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1983, la fin du mépris : comment l'Open d'Australie est redevenu un Grand Chelem

Laurent Vergne

Mis à jour 31/01/2023 à 16:41 GMT+1

LES GRANDS RÉCITS - Longtemps, l'Open d'Australie, déserté par les meilleurs joueurs du monde, a été le parent pauvre du Grand Chelem, au point de craindre de perdre ce prestigieux statut. Il a fallu attendre l'édition 1983 et la présence de stars comme Mats Wilander ou John McEnroe, pour stopper l'infernale spirale. Depuis, le tournoi a regagné ses galons pour devenir ce qu'il est aujourd'hui.

Les Grands Récits - Open d'Australie 1983.

Crédit: Quentin Guichard

Qui veut gagner l'Open d'Australie ? Personne, puisque personne ne veut se donner la peine de le jouer. Au carrefour des années 1970 et 1980, le tournoi des antipodes commence à poser un sérieux problème. Seul le label Grand Chelem, avec tout son prestige, le sauve encore d'une perte de son statut. Le remettre en cause, ce serait s'asseoir sur des décennies d'histoire. Mais les stars ont déserté "l'Australian", devenu le parent pauvre de la famille des Majeurs. Il y a Roland-Garros. Wimbledon. L'US Open. Puis, au bout de la saison et de la planète, il y a cet Open d'Australie dont personne ne sait plus quoi faire.
Le problème ne date pas d'hier, mais tant que les joueurs australiens dominaient le monde, la portée de ce boycott qui ne dit pas son nom était atténuée. Sauf que la décennie 70 marque l'irrésistible déclin du tennis "aussie" et un recentrage vers l'hémisphère Nord, avec la mainmise conjointe des Américains et des Européens.
Certains prennent quand même le soin de faire le déplacement et en profitent pour soigner leur palmarès. Guillermo Vilas s'y impose à deux reprises, en 1978 et 1979. Un an avant le doublé de l'Argentin, Vitas Gerulaitis a décroché là-bas son premier et dernier titre majeur. Mais le pompon est atteint au tout début de la décennie suivante, avec les sacres de pacotille de l'Américain Brian Teacher et le "back to back" du Sud-Africain Johan Kriek en 1981 et 1982. Deux très bons joueurs, mais pas des grands champions. De fait, le palmarès australien fait peine à voir quand Björn Borg, John McEnroe et Jimmy Connors se partagent les honneurs dans les autres tournois du Grand Chelem.
Borg n'a plus mis les pieds en Australie depuis 1974, son unique participation. Seul un possible Grand Chelem pourrait l'inciter à effectuer le long déplacement au mois de décembre puisque, à l'époque, le tournoi se tient en clôture du calendrier après les trois autres Majeurs. Mais les échecs répétés du Suédois à l'US Open régleront le problème. Connors, lui, n'a plus été aperçu là-bas depuis 1975. McEnroe n'a jamais pris la peine de faire le voyage.
Pour nous, ce n'était pas un tournoi du Grand Chelem
Sans les personnages majeurs du tennis, comment considérer l'Open d'Australie comme un Grand Chelem à part entière ? Imaginez une seconde que Federer, Nadal et Djokovic aient conjointement zappé Melbourne durant une décennie. "Pour nous, ce n'était pas un tournoi du Grand Chelem, nous ne le considérions pas comme tel", avoue Mats Wilander, lequel a émergé au sommet en remportant Roland-Garros au printemps 1982.
La crise est telle que plusieurs solutions sont envisagées, certaines radicales. A l'été 1982, une rumeur se propage : l'Open d'Australie pourrait purement et simplement être supplanté en tant que quatrième plus grand tournoi du monde par le Masters, dans une version remodelée, voire par l'US Pro Indoor, un rendez-vous important de la saison basé à Philadelphie. Mais il va suffire d'une édition pour inverser la tendance, redonner du lustre à ce Grand Chelem mal aimé, doublement mal placé sur la carte et dans le calendrier.
"Croyez-le ou non mais, pour moi, il y avait beaucoup d'évènements qui n'étaient pas des Grands Chelems mais que je plaçais bien au-dessus de l'Open d'Australie, nous dit John McEnroe. Le Masters, surtout au Madison Square Garden, le WTC à Dallas étaient des rendez-vous beaucoup plus importants que l'Open d'Australie dont, pour être franc, je n'avais strictement rien à faire."
Les organisateurs, conscients d'aller dans le mur, font tout ce qu'ils peuvent pour attirer les vedettes. En vain. "Au début des années 80, ils ont essayé de proposer des garanties financières aux meilleurs mondiaux, mais personne n'avait envie d'y aller, reprend Big Mac. Je n'aimais pas le calendrier, certaines années ça se passait même pendant Noël et le Jour de l'An. C'était n'importe quoi. Je leur ai dit 'Écoutez, si vous changez vos dates et que vous faites ça début décembre, je viendrai'. Ils l'ont fait et je suis venu."

Le bonus de 600 000 dollars

Par pudeur ou par amnésie, John McEnroe oublie un argument massue à l'origine de son premier voyage aux Antipodes en 1983. Comme souvent, l'argent est le nerf de la guerre. Il sera ici surtout celui de la paix entre le tournoi et les principaux personnages du circuit.
Le classement ATP Race n'a pas encore été inventé mais il existe quelque chose d'approchant, le Grand Prix Circuit, qui perdurera jusqu'à la création de l'ATP Tour en 1990. Générant un classement parallèle à celui, officiel, de l'ATP, il regroupe une quinzaine de tournois, les plus importants de la saison. En cette année 83, c'est le Grand Prix qui sera à l'origine du regain d'intérêt pour l'Open d'Australie : le vainqueur final du classement recevra un bonus de 600 000 dollars. Une somme colossale à l'époque.
"Soyons honnêtes, c'est la raison pour laquelle moi, John (McEnroe) ou Ivan (Lendl) sommes venus, sourit Mats Wilander. L'année d'avant, personne ne s'était déplacé. 600 000 dollars, c'était énorme." Ils sont encore quatre en cette fin de saison 1983 à pouvoir prétendre à la première place du Grand Prix : McEnroe, Lendl, Wilander et Connors. "Seul Jimmy n'est pas venu, il était le grand absent mais globalement, l'impression générale, c'était que tout le monde était là, ce qui n'était pas arrivé à l'Open d'Australie depuis… peut-être depuis jamais. Je ne sais pas exactement à quoi ça ressemblait dans les années 50 ou 60, mais là, il y avait un feeling différent", décrit le Suédois.
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Mats Wilander en 1983.

Crédit: Getty Images

En réalité, Wilander exagère un peu. Sur l'ensemble du Top 20, ils ne sont que six à se présenter sur la ligne de départ. Mais la triple présence de McEnroe, Lendl et Wilander donne une épaisseur inédite au paquet cadeau australien et c'est bien là l'essentiel. Au-delà de ce trio majeur, ils sont tout de même nombreux à partir à l'aventure car, pour beaucoup, le long voyage s'apparente à cela. Comme le jeune Américain Ken Flach, futur très grand spécialiste du double avec son compère Robert Seguso, qui emprunte 3000 dollars à ses parents pour payer ses billets et l'hébergement. Il ne rentrera pas dans ses frais, ou ceux de ses parents, mais gardera un souvenir impérissable.
A un autre niveau d'ambition, il en va de même pour Wilander. Le jeune Mats va rester six semaines au total. "C'est le meilleur séjour de toute ma carrière, assure-t-il. Toutes années et pays confondus, cela reste mon meilleur souvenir. Un mois et demi fantastique en Australie. Parce que j'étais avec tous mes potes suédois. C'est même pendant ce voyage que j'ai appris à jouer au golf. Et à boire de la Foster (une célèbre marque de bière créée en Australie à la fin du XIXe siècle). Je suis tombé amoureux de l'Australie en grande partie parce que j'ai adoré être aussi loin de chez moi. J'étais coupé de la Suède, je me foutais de ce qu'il se passait à la maison, même si je ne devrais pas dire ça, je suppose. On était isolés. En tant que joueur, je pouvais être hyper concentré."
La légende urbaine a retenu que si le Suédois est venu en Australie cette année-là, c'était pour préparer la finale de la Coupe Davis, prévue dans la foulée. Ce n'est qu'à moitié vrai. "Non, ce n'est pas la raison principale... Enfin, je serais allé en Australie de toute façon puisqu'il y avait la finale de la Coupe Davis, mais si j'ai joué l'Open d'Australie, c'était surtout pour ce bonus de 600 000 dollars qui, je l'avoue, faisait un peu baver le gamin de 19 ans que j'étais." Pour se faire une idée, six mois plus tôt, la victoire de Yannick Noah à Roland-Garros lui a rapporté 675 000... francs, soit environ 100 000 dollars de l'époque. On comprend que cela motive.
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Yannick Noah et Mats Wilander en finale de Roland-Garros, en 1983.

Crédit: Getty Images

C'est de l'herbe, et de l'herbe, c'est de l'herbe !
Mais s'il savoure ce "trip Down Under" d'un bout à l'autre, ce n'est pas par simple appât du gain. Wilander a donc embarqué avec tous ses potes de l'équipe de Coupe Davis. Anders Jarryd. Hans Simonsson. Et Joakim Nystrom, son meilleur ami et compagnon de chambrée. S'il rêve fondamentalement de quelque chose en ce mois de décembre, c'est de soulever le Saladier d'argent, pas de gagner l'Open d'Australie, le Grand Prix ou le pactole de 600 000 dollars.
"Si on m'avait donné le choix entre gagner la Coupe Davis ou l'Open d'Australie et le jackpot, confie Wilander, j'aurais choisi la Coupe Davis, à coup sûr. Sans la moindre hésitation. Pour le prestige, d'abord, qui était tellement supérieur à celui de l'Open d'Australie. Mais c'est aussi pour le partage. On était vraiment des potes. Il faut comprendre qu'on se connaissait tous depuis qu'on avait 8-10 ans."
C'est aussi la première finale de cette génération, huit ans après la victoire de l'équipe de Borg. Avec l'émergence prochaine de Stefan Edberg en renfort, la Suède va marquer de son empreinte les années 80, disputant... sept finales consécutives. "J'ai été de toutes les campagnes et de toutes les finales, à part celle de 1987 parce que je me mariais", rappelle l'ancien numéro un mondial.
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La Dream team suédoise des années 80. ici, lors du premier sacre en 1984 : Hans Olsson, le capitaine, Henrik Sundström, Mats Wilander, Anders Järryd et Stefan Edberg.

Crédit: Imago

Puis le tennis australien résonne en lui. Il est né en 1964, au cœur de l'ère dorée du tennis "aussie", de Rod Laver à Ken Rosewall en passant par Roy Emerson et tant d'autres. "J'ai un père qui était un immense fan de tennis et pareil pour mes deux frères aînés, explique-t-il. Dans la famille, les Australiens étaient des légendes. En plus, les grands joueurs australiens venaient souvent jouer à Bastad en Suède après Wimbledon. Les mecs étaient des dieux chez nous dans les années 60. Je connaissais Emerson, parce que la fédération suédoise l'avait embauché un moment donc je le voyais souvent. C'était donc spécial de jouer là-bas pour moi."
L'Australie, c'est alors Kooyong. Le tournoi a posé ses guêtres dans ce stade de la banlieue de Melbourne en 1972 au charme réel mais presque désuet. "Kooyong, dans les années 80, avait un peu le même esprit que Wimbledon à l'époque, raconte encore Wilander. Beaucoup de vert partout. De la peinture verte sur le bois. Un esprit très classique. Des bancs en bois dans les tribunes, etc. On sentait l'histoire partout et ça me parlait."
John McEnroe, lui, est nettement moins emballé : "Quand je suis arrivé, je me suis dit 'Qu'est-ce que c'est que ces conditions de jeu ?'Kooyong avait du charme mais ça ne faisait pas très Grand Chelem par rapport à Wimbledon, Roland-Garros ou Flushing Meadows, qui était tout neuf à l'époque. Et puis cette chaleur, mon dieu..." Malgré tout, il est l'immense favori du tournoi. Numéro un mondial et facile vainqueur de Wimbledon pour la deuxième fois quelques mois auparavant, il paraît sans adversaire sur le gazon de Melbourne. "Oui, je pensais vraiment gagner le tournoi", sourit-il 40 ans plus tard.
On l'a pourtant prévenu : attention, John, le gazon australien n'est pas tout à fait le même que celui de Wimbledon. "'C'est de l'herbe, et de l'herbe, c'est de l'herbe', voilà ce que je répondais quand on me racontait ces conneries", se souvient le génial gaucher. Et pourtant...

Big Mac marabouté par McNamara ?

Mats Wilander, lui, se sent tout de suite comme un poisson dans l'eau sur le tapis vert de Kooyong. "J'ai adoré le gazon australien, explique-t-il. Quand je l'ai découvert, je me souviens m'être dit 'Wow, c'est tellement cool', parce que c'était rapide mais la balle rebondissait beaucoup et j'avais l'impression d'avoir le choix, d'avoir des options devant moi. Je n'en avais pas sur le gazon anglais, ça allait trop vite, ni sur terre battue parce que le jeu était presque toujours le même. Ici, je pouvais jouer du fond du court, monter au filet, tout était ouvert et j'ai beaucoup aimé ça. Ce fut une révélation."
Mais tout le monde n'a pas pris la mesure de l'aisance du jeune Suédois et quand il retrouve McEnroe en demi-finale, il n'y a pas grand monde pour imaginer qu'il puisse sortir vainqueur de ce duel. Ce que tout le monde ignore, c'est que l'issue de ce match s'est peut-être nouée la veille. Une anecdote improbable, que John McEnroe est presque gêné de raconter tant il craint qu'on le prenne pour un fou :
"Je m'entraînais avec Peter McNamara, un super joueur australien, qui était Top 10, mais il avait eu une grave blessure au genou un an plus tôt. Il essayait de revenir à son meilleur niveau. C'était parfait pour moi de pouvoir taper avec lui pour préparer cette demi-finale. Et là, je ne sais pas pourquoi, mais j'ai commencé à avoir mal au genou pendant notre séance. Le même genou que celui où Peter avait été blessé. C'était complètement dingue. 40 ans après, je vous jure que je ne sais toujours pas si je me suis vraiment blessé sur un mouvement ou si tout ça était juste dans ma pauvre tête. En tout cas, j'ai commencé à gamberger et ça m'a tracassé jusqu'au match contre Mats."
Qui, sait, peut-être Johnny Mac a-t-il été marabouté par Wilander, ou McNamara, ou les deux ? Il ne le sait pas, mais l'élégant australien est un modèle pour le jeune Nordique. "Peter McNamara était mon héros, confirme Wilander. Je l'avais affronté à 16 ans en Coupe Davis et une semaine après, je l'avais encore joué à Stockholm puis à Hambourg en 82 juste avant de gagner Roland-Garros. Il y avait chez lui une façon de marcher, de se déplacer pour jouer son slice de revers que j'adorais. Alors, j'ai essayé de l'imiter."
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Le fameux slice de revers du regretté Peter McNamara, disparu e 2019 à 64 ans.

Crédit: Getty Images

J'ai perdu contre un Suédois qui bronzait mieux que moi
Le lendemain, on voit distinctement un bandage sur son genou droit. Malgré le gain du premier set, John McEnroe s'incline à la surprise générale contre ce Scandinave considéré comme un pur spécialiste de la terre battue (4-6, 6-3, 6-4, 6-3). Wilander est le premier surpris : "C'est John McEnroe, hein. Je ne vais pas battre John McEnroe sur gazon, aucune chance. Zéro. Donc je viens juste pour jouer. Et là... Il me fait service-volée. Oh, j'arrive à retourner. Oh et je sers bien. Ah, j'ai vraiment gagné ce match ? Derrière, je l'ai encore battu en double en plus, le même jour. Mais je crois bien qu'il a balancé le match. Il ne le dira jamais mais je crois qu'il était tellement déçu d'avoir été éliminé en simple qu'il en avait marre. Donc McEnroe, pour moi, c'était vraiment 'Mon dieu, comment est-il possible que j'ai gagné ?'".
Si elle n'est pas aussi douloureuse que celle qu'il concèdera six mois plus tard en finale de Roland-Garros contre Ivan Lendl, cette pilule a eu du mal à passer pour l'Américain. "J'ai vraiment le sentiment d'avoir laissé filer ce tournoi alors que j'étais le plus fort", nous dit-il dans un regret d'autant plus grand qu'il ne remportera jamais l'Open d'Australie.
Derrière l'humour, il n'en revient toujours pas : "Je me disais 'Comment j'ai pu perdre sur cette surface et sous ce cagnard contre un Suédois, le seul mec qui avait encore la peau plus blanche que moi ?' Mais ça m'a toujours énervé chez eux. Il doit y avoir un truc avec les Suédois qui étaient tous blancs comme des culs mais qui bronzaient super bien. Borg était comme ça, Mats aussi et Edberg après lui. Moi, je prenais des coups de soleil et je devenais tout rouge. Malheureusement, c'est surtout à ça que je pense quand on me parle de l'Open d'Australie 1983 : J'ai perdu contre un Suédois qui bronzait mieux que moi."
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John McEnroe et les fameux coups de soleil australiens...

Crédit: Imago

L'affiche de la finale n'est pas celle attendue. Mats Wilander, le terrien, affronte Ivan Lendl, guère plus herbivore que lui. Leur première confrontation dans une finale de Grand Chelem. Quatre autres suivront, deux à Roland-Garros, deux autres à l'US Open. Dans cette phase initiale de leur rivalité, les débats sont équilibrés. Trois victoires partout. Mais autant il ne se donnait aucune chance contre McEnroe, autant, cette fois, le Suédois y croit.
"Lendl, c'était différent, analyse-t-il. Je l'avais battu à Roland-Garros, je commençais à être à l'aise contre lui et, sur gazon, Ivan cherchait encore son jeu. Il avait du mal à contrôler les choses. Pour moi, il essayait d'être un vrai joueur de gazon mais il a perdu trop de temps dans cette quête-là et c'est pour ça qu'il n'a jamais gagné Wimbledon. Bien sûr, il est devenu très fort sur herbe puisqu'il a fait deux finales à Londres, mais j'étais meilleur que lui dans le petit jeu, ce qui comptait sur gazon. Puis j'avais donc ce slice de revers désormais. C'est dans cette finale que j'ai senti que je commençais à l'utiliser intelligemment. Je me souviens être rentré sur le court en me disant 'J'ai plus d'options de jeu que lui.'"
Hé, les gars, regardez-moi, je sais servir, monter au filet et gagner sur gazon et je ne suis pas si chiant à regarder jouer
Cette finale, Mats Wilander la survole, écrasant Lendl en trois sets (6-1, 6-4, 6-4). Avec le recul du temps, la neutralité de sa joie surprend sur les images. L'époque voulait cela, mais le contexte australien aussi, sans doute. "Si je suis honnête, dit-il, même en le jouant en 83, on n'avait pas tout à fait le sentiment de disputer un Grand Chelem.Ça l'est devenu au fil des années. Quand on arrive en 83, pour nous, c'était un peu comme Miami ou Indian Wells. Un gros truc mais sans le prestige de Roland-Garros, Wimbledon ou l'US Open. Il a fallu du temps pour que 'l'Australian' rattrape les années perdues."
Mais Mats l'avoue tout de même, lors de la cérémonie protocolaire, un autre sentiment l'a envahi : "Quand j'ai soulevé le trophée après avoir battu McEnroe puis Lendl, c'était quelque chose, quand même, je l'ai compris à ce moment-là."
Wilander va même plus loin. Il a remporté sept tournois du Grand Chelem, il a été numéro un mondial, mais il reste convaincu que sur le strict plan tennistique, cette victoire en Australie en 1983 est "la plus importante" de toute sa carrière. Il s'explique :
"Elle m'a fait comprendre que je n'étais pas obligé de jouer comme un limeur, comme quand j'ai gagné à Roland en 82. J'avais alors l'impression de ne pas avoir d'armes dans mon jeu. Si je voulais gagner un match, il fallait 'juste' que je sois capable de rester là à renvoyer la balle pendant des heures, et je savais le faire. Je ne m'ennuyais pas sur le court mais j'entendais ce que les gens disaient, à quel point ma finale contre Vilas avait été chiante. Ce n'était pas très élogieux. Je m'en foutais bien sûr, car il s'agissait de gagner ou perdre.
Mais cette victoire à Melbourne m'a totalement ouvert l'esprit et dessiné un autre horizon pour la suite de ma carrière. Être capable de jouer du tennis intelligent en m'éloignant de ce que je savais faire et de ce qu'on m'avait appris m'a fait un bien fou. Je suis toujours surpris d'avoir gagné à Paris en 82. Je ne peux pas croire que j'étais capable de masquer mes faiblesses au point de gagner un Grand Chelem. Un gamin de 17 ans sans coup fort, allez, à part mon revers, ça n'avait pas de sens.
En Australie, c'était différent. Votre cerveau met un plan de jeu en place mais c'est votre cœur qui l'exécute. Vous devez le sentir. Et ce n'est pas simple de savoir à quel moment jouer le coup adéquat. Pour la première fois, j'ai découvert ça à Kooyong. J'ai compris que je savais faire autre chose que de faire passer la balle 15 mètres au-dessus du filet pendant quatre heures. J'étais devenu un vrai joueur de tennis. Je ne serais jamais McEnroe ou Noah mais j'étais là 'Eh, les gars, regardez-moi, je sais servir, monter au filet et gagner sur gazon et je ne suis pas si chiant à regarder jouer.'"

L'égal des trois autres, pour de bon

Deux semaines plus tard, entre Noël et le Jour de l'An, toujours sur le Central de Kooyong, Mats Wilander remporte ses deux simples en finale de la Coupe Davis contre Pat Cash et John Fitzgerald, mais la Suède s'incline 3-2. "Perdre cette finale a été un désastre, décrit-il. J'étais anéanti. Ça a complètement éclipsé ma joie d'avoir gagné l'Open d'Australie. Ça vous donne une idée de ce qu'était la Coupe Davis et de ce que n'était pas encore tout à fait devenu l'Open d'Australie, même en 1983. Mais cette édition a bien été le début de quelque chose. Tout a recommencé et il n'y a plus eu de retour en arrière."
Il ne sera plus jamais question de brader le Grand Chelem des antipodes. Plus personne ne rigolera du palmarès australien. Mats Wilander conservera son titre l'année suivante, avant un autre doublé, celui de Stefan Edberg. Puis, en 1988, ce sera le troisième sacre de Wilander. L'Australie était devenue une terre suédoise. "Il y avait énormément de supporters suédois, c'est devenu une tradition à Melbourne et tout a commencé cette année-là, surtout avec la finale de Coupe Davis. Beaucoup de jeunes de chez nous partaient en Australie pour un an ou six mois, pour étudier ou bosser dans les bars et, à la fin de leur séjour, ils venaient tous à l'Open d'Australie."
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Les supporters suédois, une tradition vieille de 40 ans en Australie.

Crédit: Getty Images

Une tradition qui se double d'une autre : les supporters suédois portent dans les tribunes des grands chapeaux jaune et bleu, aux couleurs de leur drapeau. Une idée va germer dans l'esprit du jeune Mats. Elle deviendra concrète à la fin de sa carrière : "En 1994, je suis devenu co-propriétaire, avec Mikael Pernfors et Jesper Parnevik (grand golfeur suédois, double vainqueur de la Ryder Cup, NDLR) de la société qui fabriquait ces chapeaux, Global Caps. Tout ça est né dans ma tête lors de cette tournée australienne en 1983 et c'est aussi pour cela que ce séjour reste si important pour moi."
Deux décisions vont finir d'ancrer l'Open d'Australie comme un Grand Chelem qui compte autant que les autres. D'abord le déplacement dans le calendrier, du mois de décembre au mois de janvier. Le tournoi devient ainsi le grand rendez-vous du début de saison. Puis, en 1988, le déménagement à Flinders Park, renommé ensuite Melbourne Park. Un complexe moderne répondant aux exigences d'un Grand Chelem du XXIe siècle.
Pourtant, Mats Wilander a tiqué au début. "J'ai eu du mal avec Melbourne Park. J'aimais beaucoup Kooyong et je trouvais ça dommage d'abandonner le gazon pour du dur. La première semaine, en 1988, était bizarre. Mais la fin du tournoi, avec beaucoup de grands matches, une finale mémorable entre Pat Cash et moi (victoire du Suédois 8-6 au 5e set) a donné ses lettres de noblesse au lieu."
Mats l'Australien, premier vainqueur à Flinders Park après avoir été celui de l'édition 1983, aura été le personnage central d'une spectaculaire renaissance. En cinq ans à peine, le moribond avait (re)gagné le respect du tennis mondial pour ne plus jamais l'égarer à nouveau. "Il fallait que ce tournoi redevienne l'égal des trois autres, ne serait-ce que pour redonner du sens à la notion de Grand Chelem, juge Wilander en guise de conclusion. Il l'est vraiment. On s'en fout aujourd'hui de savoir quel Grand Chelem on gagne. Il n'y a plus de différence entre les quatre. Et tout ça a commencé en 1983. Je suis heureux de faire partie de cette histoire-là."
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Melbourne Park, que l'on nommait encore Flinders Park, en 1988.

Crédit: Getty Images

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