Interview de Patrick Mouratoglou : "La mentalité française n'est pas une mentalité de gagnant"

Ancien coach de Serena Williams désormais aux côtés de Naomi Osaka, Patrick Mouratoglou est devenu un personnage à part entière du circuit ATP et WTA ces dernières années. Rencontré à Nîmes le week-end dernier dans le cadre de l'UTS, qu'il a créé à rebours des traditions, il donne sa vision sur le tennis actuel, la mentalité française et l'évolution du jeu. Entretien.

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Propos recueillis par Frédéric VERDIER
Patrick, quand on parle de vous sur le circuit, il est rare qu'on dise que vous avez un esprit étriqué. Nous sommes dans les arènes de Nîmes pour l'UTS et le décorum en est encore la preuve. Vous ne laissez personne indifférent…
Patrick Mouratoglou : Disons que je ne suis pas conservateur. Je n'ai rien contre la tradition, au contraire. D'ailleurs, je trouve magnifique que les quatre Grands Chelems soient aussi différents, qu'il y ait beaucoup d'histoire, etc. Mais être conservateur pour l'être, je trouve ça dommage. Et, surtout, je suis conscient que le monde est en évolution. Et plutôt que de m'opposer à une évolution à laquelle personne ne peut s'opposer, j'essaie de m'adapter et j'essaie de faire en sorte que les choses que j'aime s'y adaptent aussi. Le tennis faisant clairement partie des choses que j'aime, j'ai réfléchi à comment proposer une évolution qui permette au tennis de rester un sport aussi important. Les statistiques, si on s'y penche et qu'on les regarde avec sérieux, ne sont pas très encourageantes pour l'avenir. Pour le présent et les dix prochaines années, elles sont excellentes. Mais quand on regarde un peu plus loin, il y a lieu de s'inquiéter. Et je pense que plutôt que d'attendre les dernières minutes pour se réveiller, c'est toujours plus intéressant d'anticiper.
Justement, le circuit actuel est à la croisée des chemins avec des mastodontes qui sont en train de quitter la scène. Comment jugez-vous l'évolution du circuit masculin ?
P.M : Sur l'aspect purement du jeu, je trouve qu'il y a beaucoup de gens qui sont très négatifs. Ils l'ont d'ailleurs été avant même que les trois géants ne prennent leur retraite. Deux l'ont fait, Novak se bat encore. Mais on était très négatifs en disant : 'après eux, ça va être horrible, etc. On ne trouvera jamais des joueurs comme on en a connu.' Peut-être pas, mais on connaîtra d'autres joueurs avec d'autres personnalités, avec d'autres jeux. Récemment, j'entendais encore que maintenant, les joueurs frappaient toutes les balles, dans tous les sens… C'est complètement faux. Alcaraz est un joueur qui a dans sa palette autant que Federer, sans aucun doute. Oui, Sinner a un jeu un petit peu stéréotypé. Mais ce qu'il fait, il le fait tellement bien que c'est le meilleur joueur du monde aujourd'hui. Je trouve qu'il y a beaucoup de diversité et c’est très excitant. Les joueurs jouent de mieux en mieux, frappent de plus en plus fort, ratent de moins en moins, sont de plus en plus affûtés… C'est normal, c'est l'évolution d'un sport, de tous les sports, d'ailleurs, vers la professionnalisation.
Il y a une vraie différence ?
P.M : Le tennis est professionnel depuis longtemps mais il l'est de plus en plus. Il y a de plus en plus d'argent, de plus en plus de compétences autour des joueurs. Ils voyagent tous avec leur kiné, leur préparateur physique. Il y a 30 ans, il n'y en avait aucun qui faisait ça. Donc, ils sont beaucoup mieux préparés, ils sont capables de jouer plus longtemps, de frapper plus fort, de mieux bouger. Un exemple concret : avant, les grands n'arrivaient pas à bouger. Maintenant, les grands bougent incroyablement bien. Je trouve ça réjouissant.
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Et au niveau des joueurs, lesquels vous semblent les plus prometteurs, avec le plus de potentiel pour aller très haut ?
P.M : Il y a un certain nombre de paramètres à regarder qui me semblent importants. Le premier, c'est la croyance qu'ils ont en eux. Ça, c'est presque le critère le plus important. S'il n'y a pas cette croyance extrêmement forte qu'ils vont être le meilleur, comme l'avait Novak… Je fais un aparté d'ailleurs, désolé. Quand on regarde les trois plus grands, que ça fasse plaisir ou pas, il y en a un des trois qui est le plus grand de tous. Il a été plus longtemps numéro un mondial, il a gagné plus de Grands Chelems, le plus de Masters 1000, il les bat partout. C'est Novak. Quand on regarde les trois, il y en a deux qui occupaient la place quand Novak est arrivé. Tout le monde disait qu'ils étaient imbattables. Novak est arrivé avec un jeu très moyen. Même aujourd'hui, à la fin de sa carrière, quand on regarde le jeu de Rafa, le jeu de Roger, le jeu de Novak, c'est incroyable que ce soit Novak le plus fort des trois, celui qui a battu tous les records. Ça montre bien que l'essentiel n'est pas dans le tennis, dans la raquette. Évidemment qu'il faut le tennis, mais l'essentiel, ce qui fait vraiment la différence, c'est, l'état d'esprit, la mentalité. Je sais que ça gêne certains de dire ça mais c'est le plus important, de loin.
Mais est-ce que le meilleur est forcément le plus grand, celui qui laissera la plus grande trace ?
P.M : Je suis entièrement d'accord avec cette idée que les chiffres ne font pas tout, bien sûr. Peut-être que dans 50 ans, on dira que Federer a laissé une empreinte infiniment plus grande que Novak. Il n'empêche que, quand on doit désigner le meilleur joueur de tous les temps, on est obligé de se baser sur les réalisations. Si on se base sur un autre critère, c'est complètement subjectif, ça ne veut plus rien dire. L'idée même du haut niveau, c'est "qui est le meilleur ?" Les joueurs s'affrontent, à la fin de chaque semaine, il y a un meilleur de la semaine, à la fin de chaque année, il y a un meilleur de l'année. Donc, c'est un faux débat. Si la question, c'est : qui est le meilleur ? Alors, c'est Novak. 
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Cette conviction, vous la retrouvez chez un jeune actuellement ?
P.M : Sur l'aspect croyance en lui-même, je pense que Fonseca est exceptionnel de ce point de vue-là. Il faut regarder ça mais pas que : la structure qu'ils mettent en place, le jeu aussi, on ne peut pas s'y soustraire, la capacité aussi à ne pas se blesser, la qualité des corps, les points faibles… Je pense qu'aujourd'hui, celui qui a le plus gros potentiel, c'est Fonseca, de tous.
Et les joueurs qui ont récemment gagné des Masters 1000, comme Draper ou Mensik, ou qui voient le Top 10 de près, comme Arthur Fils ?
P.M : Ils ont un gros potentiel, incontestablement. Il y en a un qui se blesse beaucoup, à savoir Draper. Il y a un vrai sujet à mon sens. Il y en a un qui a notamment un coup qui est vraiment beaucoup plus faible que l'autre et ça pourra lui porter préjudice à terme, à savoir Mensik. Chez Arthur, l'état d'esprit est vraiment très bon. On n'est pas habitué à ça en France. Ça, c'est un énorme plus qu'il a, incontestablement. Physiquement, c'est un joueur qui a des aptitudes aussi au-dessus de la moyenne. Et puis, il fait son chemin et il le fait rapidement. C'est un très bon signe.
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Et pourquoi voyez-vous Fonseca au-dessus ?
P.M : Fonseca, il va beaucoup plus vite que tout le monde. Et ça, c'est toujours un signe très, très important.
Vous disiez qu’on n’était pas habitué en France à l'état d'esprit très ambitieux affiché par Arthur Fils. Comment l'expliquez-vous ?
P.M : Je pense que c'est lié à la culture française. Je vais dire ce que je pense vraiment : J'aime profondément la culture française mais je déteste la mentalité française. 
Pourquoi ? 
P.M : Parce que ce n'est pas une mentalité de gagnant. Je ne veux pas dire qu'il n'y a pas des gagnants : il y en a et heureusement. Mais ce sont vraiment des exceptions. J'ai passé beaucoup de temps aux Etats-Unis et c'est l'inverse de manière caricaturale : je n'aime pas du tout la culture américaine mais j'adore leur mentalité.
Alors c'est quoi, la mentalité française ?
P.M : On considère qu'avoir de l'ambition, c'est être prétentieux. Le discours c'est : ‘les gens qui réussissent, ce sont des salauds’. On est aidés pour faire du haut niveau avec ça (ironique). C'est normal que les gens n'osent même pas avoir de l'ambition. Parce qu'eux-mêmes se jugent quand ils ont de l'ambition. Il faut voir petit, il faut penser petit. Et donc, pour faire des grandes choses, que ce soit dans le sport, dans le business, dans tout un tas de secteurs, ce n'est pas terrible. On se l'autorise dans la gastronomie, parce que là, on a le droit d'être les meilleurs. Mais c'est uniquement dans quelques secteurs.
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C'est uniquement français ça ?
P.M : Oui, il n'y a pas que les Américains. En Serbie, même en Italie, les gars ont une ambition de fou. Donc c'est vraiment une spécificité française. Et malheureusement, ce n'est pas une bonne.
Avec la nouvelle génération, incarnée par Léon Marchand, Victor Wembanyama, Kylian Mbappé voire Arthur Fils, on a l'impression que ces complexes sont en train s'estomper…
P.M : Ils disent d'ailleurs tous la même chose que moi sur ce sujet. Franchement, je ne demande que ça. Mais quand on voit la mentalité globalement en France, ce serait vraiment très étonnant que ça ne touche pas le sport. Je ne suis pas intéressé par les voitures mais : en France, si on a une bagnole correcte, on se la fait rayer dans la journée. C'est irréel. Parce que les gens sont jaloux, en fait. A l'inverse, aux Etats-Unis, le mec réussit, on se dit : 'génial, j'ai envie de faire pareil'. Ici, on dit que c'est un salaud. C'est complètement hors-sujet. Il y a vraiment une chape de plomb en France et les joueurs français sont vachement freinés par ça.
Vous parliez de jalousie : est-ce que l'UTS, que vous avez créé, pourrait rendre l'ATP jaloux ?
P.M : Je ne suis pas en compétition avec l'ATP, je n'ai pas envie qu'ils soient jaloux. Est-ce que j'ai envie de faire ce changement avec eux ? Oui. Le tennis est un des sports les plus conservateurs au monde. Pas le sport mais les fans. Dès qu'on veut changer le moindre petit détail, il y a une levée de bouclier immédiate. Et le rôle de l'ATP, l'un des rôles de l'ATP, c'est de faire en sorte que les fans de tennis soient satisfaits. Ils passent leur journée à faire ça, à tout faire pour ne pas décevoir. Et je trouve que l'exemple de la Coupe Davis est un très bon exemple. Il ne faut pas toucher à la tradition, il ne faut pas toucher au monument qu'on a. L'erreur qu'a fait Piqué avec la Coupe Davis, c'est de toucher au monument. Donc il faut proposer autre chose à côté, pour élargir la fan base. Aujourd'hui, l'âge moyen du fan de tennis est de 61 ans. Ça ne veut pas dire que dans les stades, ils ont 61 ans de moyenne. Mais ça veut dire que les gens qui suivent le tennis tout au long de l'année ont 61 ans de moyenne. Pourquoi ? Parce qu'en fait, cette fan base, c'est celle des années 70, des années 80. Quand on tombe amoureux du tennis, c'est pour la vie. Ces gens-là sont toujours là. Ils seront là jusqu'à leur mort. Le problème, c'est qu'il n'y a personne derrière. C'est cette fan base qu'il faut construire.
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Les fameuses arènes : l'incroyable décorum de l'UTS Nîmes

Crédit: Getty Images


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