le transgresser, et la naïveté de croire à la réciproque.
Au premier départ, avant l'accident de Gerhard Berger dans Tamburello, Ayrton Senna avait rangé derrière lui un Alain Prost occupé à repousser la Ferrari de Nigel Mansell. Mais au second lancement, le Sud-Américain a patiné et le Tricolore est parti comme une balle. Senna s'est refait illico, et dans le virage précédent Tosa il a contourné la McLaren n°2...
Prost, qui a consommé sa défaite dans une tête à queue, grogne, parle d'une "consigne" non respectée. Les médias ne comprennent pas tout de suite. Pour une bonne raison : le pacte était secret. Les deux principaux intéressés n'en avaient jamais parlé à personne, ni même à leur patron. Sa rupture vient d'exacerber la rivalité au-delà des différences de personnalités, de styles. Elle vient de trouver l'étincelle qui manquait pour que tout ne s'enflamme. Pour beaucoup de journalistes partagés depuis longtemps entre pro-Prost et pro-Senna, c'est du pain béni.

Dennis : "Senna n'a pas respecté l'engagement"

En 1988, la domination de McLaren était telle que les deux rivaux avaient utilisé ce gentleman agreement pour ne pas tout gâcher dans un accrochage au premier virage. Mais ils ne l'avaient pas renouvelé pour la première course de la saison, au Brésil. Peut-être parce que c'était inutile : Senna était en pole position, Prost cinquième sur la grille. Pourtant, même mis en sommeil ce pacte avait montré tout son sens car Senna avait été impulsif au départ. Il s'était accroché avec Gerhard Berger en voulant tenir une position impossible entre la Ferrari de l'Autrichien et la Williams de Riccardo Patrese.
A Imola, Senna avait lui-même relancé ce pacte car les McLaren étaient en première ligne, et la voiture la plus proche derrière eux à 1"5 au tour. Prost s'était laissé bercer et il y avait donc de quoi se sentir écœuré, trahi.
Ron Dennis s'était évertué jusque-là à équilibrer en coulisses le plus grand duel sportif et médiatique de l'Histoire de la Formule 1. L'Histoire avec un grand H. "Nous faisons l'Histoire, vous l'écrivez", dira-t-il un jour à des journalistes. Parti de rien, le natif de Woking au naturel fier a eu le cran de réunir les deux meilleurs pilotes de leur génération. Ce n'est pas une brouille qui va tout faire voler en éclats, croit-il...
Dans un premier temps, il est persuadé que sa version de la conciliation de Pembrey, petit circuit british où il a calé des tests entre Imola et Monaco, sera celle qui passera à la postérité... "Il arrive que nos pilotes s'entendent pour éviter tout risque d'accrochage, expose le boss anglais à L'Equipe, avant le rendez-vous princier. C'était le cas à Imola. Senna et Prost s'étaient mis d'accord pour que celui qui partait en tête aborde le premier virage et en sorte en conservant cette position. Sans être attaqué par l'autre. La colère de Prost a été provoquée parce que cet arrangement n'a pas été respecté par Senna. Senna n'a pas respecté l'engagement pris avec son coéquipier dont nous comprenons la réaction. Lors de nos essais aux pays de Galles, j'ai abordé ce problème avec Senna. Il a fini par présenter ses excuses à Alain."
Alain Prost et Ayrton Senna (McLaren) au Grand Prix de Monaco 1989

"A partir de là, la guerre a été déclarée"

Mais cette belle explication sera amendée par une confidence d'Alain Prost, qui fera l'effet d'une bombe dans L'Equipe, le lundi de la semaine princière. "Même en ce qui concerne l'aveu du manquement à l'engagement pris à Imola, Senna a manqué de franchise, lâche le champion français à Johnny Rives. Il a fallu que Ron Dennis exerce une terrible pression sur lui pour qu'il dise la vérité. Ayrton s'est effondré d'un coup. Il a même pleuré. Incroyable, non ?"
"On part avec Alain et Johnny dans l'avion d'Alain, raconte Jean-Louis Moncet, alors reporter pour Sport Auto. Il devait essayer des ailerons sur ce tout petit circuit de Pembrey. L'avion se pose, Alain commence ses essais, à midi les gars de McLaren sont au cul du camion car il n'y avait pas de motorhome à l'époque. On se débrouillait avec nos sandwiches et on ne manquait de rien car Indy, le chef mécanicien d'Alain, savait qu'on allait venir. Et puis là, à la pause, Johnny revient sur cette histoire d'Imola. Là, Alain lui explique que Ron Dennis a fait la morale de façon extrêmement sévère à Ayrton en lui disant 'Quand on a un contrat on ne fait pas le malin, on le respecte'. Et là, Alain dit qu'Ayrton s'est mis à pleurer. Le drame, c'est que Johnny a fait un papier sur ça. Alain se mordait les doigts d'avoir raconté l'histoire. A partir de là, la guerre a été déclarée." "Ayrton était furieux, confirme Pierre Van Vliet. A partir de là, ça a été le silence radio entre eux, même à l'intérieur de l'équipe."
Le Brésilien aura sûrement le tort de se renfermer dans une attitude glaciale vis-à-vis du Français, et également d'être le dernier à donner sa version des faits. A Pierre Van Vliet donc, dans cette fameuse interview à AutoHebdo, en septembre. "J'étais déjà là-bas depuis deux jours, à l'ouvrage, raconte-t-il. Après Imola, Ron Dennis m'avait longuement parlé de cette histoire et je lui avais expliqué mon point de vue. Il me disait que Prost l'avait très mal pris, qu'il était dégoûté, qu'il voulait arrêter la compétition, etc. Ron était très inquiet à l'idée de nos retrouvailles à Pembrey. Ron a exercé une énorme pression sur moi pour que j'arrondisse les angles (…) Il m'a dit : 'Si tu t'excuses, c'est oublié' (…) Je me suis excusé pour le bien de l'équipe, pour calmer le jeu (…) Nerveusement, ce fut un épisode très éprouvant. J'ai écrasé une larme parce que, sur le moment, ça m'a fait mal."
Mal, mais moins qu'à la lecture de l'article de Johnny Rives. On sait qu'humilier un adversaire, c'est en faire un ennemi. Et en la circonstance, Ayrton Senna se sent humilié...
Ayrton Senna et Alain Prost (McLaren) au Grand Prix de Monaco 1989

McLaren commence à mentir

"A Mexico (ndlr : le 4e meeting de la saison), il a essayé de me parler. J'ai refusé, précisera encore Senna, deux jours avant le Grand Prix d'Italie (8-10 septembre). Avant de décrire ce néant les séparant en réunion technique depuis ce clash du Grand Prix de Saint-Marin : "Lors du debriefing, nous communiquons par ingénieurs interposés. Je parle à son ingénieur (Steve Nichols) et lui au mien (Neil Oatley). Mais entre nous, c'est fini… Cela n'aide pas mais c'est ainsi. J'ai adopté cette attitude et je la maintiendrai. Car c'est moi qui ne lui parle plus, pas l'inverse."
A Monza, Senna abandonne sur casse mécanique. Officiellement. Dans un sens, c'est la vérité : le moteur Honda a bien explosé. Suite à un oubli du Brésilien sur lequel silence a été fait : il devait presser sur un bouton tous les trois tours pour lubrifier son V10. Il ne l'a jamais fait. McLaren n'est plus garant d'aucune équité en rendant Senna parfait, intouchable médiatiquement, quand le Français passe pour un mythomane. Plus c'est gros, mieux ça passe. A Silverstone, en juillet, Senna s'est fait expédier sans rémission dans les graviers par une boîte de vitesses cassée... Trois jours après, la transmission n'avait toujours pas été réparée. Normal, ce n'était pas nécessaire. Prost a roulé en essais avec la voiture du Brésilien sans rencontrer le moindre souci...
Néanmoins, Ron Dennis n'en est pas à désavantager sciemment le Français car il est persuadé qu'il va prendre une année sabbatique. Mais Prost a un autre plan, et moins de scrupules car son ingénieur fétiche des années McLaren, le génial John Barnard, a remis Ferrari sur les rails avec une monoplace dotée d'une boîte de vitesses révolutionnaire à changement de rapports au volant. Deux mois après l'annonce de son divorce d'avec Woking, il a signé pour Maranello. Et quatre jours après le paraphe, il fait dans le "Temple de la vitesse" l'improbable cadeau de son trophée de vainqueur aux tifosi. Comment Ron Dennis pouvait-il le prendre autrement que comme une provocation ? Cette coupe était la propriété contractuelle de McLaren et il en commandera une copie pour la vitrine à Woking.
Ayrton Senna et Ron Dennis (McLaren) au Grand Prix de Grande-Bretagne 1989

Chantage au "mulet"

Estoril et Jerez de la Frontera suivent sans rien arranger, parce que c'est impossible. C'est toujours Prost contre Senna, Prost contre McLaren, Prost contre Dennis… Prost vit dans un monde manichéen dont il est le méchant et les brimades s'enchaînent. Au Grand Prix d'Espagne, Dennis, des managers de McLaren et Senna logent dans une luxueuse villa avec vue sur mer, hélico pour des transferts express... Prost ? Il est le seul membre de l'équipe mis à l'isolement dans un hôtel de Jerez... Et pendant le week-end de course, il apprendra qu'il n'aura désormais plus droit à sa monoplace de réserve. Ce "mulet", comme tout le monde l'appelle, n'a rien d'un pis-aller. Il permet d'accélérer la mise au point en essais par des tests comparatifs et offre parfois, on ne sait pourquoi, de meilleures sensations. Il est arrivé à Prost de gagner avec.
Ce manque d'équité fait bondir le champion français, qui ne parle dès lors plus à Ron Dennis mais à Mansour Ojjeh, le véritable propriétaire de l'équipe qui lui garde l'estime de cinq belles années au service de l'équipe. Il n'a d'autre choix que menacer : il se rendra à Suzuka s'il est traité à égalité de matériel. Tout d'abord, il reçoit un châssis neuf pour les deux derniers Grands Prix, son deuxième de la saison alors qu'Ayrton Senna bénéficiera de sa sixième coque neuve... Finalement, "Prostichon" aura un mulet, qui porte bien son nom... Et McLaren n'a pas eu besoin de l'expédier au Japon. Il est sur place depuis longtemps car c'est le prototype réservé à Honda pour ses tests sur son circuit maison de Suzuka... Autant dire qu'il en a vu de toutes les couleurs.
Au Japon, le seul confort que Prost retrouve est ses 16 points d'avance au championnat du monde sur Senna. Une victoire vaut 9 points et le décor est facile à planter : il est le seul à pouvoir être champion et Senna doit gagner pour repousser l'échéance en Australie. Où il n'aura d'ailleurs d'autre option que la victoire…
Ayrton Senna (McLaren) au Grand Prix de Grande Bretagne 1989

Prost prêt à claquer la porte

Suzuka est au calendrier depuis 1987. Les deux premières éditions ont couronné Nigel Mansell et Ayrton Senna, des pilotes motorisés par Honda. Mais la perspective de voir Alain Prost faire la passe de trois n'enchante pas grand monde au pays du Soleil-Levant. Le Français a plusieurs fois mis en cause la partialité de Honda. En 1988, il s'était étonné de consommer plus que le Brésilien, une véritable anomalie vu le style des deux pilotes.
Cependant, Prost n'a pas que des doutes : il a vu à l'usine la mention "Spécialement pour Ayrton Senna" sur la caisse d'un moteur arrivée tout droit du Japon... C'est vrai, il est un pilote "châssis", Senna un pilote "moteur" particulièrement apprécié par les techniciens de Honda, mais cela ne justifie pas une différence de traitement. C'est un non-dit, mais c'est le sentiment général : Prost est un pilote McLaren-Honda, Ayrton Senna un pilote Honda-McLaren...
Ayrton Senna et Alain Prost (McLaren) au Grand Prix d'Allemagne 1989
Tout ce passé, tout ce passif, font peser depuis des semaines une ambiance délétère dans le garage britannique. L'ambiance y a le poids du plomb et l'odeur du soufre. C'est dommage car Suzuka est un écrin magnifique pour un sacre. C'est déjà un haut lieu de Formule 1 : son tracé alerte est un morceau de bravoure pour les pilotes et un casse-tête pour les ingénieurs. Et son public est bon esprit, il se déguise plus que nulle part ailleurs, sa frange d'adorateurs patiente devant les hôtels tôt le matin et jusque tard le soir pour apercevoir ses héros, leur offrir des cadeaux.
Si, à la veille des essais, le double champion du monde admet que se motiver n'est pas facile, il se montre combatif. Sur ses gardes même, quand il lance : "L'enjeu est trop important pour que j'ouvre la porte comme je l'ai fait à Copse (le virage n°1 à Silverstone), et ailleurs en d'autres occasions". Il se souvient qu'avant Imola, il y avait eu Montréal, en 1988.

La chicane la plus célèbre

Dès la première journée d'essais, Alain Prost démarre un parcours à handicap. S'il a la spécification 4 du Honda, Senna pilote la 5. Et ses mécaniciens mettent trop d'essence dans le réservoir de sa MP4-5 lors de la première séance de qualification. Le temps de réparer l'erreur, il est trop tard.
Le samedi, il remonte d'un cran sur la grille de départ, en première ligne. Il est à 1"7 de la pole position d'Ayrton Senna mais l'essentiel est fait : sa MP4-5 est redoutable en rythme de course. Son warm-up, le dimanche matin, le prouve d'ailleurs : il signe le meilleur temps avec 0"7 de marge sur Senna. Son aéro déchargée dit tout : il s'est préparé à rouler derrière et à dépasser grâce à sa meilleure Vmax. Sauf que les choses vont se passer plus facilement qu'il ne le pense.
Sont-ce les déboires de Senna en 1988, qui avait calé sur la grille de départ en descente ? Toujours est-il que, c'est annoncé, deux secondes au maximum sépareront le feu rouge du feu vert pour que les pilotes ne soient pas piégés par la piste en descente. Mais au coup d'envoi, Senna marque une hésitation et Prost prend le large...
A partir de là, on vit deux parties de course : le Français s'échappe jusqu'à son arrêt au stand puis Senna revient sur lui. Prost stabilise l'écart autour de 0"6. Un passage de rapport raté, une sortie mal assurée à la dernière chicane et Senna le débordera.
Les tours passent sans le moindre signe de fébrilité. Les McLaren tournent autour de Suzuka et le monde s'arrête de tourner, fasciné... L'instant est magnétique. Le réalisateur montre poliment les abandons des Ferrari de Gerhard Berger et Nigel Mansell, celui de la Lotus du local Satoru Nakajima, signale qu'Alessandro Nannini (Benetton) est troisième à plus d'une demi-minute.

"Cela ne me gênait pas de l'avoir derrière moi"

Prost tient bon, tout dépend donc de Senna... Au 46e des 53 tours, le Français enroule la chicane, le Brésilien se décale pour une fois en mordant les pointillés jaunes de l'entrée de la pit lane. Le Sud-Américain peut-il en rester là ? Assister au sacre de son rival sans n'avoir rien tenté ? Ça n'est pas dans son tempérament...
En fait, il a pris sa décision. Et l'applique au tour suivant. A la sortie du fameux 130R, Prost a conservé sa distance de sécurité et il peut aborder le freinage de la chicane sans inquiétude. Sauf que Senna est résolu à se jeter à l'intérieur. En survitesse, il n'a aucune chance de passer la chicane. Cette tentative, c'est celle du désespoir...
Ayrton Senna et Alain Prost (McLaren) au Grand Prix du Japon 1989
Prost le voit dans son rétro droit et braque, les McLaren s’enchevêtrent, s'arrêtent. Senna regarde Prost, lève un pouce ironique. Prost dégrafe son harnais, s'extirpe de son bolide à la suspension avant faussée. Senna exhorte les commissaires à le relancer. Ils s'exécutent en poussant la monoplace n°2 pour reculer la n°1.
Senna a dépassé l'entrée de la pit lane d'une vingtaine de mètres et va devoir faire un tour complet avec un aileron avant cassé. Il est pressé, ordonne de repartir en court-circuitant la chicane à travers des piles de pneus. Légal ? Le règlement exige qu'un pilote doit couvrir l'intégralité de la distance de la course. Senna a certes gagné quelques mètres mais il a perdu beaucoup de temps. Est-ce si important ?

La théorie du complot

"A cet instant, je ne savais pas ce que prévoyait le règlement", avouera Prost, qui fait bientôt le siège du bureau des commissaires. Où il aura Ron Dennis en face de lui. Contre lui.
Il a aussi des regrets. "Je parvenais à contrôler le retour de Senna. Je pouvais lui reprendre quelques longueurs à volonté. Cela ne me gênait pas de l'avoir derrière moi, dira-t-il. Je craignais un accrochage. Je l'attendais en fin de parcours. Je me disposais à me détacher pour les derniers tours, afin d'échapper à ce risque. Il m'a attaqué plus tôt que je le pensais. De trop loin. Pour me piquer au freinage là, il aurait fallu qu'il soit collé à ma boîte de vitesses. S'il ne s'accrochait pas, il aurait été dans l'impossibilité de tourner, tant il était en survitesse." Et d'ajouter : "Je n'en suis pas revenu lorsqu'il m'a harponné (…) J'étais complètement surpris de le voir là." Et d'ajouter : "Je savais qu'il voulait absolument gagner, qu'il ne supportait pas la perspective de voir quelqu'un d'autre gagner ou résister à ces attaques."
Alain Prost (McLaren) au Grand Prix du Japon 1989
"C'était le seul endroit où je pouvais dépasser. Et quelqu'un qui n'aurait pas dû être là m'a fermé la porte." Vu la distance de laquelle il a lancé son attaque, l'explication d'Ayrton Senna est lunaire. Tellement distante qu'il ne parvient pas à dire "Alain" voire "Prost".
Ayrton Senna rentre au stand, repart derrière Sandro Nannini et le règle à la fin du 51e tour, à la chicane. Il célèbre sa victoire mais Jean-Marie Balestre estime qu'il n'a pas emprunté la piste sur la totalité de la distance. Chez les commissaires, le président français de la FISA, la division sportive de la FIA, n'en démord pas devant Senna et Dennis. Vingt minutes de suspense et Nannini montera sur la plus haute marche du podium. Et Prost pourra enfin sourire devant un panneau le proclamant triple champion du monde. Mais Senna ne désarme pas : "Je considère mon déclassement comme temporaire", annonce-t-il. Les avis sont inconciliables, le mal est fait depuis longtemps. Même Julian Jakobi, leur manager commun, n'a aucune chance de les rapprocher.
Cinq jours plus tard, Ron Dennis, Ayrton Senna et les avocats de McLaren plaident en appel au siège parisien de la FIA, place de la Concorde. "Nous devons préserver notre raison d'être, qui consiste à gagner des courses. S'il s'était agi de défendre Alain, dans une situation identique, nous n'aurions pas hésité", jure Ron Dennis. Évidemment, personne n'y croit. L'Anglais est surtout maladroit en projetant devant le tribunal d'appel une série de vidéos de pilotes non sanctionnés pour des chicanes coupées. La clémence et la réhabilitation de Senna ? Sûrement pas. Le Brésilien écoute péniblement le rappel de certaines de ses outrances classées sans suite.
Mais Senna, éternel écorché vif, n'est pas du genre à encaisser sans broncher. Par voie de presse, il estime avoir été "traité comme un criminel". Il crie au complot franco-français, à la collusion, évoque des "groupes financiers et politiques"... Un véritable défi à l'autorité sportive valant 100 000 dollars d'amende et des excuses publiques pour obtenir sa super licence en 1990. Un affront qu'il ruminera un an...
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