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Les grands récits - Niki Lauda, valse avec la mort

Maxime Dupuis

Mis à jour 24/09/2021 à 12:37 GMT+2

LES GRANDS RECITS - Il y a bientôt 43 ans, Niki Lauda passait à deux doigts de la mort, brûlé vif dans sa Ferrari en plein Grand Prix d’Allemagne. Quarante-deux petits jours plus tard, il reprenait le volant pour défendre son titre de champion du monde. L’Autrichien, modèle d’intelligence, de recul et de réflexion, a réussi le come-back le plus insensé de l’histoire du sport.

Niki Lauda - Les Grands Récits

Crédit: Eurosport

Toute ma vie, je me suis fait à l'idée qu'ils étaient différents. Depuis le jour où j'ai posé mes yeux sur un Grand Prix de Formule 1 et entendu la voix de Johnny Rives qui, avec son compère Jean-Louis Moncet, allaient - sans le savoir - religieusement rythmer bon nombre de mes dimanches après-midi, j'ai su que le commun des mortels n'était pas fait du même bois qu'eux. Eux, ce sont les pilotes. Des hommes intelligents qui batifolent avec la grande faucheuse le plus instinctivement du monde. Et viscéralement.
Aujourd'hui encore, je reste persuadé qu'ils possèdent quelque chose que les autres n'ont pas. Ils analysent toute situation dans un espace-temps qui leur est propre et dont l'étroitesse vous enverrait dans le décor. Ils perçoivent tout plus vite que nous. Quant à leur résistance physique et leurs réflexes, on oscille entre le prodigieux et l'extraordinaire. Des super-héros, en quelque sorte.
Gamin, Ayrton Senna était un peu mon Superman. Passé sous armure rouge, Michael Schumacher avait lui des faux airs d'Iron Man. Je pourrais étirer cette liste à l'envi et déceler un surhomme derrière chaque immense champion, de Juan Manuel Fangio à Lewis Hamilton. Niki Lauda n'y échapperait pas. Même si, de tous, il est peut-être le plus inclassable. Et incassable. Parce que l'Autrichien n'a jamais eu la flamboyance d'un Senna ni même le charme discret de Clark Kent. L'enveloppe extérieure - avant son effroyable accident du Nürburgring - ne laisse en rien présager de l'exceptionnelle volonté qui anime ce fils de grand bourgeois.
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merson Fittipaldi, Niki Lauda et Jean-Pierre Beltoise en 1973

Crédit: Getty Images

Cette voiture, c’est de la merde
Andreas Nikolaus Lauda a vu le jour en 1949. A Vienne. La guerre est terminée depuis quatre ans. Sa famille ne connait pas la crise. Niki n'est pas né avec un volant entre les mains. Mais une cuillère d'argent dans la bouche. Il sera banquier. Point barre. Sauf que le jeune Niki a, déjà, un caractère bien trempé et qu'il a envie d'à peu près tout, sauf de passer sa vie derrière un bureau à compter l’argent des autres. Non, Lauda sera pilote. Tant pis s'il doit s'émanciper et se débrouiller seul. Ce qu'il va faire.
Sans support familial, Lauda trace sa route à coups de prêts bancaires et d'endettement. L'Autrichien débarque en F1 en 1971. Sa route est droite mais la pente est raide. Il lui faudra trois ans pour taper dans l'œil d'Enzo Ferrari, tombé amoureux de ce pilote à l'occasion du Grand Prix de Monaco 1973. Lauda n'est alors qu'une promesse. Mais sa langue dépasse déjà largement de sa poche. La première fois qu'il tourne dans la monoplace rouge, il n'y va pas par quatre chemins : "Cette voiture, c'est de la merde", lance-t-il au Commandatore. Avant d'ajouter qu'il saura quand même en faire une voiture de course.
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Niki Lauda au GP de Monaco

Crédit: Getty Images

Tout Lauda est résumé dans cette anecdote. Lauda dit ce qu'il pense. Et Lauda fait ce qu'il dit. Il lui faudra deux saisons pour redonner à Ferrari le lustre que la Scuderia avait perdu depuis plus d'une décennie. En 1975, l'Autrichien met fin à onze ans de disette puisque le cheval ne s'était plus cabré depuis les titres pilote et constructeur de 1964. John Surtees, champion du monde cette année-là, a enfin un successeur. Ce n'est pas le plus brillant du paddock. Mais sans doute le plus intelligent. S'il est surnommé le "rat", en raison d'une dentition que l'on qualifiera de proéminente, on l'appelle aussi "l'ordinateur", sobriquet qui dit tout de lui. Lauda n'aime pas les fioritures. Abhorre l'inutile. Avec lui, l'efficacité prime. Le reste n'est que littérature. La preuve : ses trophées glanés en course, il les refourgue à un garagiste local qui, en échange, lui nettoie sa voiture gratuitement.
La saison 1976 est un long fleuve tranquille pour Niki Lauda qui, étincelant numéro 1, écrase la concurrence. L'Autrichien remporte quatre des neuf premiers GP, plus une victoire sur tapis vert après la disqualification de James Hunt en Grande-Bretagne. Il s'apprête à devenir le premier pilote à conserver sa couronne depuis 1960 et Jack Brabham. Niki Lauda n'a pas de rival. A sept courses de la fin et avec un matelas des plus confortables, le champion du monde en titre est parti pour se succéder à lui-même. Arrive le Grand Prix d'Allemagne.
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Niki Lauda sur le podium

Crédit: Imago

Progrès et insécurité

Piloter une Formule 1, c'est rouler à toute berzingue, la mort juchée sur votre épaule, prête à prendre le volant à tout moment. Au mieux, pour vous envoyer dans le mur. Au pire, dans l'autre monde. Les pilotes en sont conscients. Autant en 1976 qu'en 1950, année de création du Championnat du monde.
Si les voitures ont progressé à vitesse grand V, la sécurité, elle, reste aléatoire. Pour s'en persuader, il suffit de se pencher sur la litanie de pilotes morts dans l’exercice de leur passion. Ils seront à peine moins nombreux dans les 70's que durant la décennie précédente (10 contre 12). Ajoutez à cela que, s'il n'existe pas de bonne manière pour mourir, certains accidents sont particulièrement atroces, tel celui qui coûtera la vie à Tom Pryce en 1977. A Kyalami, le malheureux sera décapité par un extincteur.
Le Nürburgring, où se déroule le Grand Prix d'Allemagne 1976, vit ses dernières heures en Championnat du monde. L'an prochain, le cirque de la Formule 1 s'en ira du côté d'Hockenheim et de ses longues trouées forestières. Le Nürburgring se divise en plusieurs parties. La F1 emprunte la plus folle d'entre elles : la Nordschleife, longue de 22,8 kilomètres. Un tracé d'un autre temps, que la F1 s'apprête à abandonner pour des raisons de sécurité. Plus rien ne répond aux normes au cœur du massif de l'Eifel.
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Le départ du GP d'Allemagne 1976

Crédit: AFP

Dix secondes de plus...

"Si quelqu'un vous dit qu'il aimait le tracé originel du Nürburgring, il vous ment… ou ne roulait pas assez vite" : Jackie Stewart n'a jamais été un fan de ce circuit. Niki Lauda non plus. L'Autrichien est trop sensé pour aimer tourner sur un tracé aussi dément et vertigineux, dont il détient pourtant le record du tour en moins de sept minutes. Un flirt poussé avec le danger. Par nécessité. Toujours et encore. "Au printemps 1976, je fis part à la délégation du Grand Prix de mon intention de ne pas courir le Ring cette année-là. Mais ma proposition fut rejetée et j'acceptai de le courir quand même", écrivait-il dans son autobiographie "300 à l'heure".
Alors Lauda court. Et la vie de Niki ne sera plus jamais la même. Il a plu sur le massif de l'Eifel en ce 1er août 1976. Mais la piste s'assèche rapidement. Si bien que Lauda monte des pneus "slicks" au terme du premier tour, le seul qu'il bouclera intégralement ce jour-là. Quelques minutes plus tard, à la sortie d'un gauche rapide et avant le virage de Bergwerk, Lauda perd le contrôle de sa monoplace qui fait une embardée vers la droite. La Ferrari numéro 1 traverse la piste et s'en va heurter le talus. Elle revient sur le tracé, dans un tête à queue sans fin aux faux airs de valse avec la mort. La carcasse de la monoplace est complètement démantibulée, délestée d’une roue qui s’est fait la malle dans la bataille. Le pire est à venir. La 312 T2 finit par ralentir. Mais elle s'embrase dans la foulée, bientôt percutée de plein fouet par la Surtees de Brett Lunger. Un cauchemar en chasse un autre.
Arrivent d'autres pilotes, qui réussissent à s'arrêter et tentent de porter secours au malheureux. Guy Edwards, Harald Ertl ou Arturo Merzario sont de ceux-là. Le dernier nommé réussira à dégrafer la ceinture du pilote accidenté et qui est en train de brûler vif alors que les secours, postés bien plus loin, tardent. "Dix secondes de plus et j'étais mort", confiera Lauda plus tard. Finalement héliporté à l'hôpital d'Adenau, il tombe dans le coma et oscille entre la vie et la mort.
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La monoplace de Niki Lauda après son accident

Crédit: Imago

Pour moi, c'était clair : la seule issue était de rester vivant
Lauda n'est pas menacé par ses brûlures, aussi graves soient-elles, mais l'inquiétude des médecins se porte sur ses poumons. Dans son baquet, le champion du monde a respiré des vapeurs toxiques en quantité importante. Essence, plastique, toutes sortes de saletés sont passées par ses bronches pour se fixer dans sa poitrine. Commence alors la lutte d'une vie. De sa vie. Et c'est le principal intéressé qui la raconte le mieux.
"Je me rappelle entendre le médecin dire : 'si on lui donne de l'oxygène, il va mourir'. Une remarque intéressante… je vais mourir. Je me souviens aussi de fragments de conversation, expliquait-il y a quelques années dans l'émission In Depth with Graham Bensinger. Dix ans après, j'ai revu le médecin à Hockenheim et lui ai demandé ce qu'il s'était passé durant l'accident. Il m'a dit que j'étais en vie car je suis resté conscient assez longtemps. Je ne suis pas passé en 'mode sommeil' comme la plupart des gens le font dans cette situation. On pouvait vous parler, m'a-t-il dit. J'ai essayé de rester éveillé pour suivre les instructions. Pour moi, c'était clair : la seule issue était de rester vivant tant que le médecin pouvait me garder en vie."
Comment ? Un tube dans les poumons. Et on aspire tout ce qu'il y a dedans. "Quand ils vous font ça, vos poumons se compriment complètement et vous n'avez plus d'air. Vous paniquez. C'est très douloureux et horrible, se souvient Lauda. Plus vous le faites, plus vous avez de chance de vous en sortir. Au bout d'une demi-heure, je disais 'on recommence'. Non, non, non, c'est trop tôt, me répondait le médecin". Dans l'intervalle, un prêtre viendra lui administrer les derniers sacrements. Pour rien. Parce que Lauda va ressusciter. Il ne voulait pas partir à 27 ans. Sa volonté fera le reste.
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Niki Lauda à l'hôpital

Crédit: Getty Images

J'ai eu un accident, c'est mon excuse pour être horrible
Trois jours après le drame, Niki Lauda est sauvé. Il (sur)vivra. Mais est défiguré à vie. Dans l'accident, Lauda a perdu la moitié de son oreille droite, une bonne partie de son cuir chevelu, ainsi que son front et sa paupière droite, reconstitués avec la peau de ses cuisses.
"Quand je me suis réveillé, j'avais les mains accrochées à mon lit. Une infirmière m'a expliqué qu’on m’avait attaché pour que je ne touche pas mon visage. (…) Une autre m'a demandé 'voulez-vous vous regarder dans le miroir ?' Dans la salle de bain, j'ai ouvert mes yeux et je ne pouvais pas y croire. Ma tête était de la taille de mes épaules…" Elle dégonflera. Mais les cicatrices, elles, resteront. Lauda, une fois encore, assume. De la chirurgie esthétique ? Pour quoi faire ? "J'ai eu un accident, c'est mon excuse pour être horrible. Beaucoup n'ont pas cette excuse pour être horrible". Dès lors, il ne sera opéré que pour réparer ce qui doit l'être. Et il portera une casquette. "Ma protection contre les gens stupides qui me regardent de manière stupide".
A peine sorti d'affaire, Niki Lauda ne songe qu'à une chose : revenir aux affaires, justement. Au quotidien et durant près de douze heures, il s'entraîne d'arrache-pied. Après quinze jours passés avec un thérapeute, le convalescent est redevenu pilote. Dans sa tête, c’est clair. Lauda a, comme toujours, tout pesé. S'il se promet de ne plus jamais faire quoi que ce soit de stupide jusqu’à la fin de ses jours, il compte remonter au plus vite dans sa monoplace : "J'ai toujours eu conscience du danger. Tous les ans, un ou deux mecs mourraient autour de moi. C'était mon monde. Moi, j'avais eu de la chance. Je n'ai eu aucun problème à revenir."
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James Hunt et Niki Lauda

Crédit: Imago

Hunt – Lauda, le feu et la glace

Le retour, ce sera à Monza. Quarante-deux jours après l'accident. Quarante-deux jours et seulement deux Grands Prix plus tard. Le Niki Lauda qui déambule dans le paddock est un homme physiquement meurtri. Les bandages qu'il est encore forcé de porter n'arrangeant évidemment en rien son allure. On dirait une momie tirée de force de son sarcophage. Lors de sa conférence de presse de retour, un journaliste aura d'ailleurs l'indélicatesse de lui demander ce que pense sa femme au réveil quand elle voit son visage. Plus que jamais, Lauda est aux antipodes de celui qui a profité de son absence pour revenir sur ses talons au Championnat du monde, James Hunt.
Hunt, c'est un beau et grand blond qui a le physique des années 70 et brûle la vie par les deux bouts. Qui est aussi lumineux que Lauda est sombre. Le macaron parfois cousu sur sa combinaison et qui dit "Sex. Breakfast of champions" résume assez bien les priorités de l'Anglais. Vainqueur en Allemagne parce que, oui, le GP est reparti avec l'accident de Lauda, et aux Pays-Bas, Hunt est désormais un candidat crédible au titre de champion du monde.
Hunt n'ira pas au bout du GP d'Italie alors que Lauda signe une course prodigieuse et possiblement l'un des plus grands exploits de l'histoire du sport. Cinquième de la qualif' le samedi, quatrième de la course le dimanche, Lauda a réussi un véritable tour de force et accentue son avance au Championnat du monde. D'autant plus remarquable que le vendredi, quand il a repris le volant, l'Autrichien était pétrifié, "raide de trouille" selon ses dires. La nuit lui portera conseil et le remettra d'aplomb.
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Niki Lauda en 1981

Crédit: Getty Images

Ai-je été lâche ?
L'histoire est belle. Mais elle n'est pas terminée. Et cette année-là, Niki Lauda ne gagnera plus la moindre course. Jusqu'au bout, il reste néanmoins dans la course au titre. A l'orée du dernier Grand Prix, qu'il aborde toujours en leader du Championnat, le Viennois tient son destin entre ses mains. Pour trois petits points. Sa vie aussi est entre ses doigts. Et cette fois, son instinct lui dicte de jeter l'éponge. Un déluge s'abat au pied du mont Fuji. Ni lui, ni la majeure partie du plateau n'a envie d'aller risquer sa vie sur le tourniquet japonais. Mais la F1 est un spectacle qui répond déjà à des impératifs médiatiques. Et ceux-ci lui dictent que cette saison mérite une conclusion digne de ce nom. Lauda s'élance. Panique. Met la flèche au bout de deux tours. Et perd son titre. Pour un point.
"Je suis directement parti à l'aéroport. J'étais dans le taxi, j'ai demandé à mon chauffeur de mettre la radio et de me dire qui avait gagné le titre, se remémorait-il y a quelques années dans les colonnes du Guardian. Alors que la course arrivait à son terme, on est passé dans un tunnel et la radio s'est coupée. Qui avait gagné ? Il n'avait pas entendu. A l'aéroport, j'ai croisé un gars de Ferrari qui voulait me dire au revoir. J'ai vu son visage. J'ai compris. 'Putain', me suis-je dit. Et lui de lancer : 'oui, Hunt est champion du monde'. Je suis rentré à la maison".
Devant les micros, Enzo Ferrari et la Scuderia confortent la décision de Lauda. Dans la coulisse, le Commandatore n'a plus confiance. Il le lui fait comprendre. La belle histoire tourne au vinaigre. Relégué deuxième pilote derrière Carlos Reutemann, Lauda réussit tout de même à décrocher le titre mondial en 1977 à deux courses du terme. Moment qu'il choisit pour claquer la porte. Formidable sortie. Lauda s'en va chez Brabham, où il terminera sa première carrière sportive. Avant un retour et un dernier titre chez McLaren en 1984, au nez et à la barbe d'Alain Prost. Rideau. Cette fois pour de bon. Sans regret ? "Certaines choses valent plus qu'un titre de champion du monde. Ma vie, par exemple. Ai-je été lâche (au Mont Fuji) ? ça n'a aucun sens. J'ai utilisé ma tête." Comme toujours, pourrait-on ajouter. Si la carrosserie de Lauda a subi les pires outrages, le moteur de Niki est à jamais resté performant.
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