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Masters de Turin ATP - "Peu importe son âge, Djokovic est en constante réflexion sur le progrès"

Antoine Donnarieix

Mis à jour 12/11/2023 à 20:06 GMT+1

N°1 mondial incontesté en cette fin d'année, Novak Djokovic a probablement réalisé la saison la plus accomplie de son immense carrière à 36 ans. Avant le Masters de Turin, Christophe Bernelle, psychiatre, ex-tennisman professionnel et auteur du livre Nadal, Federer, Djokovic - 21 matches pour entrer dans la tête de ces champions et booster votre mental, se penche sur le pourquoi de cette réussite.

Djokovic, des records qui ne changent rien ?

La première chose qui interpelle au moment de regarder la trajectoire de Novak Djokovic, c'est la construction d'un mental en constante progression depuis de nombreuses années. Qu'en pensez-vous ?
Christophe Bernelle : Quand nous regardons tous les tennismen de l'histoire, Djokovic est celui qui a le plus parlé de cette thématique. Au-delà de simplement en parler, nous sentons tout son travail effectué en profondeur. Djokovic dépasse même la simple préparation mentale, c'est devenu une philosophie de vie dans la quête de devenir une meilleure personne. À partir du moment où il s'est intéressé à la psychologie vers 23 ans grâce à sa femme, son travail quotidien sur cet aspect est devenu fondamental. Il a démarré le yoga, il a croisé un maître en arts martiaux en Serbie dans le but de mieux se connaître. Comme c'est une personne intelligente et curieuse, il est sans cesse dans le désir d'apprendre et de comprendre pour se sentir mieux dans sa vie. À Roland-Garros cette année, nous l'avons bien vu avec cette pastille sur le corps, il n'hésite pas à expérimenter de nouvelles approches.
Djokovic est ouvert sur le monde. Plus jeune, il avait un rapport à la défaite plus conflictuel, il faisait semblant d'être blessé, ses comportements n'étaient pas très sportifs. Ces dernières années, on sent un respect de l'autre plus prononcé. Quand il perd, il peut beaucoup plus facilement enlacer l'adversaire et le féliciter. À mon sens, Djokovic devient progressivement un maître d'art martial. Bouddha disait : "Soyez votre propre maître." Quand on fait un tournoi, on le fait évidemment pour gagner et il ne faut pas l'oublier. Mais le désir de gagner doit toujours être en arrière du fait que finalement, il faut simplement être heureux de jouer sur le court. Il y a un combat certes, mais il faut toujours penser à l'instant présent. L'objectif, c'est d'évacuer ses pensées sur la pression liée au résultat pour privilégier le jeu. Nadal le disait souvent : "Ma pression, c'est de bien jouer." Pour cela, l'accompagnement mental devient capital.
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Novak Djokovic, Paris 2023

Crédit: Getty Images

Djokovic vient de réaliser une année 2023 stratosphérique avec quatre finales de Grand Chelem pour trois victoires, comme en 2021. Mais cette année, le Serbe est en train de faire encore plus fort : 91,1% de victoires contre 88,7% il y a deux ans. Qu'est-ce qui le rend aussi fort ?
C.B. : En finale de l'US Open 2021 contre Medvedev, Djokovic était en lutte permanente pour évacuer le résultat de son esprit. S'il n'a pas réussi, c'est parce que ce résultat et l'image de Rod Laver (seul tennisman à avoir réussi le Grand Chelem calendaire en 1969, ndlr) étaient trop placés en avant. Ce qu'il souhaite en réalité, c'est jouer son meilleur tennis sur le point qui arrive. Il suffit d'observer ses mimiques habituelles : sa respiration, ses yeux qui s'ouvrent avant de retourner pour être bien implanté dans le moment présent… Djokovic a acquis des connaissances sur son corps et son mental suffisante pour garder cette mentalité plongée dans l'instant. Et cette année à l'US Open, nous avons clairement vu ce changement de mentalité : on l'a senti heureux d'être là pour mettre en place son tennis. Et tout le monde a vu ce que cela a donné…
La deuxième chose, c'est que son âge va progressivement jouer sur sa condition physique. Si on compare physiquement le Djoko actuel et celui d'il y a dix ans, celui de 2023 serait peut-être un ton en dessous. En revanche, sa connaissance de lui-même est largement supérieure. S'il aborde un match avec le bon état d'esprit, il va jouer son meilleur tennis à chaque fois. Et ça, c'est très fort ! Peu importe l'âge, Djokovic est en constante réflexion sur le progrès. Il n'arrête jamais de travailler sa respiration, sa position assise. Sa femme disait que quand elle le cherchait, elle n'avait qu'à aller dans la salle de gym pour le voir faire ses assouplissements (rires) ! Même quand il se repose, c'est pour performer. La période Becker lui a énormément apporté dans son jeu vers l'avant sur l'aspect tactique. Quand le mental et la tactique sont performants, on se retrouve en phase avec l'instant présent. En tennis, tu es plus souvent en train de réfléchir que de taper dans la balle. Dans ce registre mental, Djoko est le plus fort. D'ailleurs, le dernier Paris-Bercy l'a prouvé : trois matchs mal embarqués contre Griekspoor, Rune et Rublev, mais trois victoires en fin de compte.
Dans votre ouvrage, vous expliquez que Djokovic a dû se construire dans l'ombre de la rivalité entre Rafael Nadal et Roger Federer, aimés par un public qui ne fonctionnait que dans la dualité tennistique. Comment était-il possible de voir Djokovic se faire une place dans le cœur des gens dans de telles conditions ?
C.B. : Pendant quatre ans, Djokovic est resté numéro trois mondial derrière les deux autres. Connaissant la personnalité de Djokovic, cela fait long. En 2011, il remporte trois tournois du Grand Chelem et devient numéro un mondial. Entre-temps, il a mis en place toute une préparation pour atteindre le sommet. Il aurait pu ruminer, se prendre la tête et se dire qu'il n'allait jamais y arriver. C'est amusant car je m'identifie un peu à Djokovic dans le sens où je suis médecin et qu'au départ, je ne croyais pas à tous ces trucs de méditation. Je me disais que c'était pour les esprits faibles… Djokovic n'y croyait pas non plus, et puis sa femme l'a convaincu d'essayer. Depuis, il explore cet univers. À 10 ans, Djokovic était en Yougoslavie et se protégeait avec sa famille pour éviter les bombardements de l'OTAN. L'OTAN, c'est quand même l'Occident. Djokovic ne le dit pas mais il y a un côté messianique chez lui. Et sur le plan politique, il y a cette image du justicier défenseur du tiers-monde. En contrepartie, Nadal et Federer sont les parfaits représentants de l'Occident : des personnes de bonne famille, sans vague l'un comme l'autre.
De là est née une très grande force intérieure chez Djokovic mais si cette force n'est pas canalisée, elle peut devenir autodestructrice. C'est un peu le mythe de Star Wars avec Dark Vador. Parfois, il y a des moments où il redevient colérique. On l'a bien vu en finale de Wimbledon contre Alcaraz quand il a fracassé sa raquette contre le poteau du filet après le break concédé dans le cinquième set. Cela prouve qu'il n'est pas devenu un robot et démontre toute l'importance de la canalisation des émotions. Enfin, il ne faut pas omettre que Djokovic a du cœur pour son sport et la création de son syndicat (le PTPA, alternatif à l'ATP, NDLR) prouve son désir d'aider les autres. Pourquoi ? Parce qu'en faisant du bien aux autres, on se fait aussi du bien à soi-même. Grâce à cela, l'ATP devrait donner une prime supplémentaire à chaque joueur jusqu'à la 300e place mondiale. Dans ce milieu très capitaliste et élitiste, ce désir de partage ne peut qu'être une bonne nouvelle.
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Le public trop dur avec Djokovic ? "Il y a une animosité prête à se déclencher au moindre geste"

Son humour à la fois sur et hors du court pendant sa carrière, les imitations de tennismen et tenniswomen, ses déguisements… Était-ce une manière de contrecarrer son personnage médiatique de vilain petit canard ou c'est tout simplement Djoko ?
C.B. : L'humour, cela va de pair avec l'intelligence. De fait, cela fait partie de sa personne même si Djokovic reste une personne qui souhaite être aimée. Il aime que les projecteurs soient sur lui. Cet humour, il l'a utilisé pour amener de la vie dans ce circuit un peu trop aseptisé. Avec l'âge, il s'est un peu calmé sur ses célébrations mais tout de même, on voit que cela fait partie de lui. Contre Griekspoor à Bercy, je vois cet humour ressurgir au moment où il fait sa double faute à 4-4 dans le dernier set pour se faire breaker. À un moment, il relance le public à et les incite à siffler avec le sourire. En l'espace de quelques secondes, il a réussi à transformer son énervement en moment de détente avec le public. Et derrière, il fait les huit points et remporte le match. C'est monstrueux ! Il fait de l'humour une force supplémentaire pour relativiser l'instant présent et mieux aborder le point suivant. S'il était resté énervé, c'est certain que cela aurait été plus compliqué.
Ces petits détails, ce sont des choses qui se travaillent avec un staff ?
C.B. : Bien sûr. Là, je pense automatiquement aux finales contre Federer à Wimbledon. Dans ce cas de figure, il sait très bien que tout le public est pour Federer. Il se prépare à cela, que ce soit dans les séances du matin avant le match à travers des méditations ou même des balades en forêt. Il s'imagine que finalement, les gens vont crier "Federer" mais il les entend comme des "Djokovic". Il parvient à capter l'énergie du public et la récupérer alors qu'à l'origine, elle est plutôt offerte à son adversaire. Mais Djokovic est dans l'acceptation de la situation : Federer est une légende, il a les acclamations qu'il mérite mais de son côté, Djokovic est convaincu qu'il est également un grand joueur de tennis et qu'il est heureux de jouer ce match face à Federer. Il prend cela comme une opportunité de prouver qu'il est très, très fort lui aussi. Cette mise en condition fait qu'il n'est pas surpris de l'ambiance à laquelle il prend part.
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"Plus que Federer, Nadal ou un autre joueur, Djokovic est le plus sérieux dans son projet sportif"

Les finales de l'Open d'Australie 2012 et Wimbledon 2019 sont des témoignages de la supériorité de Novak Djokovic contre Rafael Nadal et Roger Federer dans les moments clés. Pourrait-on encore être surpris par de nouveaux paliers mentaux atteints par Djokovic à l'avenir ou avons-nous passé l'apogée de son talent dans cet exercice ?
C.B. : Les efforts de Djokovic dans ce domaine, c'est jour après jour. Son mental est toujours en croissance. Concrètement, il ne sait pas combien d'années à très haut niveau restent encore dans sa carrière mais au fond de lui, il espère les 40 ans. Federer l'a fait, pourquoi pas Djokovic ? Le dernier Grand Chelem de Federer est remporté à 39 ans (à 36 ans en fait lors de l'Open d'Australie 2018, Federer a joué son dernier Grand Chelem à près de 40 ans à Wimbledon en 2021, NDLR), cela veut dire qu'à part des pépins physiques, il n'y a pas de risque. Et ça, Djokovic le sait très bien. C'est pour cela qu'il axe sa saison sur les quatre tournois du Grand Chelem et quelques Masters 1000 qui deviennent progressivement des tournois de préparation. Honnêtement, je me demande s'il n'est pas en train de se dire qu'il peut aller jusqu'à 30 Grands Chelems en carrière. C'est bien 30, c'est un chiffre rond. Surtout quand Federer est à 20… Cela paraît fou de l'imaginer mais avec Djokovic, c'est possible. Et là vis-à-vis de l'Occident, il n'y aurait plus vraiment de match ! (Rires.)
Et par rapport à Nadal, qu'est-ce qui fait la bascule dans cette quête de devenir le tennisman le plus titré de tous les temps ?
C.B. : Récemment, Agassi a dit que Nadal était le GOAT à ses yeux parce qu'il devait à chaque fois battre Federer et Murray. Même si j'adore Nadal, je ne peux pas rejoindre Agassi là-dessus. Djokovic aussi a dû combattre Federer et Murray, ils n'ont qu'un an d'écart (rires) ! Agassi, c'est un Américain, donc un représentant de l'Occident. Il y a une forme de politique et d'histoire derrière ce débat. Si tu poses la question à Rublev ou Medvedev, ils pencheront pour Djokovic. Après, il faut comprendre que Federer, Nadal ou Djoko sont hallucinants dans leurs performances… Il ne faut pas encore enterrer Nadal, même si je pense qu'il a 20% de chances de retrouver son meilleur niveau physique car il va repartir de très loin. Et de l'autre côté, Djokovic a vraiment à cœur de démontrer par A+B que c'est lui le GOAT. Au niveau de tous les chiffres, mis à part la médaille d'or aux JO qu'il n'a pas encore, tout va dans son sens. D'ailleurs, Djokovic a dit qu'il espérait encore remporter une médaille à la Serbie aux prochains JO (il a déjà remporté le bronze à Pékin, ndlr). Il n'a pas parlé du métal. Et c'est bien vu : il s'enlève de la pression, il reste zen par rapport à cela. Mais dans le fond, tout le monde sait quelle médaille il vise…
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Djokovic se fait huer par Bercy... et en réclame davantage

2023 semble avoir établi un constat : mis à part en Serbie et en Italie, l'actuel numéro un mondial est régulièrement chahuté par le public dans les matchs à forte tension. À quoi cela est-il dû ?
C.B. : Le spectateur qui a payé sa place pour voir Djokovic, il en veut pour son argent. En l'occurrence, il n'a pas envie de voir Djokovic gagner 6-2 6-2, merci et au revoir. Le public a envie de voir un match serré, il est à la recherche des émotions. Nous n'en sommes plus à l'époque romaine où l'on disait "du pain et des jeux" mais parfois, cela y ressemble. On veut que le numéro un soit mis en difficulté et doive sortir de ses retranchements pour donner du spectacle. Ça, c'est un premier élément d'explication sauf si le spectateur est absolument fan d'un des deux tennismen. Maintenant, il y a tout de même cette aura autour de Djokovic qu'il soit aimé ou détesté.
Vous avez été ancien joueur de tennis professionnel, vous connaissez le poids lié à la pression des Grand Chelem. Comment est-il possible de voir Djokovic devenir encore plus fort lorsque la foule se met à le siffler ?
C.B. : C'est difficile à répondre car nous ne sommes pas dans sa tête. Mais j'ai l'impression qu'au plus profond de lui-même, il se sent en mission pour une forme de justice. Que ce soit à Melbourne, Paris, Londres ou New-York, il est à chaque fois dans un temple de l'Occident. Il se met dans la peau du petit Serbe que le monde aimerait écraser, et il se conditionne pour que cela n'arrive pas. Il doit y avoir quelque chose de cet ordre-là, avec une symbolique qui oscille entre la légende de David contre Goliath et celle de Robin des Bois, celui qui donne de la joie aux opprimés.
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Sifflets, chambrage et 1er set : Djokovic "gâté" face à Dimitrov en finale

Sur la totalité de sa carrière, Djokovic compte 122 victoires pour seulement 17 défaites contre des tennismen français. Depuis son premier Grand Chelem remporté en Australie contre Jo-Wilfried Tsonga en 2008, le ratio baisse à 107-9. Et sans les affrontements contre Tsonga, cela fait du 90-3… Le tennis français ne manquerait-il pas de l'esprit Djokovic pour retrouver les sommets ?
C.B. : Ce qu'il manque cruellement au tennis français, c'est quelqu'un capable de gagner des tournois du Grand Chelem. Avec la belle génération des Mousquetaires que nous avons connue, on sentait que c'était accessible. Je pense surtout à Tsonga et à Monfils. Mine de rien, c'était déjà vachement bien d'avoir cette sensation d'être proche d'en gagner un. Là, nous n'avons pas de tennisman capable d'atteindre une demi-finale de Grand Chelem. Je souhaite évidemment que cela arrive, mais je vois mal l'un de nos compatriotes y arriver en Australie en début d'année prochaine. Dernièrement, Ugo Humbert a mis en place une psychologue dans son équipe. Le fait qu'il en parle et qu'il s'ouvre sur le sujet en disant qu'il n'était pas bien par le passé, je trouve ça super. Les psychologues ont un diplôme d'Etat, ils savent repérer quelqu'un de déprimé, ce sont des personnes compétentes. Avec cela, j'ai la sensation que Humbert peut progresser en Grand Chelem. Le haut de la FFT doit transmettre le bon état d'esprit. Actuellement, il n'y a pas de sérénité. Et pour revenir à Djokovic, il a acquis cette sérénité dans le temps. Il ne faut pas être conditionné par le résultat et mettre la charrue avant les bœufs : c'est en prenant connaissance de soi-même que l'on devient serein, et c'est parce qu'on est serein que les résultats arrivent.
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