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"Michael n'était pas très fort pour livrer une analyse" : Binotto révèle un Schumacher méconnu

Stéphane Vrignaud

Mis à jour 18/12/2020 à 18:42 GMT+1

FORMULE 1 - Mattia Binotto fut l'une des rares personnes de haut rang chez Ferrari à avoir assisté à l'arrivée de Michael Schumacher, fin 1995, et l'avoir côtoyé dans le travail. L'actuel patron de la Scuderia, qui loue les qualités de l'Allemand, se souvient de son éthique et de ses résultats même s'il n'excellait pas dans certains domaines, contrairement à ce que l'on pourrait penser.

Michael Schumacher (Ferrari) au Grand Prix de Saint-Marin 1996

Crédit: Getty Images

Jean Todt avait jeté son dévolu sur Michael Schumacher après la mort accidentelle d'Ayrton Senna, le 1er mai 1994, pour en faire le pilote leader de l'écurie italienne. Couvert de gloire deux ans de suite avec Benetton, l'Allemand avait débarqué à Maranello en 1996, précédant d'un an les techniciens Ross Brawn et Rory Byrne. On voyait l'actuel président de Fédération internationale de l'automobile comme le seul grand témoin de toute l'histoire de Michael Schumacher à la Scuderia, mais on avait oublié Mattia Binotto.
Le directeur d'équipe de la Scuderia n'avait jamais raconté la plus glorieuse partie de ses 25 années en rouge. Il ne s'était jamais exprimé sur le ton de la confidence comme il vient de le faire dans Beyond The Grid, le podcast officiel de la Formule 1. A propos de "Schumi" notamment, dont on croyait tout savoir. Officiellement tout du moins, car le "off the record" a toujours existé.
Mattia Binotto, âgé aujourd'hui de 51 ans, a eu la chance d'entrer en religion à 26 ans, après des études d'ingénieur - il est diplômé de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne - en Suisse. A Maranello, l'Italo-suisse a vécu d'emblée une expérience passionnante : la passion de la compétition, la transition entre moteur V12 et le V10, la modernisation de l'usine sous la direction de Jean Todt, et le vent nouveau qu'a fait souffler Michael Schumacher sur les circuits.
"J'ai intégré Ferrari en 1995, lors de la dernière année du V12, un moteur assurément fantastique en termes de son, mais en tant qu'ingénieur je n'étais pas au fait des subtilités techniques, avoue Mattia Binotto dans Beyond The Grid. J'étais fasciné par le son, la puissance, l'objet. A ce moment-là, j'apprenais beaucoup, j'étais très curieux de comprendre." Vingt ans plus tard, il admire le V6 "pour son niveau de complexité, de technologie". Il est facile de concevoir que l'on parle là de deux mondes technologiques, de "bêtes complètement différentes". "Mais je retiens le V12 pour l'émotion, insiste-t-il. Il me fascinait totalement. Il est inégalable."
Michael Schumacher (Ferrari) en tests à Estoril en novembre 1995

"Son grand secret est de vouloir adapter son pilotage à la technique"

Placé sous la responsabilité de Paolo Martinelli, son premier mentor à la direction du département Moteur, Mattia Binotto recevait les doléances et les transmettait. "Jean Alesi me demandait plus de puissance, Gerhard Berger plus de couple, se souvient-il. J'étais un jeune ingénieur, j'écoutais les discussions et je me demandais la différence entre les deux. Aujourd'hui, étant donné la quantité de données via la télémétrie, le savoir-faire, il n'y a pas tous ces débats. En 1995, il n'y avait pas de données suffisantes et il fallait discuter avec les pilotes pour interpréter ce qu'ils disaient. Aujourd'hui, les jeunes ingénieurs sont certainement beaucoup plus intelligents que nous ne l'étions. Ils commencent par regarder des data avant éventuellement d'aller parler au pilote." Eventuellement.
Il allait bientôt faire table rase de ce passé considéré comme immuable au Reparto Corse, par tradition, conformisme, absence d'introspection. Ses méthodes qui n'en étaient pas allaient bientôt faire figure de vestiges aux yeux du nouvel arrivant.
"C'est un pilote à l'écoute de tout ce peuvent dire les techniciens et qui croient beaucoup en eux, expliquait Vincent Gaillardot, son ingénieur motoriste chez Renault en août 1995, dans Sport Auto. Donc si vous lui prouvez par A + B qu'une chose est mieux, il l'accepte, il est prêt à l'essayer et à en analyser les tenants et les aboutissants. Néanmoins, il essaie auparavant de savoir pourquoi c'est mieux. En effet, il sait comment fonctionnent un fond plat, des échappements soufflés, un moteur, le couple, il sait pourquoi il y a les U du couple, la bosse du couple, la Pmax (puissance maxi), il sait faire la différence entre tous ces éléments-là et les intégrer. Son grand secret est de vouloir adapter son pilotage à la technique, de faire le maximum pour atteindre cet objectif. Il n'adapte pas la voiture à ses goûts, c'est lui qui l'adapte. C'est le pilote idéal."

"Il nous attendait en regardant sa montre"

Tout était dit et Mattia Binotto le verra lui-même trois mois plus tard, à l'occasion de ses premiers tests avec Ferrari, le 20 novembre à Estoril, traditionnel terrain de jeu d'intersaison. Et même avant, en fait. "Le souvenir de ce test à Estoril est encore vif dans ma mémoire, se remémore Mattia Binotto dans l'émission du site officiel de la Formule 1. Ce fut une expérience fantastique. Il nous a rejoints en novembre, en arrivant de Benetton comme double champion du monde. Il n'a pas fait son premier test avec nous à Estoril mais sur quelques tours à Fiorano auparavant. La raison de ces tours était son installation dans la voiture, faire son baquet, configurer le volant. Je m'en souviens très bien car il n'avait pas été capable de tourner au premier virage à Fiorano. Il n'était pas capable de prendre ce virage de la bonne façon et il était plus lent que d'autres pilotes habitués de la piste comme Jean Alesi, Gerhard Berger ou notre essayeur Nicola Larini. Il est allé voit Jean Todt et lui a dit : 'Le premier virage doit être changé, je ne veux plus le voir.' Nous avons changé la piste depuis ça. Parce que ce premier virage n'était représentatif d'aucun virage des circuits du Championnat du monde. Mais il avait du mal dans ce virage."
"Puis, à Estoril, ce fut une journée de tests normale, poursuit celui qui a gravi tous les échelon pour devenir le directeur de la Gestion sportive en 2019. La piste était ouverte à 9h mais on avait l'habitude, techniciens comme ingénieurs, d'arriver très tard sur le circuit, vers 8h15 ou 8h20, au moment où on chauffait le moteur. Le pilote arrivait à 8h55. Il se mettait dans la voiture, on préparait tout, il faisait son tour d'installation et sautait de la voiture pour discuter avec les ingénieurs du programme du jour."
Sauf que "Schumi" n'en acceptera jamais l'augure. "Comme d'habitude, on s'est pointé à 8h20 et Michael était déjà là, raconte-t-il. Il nous attendait en regardant sa montre et en nous demandant : 'Vous faisiez quoi ? A 8h, on doit être en réunion. D'abord on discute du programme, puis on fait le tour d'installation.' Depuis lors, nous avons fait notre réunion à 8h."
Michael Schumacher (Ferrari) en tests à Estoril en novembre 1995

"Son vrai feeling était conditionné au chrono"

Il allait apprendre à connaître Michael Schumacher, le pilote qui n'avait jamais de temps à perdre. Chez Benetton, il meublait même les temps morts : au moindre chômage technique, il s'engouffrait dans un camion atelier rempli d'appareils de fitness qui le suivait toujours dans le paddock.
"Le jour suivant, à une heure de la fin de journée (de piste), on a enlevé de l'essence en ne lui mettant que 10 kg. On lui a mis des pneus de qualification et il a fait le meilleur temps, enchaîne Mattia Binotto. Le lendemain, on a fait les gros titres avec ça en Italie. Il nous a alors demandé : 'Pourquoi avoir ôté de l'essence ? On n'est pas là pour faire le meilleur chrono mais pour tester. Dorénavant, on roulera toute la journée avec 50 kg d'essence'. Ça changeait mais on était effectivement là pour apprendre, progresser, sans perdre de temps."
Le premier jour où il a roulé chargé, Michael Schumacher est allé contre ce principe anti-spectaculaire. "Il a fait le meilleur tour avec 50 kg, et c'était incroyable, s'en amuse Mattia Binotto. En plus, à Estoril, les deux premiers virages sont rapides, et il les passait à complètement fond. Jean Alesi et Gerhard Berger n'en étaient pas capables, même en qualification. On a donc vu très vite qui était Michael : un gros bosseur, un leader, très fort et rapide, indéniablement. Il a nous appris comment aborder l'exercice." Et pendant ce temps-là, Jean Alesi ne parvenait pas avec sa Benetton à approcher à une seconde les chronos de Michael Schumacher lors du dernier Grand Prix du Portugal...
Et là où le technicien rejoint encore les observations de Vincent Gaillardot, c'est sur l'absence totale d'a priori, sur la base, la révélation est surprenante, d'un relatif manque de sensibilité technique. "Michael n'était pas très fort pour livrer une analyse (ndlr : "feedback", impression technique), ce qui est à l'opposé de ce tout le monde peut penser, tranche Mattia Binotto. Mais il était si rapide et constant que si on changeait le set up et qu'il allait plus vite, c'était positif (pour lui) ; et que s'il était moins rapide, c'était négatif. Son vrai feeling était conditionné au chrono, de savoir s'il était plus rapide ou moins rapide. En fait, s'il revenait au garage avec un chrono meilleur d'un dixième, son feedback était positif."
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Michael Schumacher (Ferrari) au Grand Prix d'Allemagne 1996

Crédit: Getty Images

17 moteurs à Suzuka

Bref, Michael Schumacher était curieux de tout, et refusait de détenir la vérité à travers une analyse péremptoire. C'eut été dommage avec tout ce que Ferrari lui proposait en termes d'éventail de solutions pour le châssis, le moteur. Sans parler des pneus Bridgestone, en tant qu'écurie de développement dotée d'une équipe de tests ad hoc à partir de 2020.
Alors que le règne du manufacturier nippon n'avait pas encore débuté, Mattia Binotto se rappelle les moyens engagés par le département Moteur, sans commune mesure avec ce qui se fait aujourd'hui. "En termes de coûts, d'assemblage des moteurs, le changement est significatif par rapport à aujourd'hui vu les obligations de contrôle des coûts actuelles, explique-t-il. Nous avons trois moteurs par pilote par saison et je me souviens que nous étions allés pour le Grand Prix du Japon, à Suzuka, en 1996 ou 1997, avec 17 moteurs. Il y avait des moteurs pour le vendredi, les qualifications, la course, les deux voitures, le mulet, les pièces de rechange, avec possiblement des spécifications différentes…" Un régal pour un pilote de la trempe de Michael Schumacher.
Aujourd'hui, Mattia Binotto rend hommage au fantastique pilote qu'il était au volant. Un vrai team player, un fédérateur comme on l'a souvent résumé. "Il freinait très tard mais sa capacité était toujours d'être à la limite des conditions de piste, quelles qu'elles soient, tour après tour, virage après virage, résume-t-il. Il était un leader, et en cela il adorait rester avec l'équipe, les techniciens, les ingénieurs. Je ne dirais pas que nous étions amis parce que ça reste un travail et qu'il y a un respect entre les pilotes et ingénieurs. On adore rester ensemble mais l'amitié est quelque chose d'autre."
On sent dans ces propos toute l'admiration de Mattia Binotto pour Michael Schumacher, et le rêve de revivre les succès des années 2000. "On ne réalisait pas, assure-t-il. On était dans cette vague. On vivait ça course par course, on voyait une fois la saison terminée ce que l'on avait fait. On appréciait jour après jour. Gagner est une grande émotion, qui ne peut s'oublier. C'est une mentalité, et c'est quelque chose que Ferrari doit retrouver aujourd'hui."
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