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De la gloire à la dépression : comment son sacre à Roland-Garros a fait basculer la carrière de Noah

Rémi Bourrières

Mis à jour 13/06/2023 à 14:53 GMT+2

Graal de sa carrière, Roland-Garros 83 a aussi été, pour Yannick Noah, le point de bascule vers des heures plus sombres, et des années plus difficiles. Suspendu juste après son titre, rattrapé ensuite par un gros coup de blues, puis des blessures à répétition et son goût de la fête, il n'a jamais, au fond, complètement retrouvé la même rage de vaincre. Ou alors, c'est le destin qui s'en est mêlé…

Yannick Noah.

Crédit: Eurosport

Une question, a priori anodine. Et soudain, Yannick Noah s'écroule. Il se prend la tête à deux mains, fond en larmes et, désinhibé par les quelques vodka-orange qu'il s'est jetées à la hâte avant de filer devant les micros, vide son sac : "Je suis tout seul. Alors, seul pour seul, je m'en vais. Ciao les mecs. Je vous aime beaucoup, mais je me casse parce que je ne veux pas crever pour vous. Puisqu'on n'en a rien à foutre, puisque ce qu'on aime chez moi, c'est le pognon et les bagnoles, je vais ailleurs…"
Nous sommes le 6 décembre 1983, six mois tout juste après son sacre historique à Roland-Garros qui reste à ce jour, faut-il le rappeler, l'unique du tennis masculin français dans l'ère Open. Autre temps, autre ambiance. Elle semble loin, l'hystérie collective du court central où Yannick hurlait son bonheur à la face du monde et pleurait son émotion dans les bras de son père.
Là, il n'est plus qu'une âme en peine, perdu et désemparé face aux questions des journalistes dans l'ambiance glauque d'une salle de l'hôtel Sofitel Paris Porte de Sèvres, où il est venu confirmer son installation imminente à New York, alors qu'à la veille de Roland-Garros, il clamait encore son bonheur d'être en France. Plus qu'un exil : c'est une fuite.
C'est qu'entre-temps, des larmes de joie aux larmes de désespoir, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts de Paris. Ces mêmes ponts depuis lesquels la nouvelle star du tennis français, et même mondial, révèlera avoir eu l'envie de se jeter parfois, au gré de ses déambulations nocturnes devenues pour lui l'unique moyen de chasser ses nuits sans sommeil.
Une façon de parler selon ses proches, surpris comme tout le monde par l'ampleur du tsunami psychologique en train de le dévaster sans qu'il n'en ait jamais vraiment parlé auparavant. Une façon de parler, peut-être. Mais l'expression à tout le moins d'une réelle difficulté psychologique, venue faucher en pleine ascension celui qui semble, alors, avoir tout pour lui.
A 23 ans, Yannick Noah est aux yeux de beaucoup le grand champion de demain, au même titre qu'un Ivan Lendl ou qu'un Mats Wilander, qui resteront deux des plus grands rivaux de sa carrière mais qui se forgeront un palmarès bien plus épais, sans avoir a priori, du moins à ce stade de l'histoire, un potentiel et une aura foncièrement supérieurs.
Yannick, lui, n'en restera pas là, tant s'en faut. Mais alors qu'il semblait avoir dans la raquette et dans l'estomac les moyens d'aller chercher un autre titre du Grand Chelem, il ne jouera plus jamais la moindre finale majeure. On a souvent comparé son titre parisien à un "accident" de parcours à l'échelle du tennis français. Peut-être. Mais la vraie anomalie est plutôt ce qui est venu après.
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Yannick Noah après sa victoire en 1983.

Crédit: Getty Images

Comment en est-on arrivé là ? Comment ce triomphe à Roland-Garros, censé être l'aboutissement de toute une vie, est devenu sinon son pire cauchemar, du moins le point de bascule vers des heures plus sombres et une deuxième partie de carrière marquée certes par d'autres titres d'importance et de superbes fulgurances, mais globalement plus chaotique, plus sinueuse, moins bordée d'un liseré de certitudes ?
C'est une histoire en plusieurs temps qui résume aussi la personnalité de Yannick, complexe, multiculturelle, à la fois généreuse et excessive, exubérante et pudique, mondaine et solitaire, entière et changeante, bienveillante et cassante, parfois, aussi. Quelque part, "une double personnalité", pour reprendre les mots de Patrice Hagelauer, l'entraîneur de ses meilleures années.
Yannick Noah était sans aucun doute prêt, sportivement, à gagner Roland-Garros, son rêve d'enfance, son obsession permanente depuis son arrivée en France en 1972, au tennis-études de Nice, repéré au Cameroun par Arthur Ashe qui avait aussitôt fait part de sa découverte à Philippe Chatrier, alors président de la Fédération française de tennis. Tout a été dit sur la préparation commando qu'il avait menée lors des semaines précédant ce Roland-Garros 83. Jamais on n'avait vu un joueur français travailler autant, aussi longtemps, avec autant de hargne. Oui, Yannick Noah était prêt à gagner. Il n'était pas prêt, en revanche, à ce qui a suivi.
Cette soirée, c'était "too much". Le lendemain matin, je me sentais un peu violé
La suite ? Immédiatement, elle tourne vinaigre. Cela commence par une fête mémorable donnée au soir de son sacre dans sa résidence de Nainville-les-Roches (Essonne), une fiesta de malade certes restée célèbre pour son casting VIP (Jean-Louis Aubert, Louis Bertignac, Annie Girardot, Paulo Cesar…) mais que l'hôte regrettera vite. "Cette soirée, c'était 'too much', confessera-t-il quinze ans plus tard dans Tennis Magazine. Trop de gens, chez moi, que je ne connaissais pas. Le lendemain, il y avait de la boue partout, c'était triste. Je me sentais un peu violé, ce matin-là. Je ne me suis d'ailleurs pas senti bien de toute la semaine."
Ce 6 juin 1983, Yannick Noah se réveille avec une bonne gueule de bois et ça n'est pas forcément l'ivresse du bonheur. D'autant que cette date marque aussi le début d'une suspension de six semaines que vient de lui infliger le Conseil professionnel – alors l'instance dirigeante du tennis – pour avoir "séché" début mai une rencontre de classement contre l'Allemagne de la défunte Coupe du monde de tennis, à Düsseldorf. Le joueur avait pris le train pour retrouver sa petite amie de l'époque. Et il n'est jamais revenu.
Plus encore que la suspension en elle-même, Yannick ne digère pas le fait que Philippe Chatrier, en sa qualité également de président de la Fédération internationale, a eu une voix semble-t-il prépondérante dans la mise en œuvre de cette sanction aussi sévère que sans appel. Dans sa grande mansuétude, Chatrier a tout de même fait en sorte que cette suspension ne débute qu'au lendemain de Roland-Garros. Mais tout de même. Le joueur se sent trahi par le dirigeant qui lui a tendu la main onze ans plus tôt et qu'il considère un peu comme son père spirituel. "Vous me faites déplaner", écrit-il dans sa chronique mensuelle pour Tennis Magazine.

Près d'un mois sans toucher la raquette

La première fêlure date de là. Au lieu de baigner dans son bonheur, Yannick ressent un malaise. Au lieu de surfer sur sa confiance et ses acquis, il décide de tout (re)lâcher. Rien ne l'empêche de s'entraîner pendant sa suspension. Lui ne touche pas la raquette pendant quasiment un mois, part en croisière avec sa bande d'amis et quand il reprend l'entraînement début juillet, il n'est déjà plus tout à fait le même. Il ne le redeviendra jamais complètement, même s'il touchera du doigt à plusieurs reprises son meilleur niveau et obtiendra du reste son meilleur classement, n°3 mondial (et n°1 en double) trois ans plus tard, en 1986. Le meilleur classement ATP jamais atteint par un joueur français.
Mais là, à l'été 83, il faut tout reconstruire. Déjà, il est blessé. Et il le sera toujours plus ou moins. Deux tendinites au genou, d'abord le droit puis le gauche, perturbent sa reprise, avant de devenir pratiquement chroniques. Une pubalgie gâchera une bonne moitié de sa saison 84. Les adducteurs siffleront en 85. Puis, plus tard, l'épaule, les abdos…
Sans oublier bien sûr les deux blessures les plus tristement célèbres (et malchanceuses) de sa carrière, un tendon d'Achille sectionné en se faisant tomber une malle sur le pied en 1986, puis une brûlure aux jambes en mettant le feu à un barbecue, en 1989. Les deux fois, au moment pile où il semblait enfin enclin à revenir à son meilleur. Presque trop gros pour être vrai.
Hormis ces deux dernières blessures, fruits d'un destin qui semble décidément s'acharner, les autres ne peuvent pas être totalement fortuites. Elles sont la conséquence d'un goût de la fête un peu trop prononcé au goût de certains qui déplorent une hygiène de vie incompatible avec celle d'un sportif cherchant à viser les premiers rôles. Elles sont aussi et peut-être surtout l'expression par le corps d'un certain mal-être qui s'est inséré, sournoisement, dans l'esprit de Noah.
Il a beau aimer, depuis toujours, être au centre de l'attention, Yannick n'est pas encore suffisamment blindé pour faire face au raz-de-marée populaire qui lui tombe soudainement dessus. "En termes de notoriété, il y a clairement eu un avant et un après Roland 83, retrace ainsi l'un de ses amis de jeunesse, Alain Phitoussi, avec lequel il avait l'habitude, jusqu'alors, de faire les 400 coups dans les établissements nocturnes de la capitale. Auparavant, il était connu dans le monde du tennis, mais pas du grand public. Après, c'est devenu Jésus qui marche sur l'eau. On ne pouvait plus faire un pas dans la rue sans qu'il y ait un attroupement d'une heure. Rapidement, c'est devenu très pénible…"
Invité de toutes les émissions télés, proie soudaine des sponsors, Yannick Noah découvre la médiatisation à outrance avec ses bons mais surtout ses nombreux mauvais côtés. Quelque part, il la provoque aussi, avec son caractère affable, son look reconnaissable, son "goût pour la sape et les belles bagnoles" (Phitoussi toujours). Mais là, c'est trop.
Il s'égare, pour reprendre ses propres mots, dans un monde qui n'est pas le sien, peuplé de flagorneurs, de profiteurs et de "haters" - sans parler des inévitables relents de racisme - dont il finit très vite par faire une indigestion. Hypersensible, il vit chaque critique comme une attaque personnelle, presque une agression. S'expatrier devient pour lui une urgence, pour préserver sa santé mentale. Peut-être même sauver sa peau.
"Quand tu gagnes ton premier tournoi du Grand Chelem, il se passe des choses auxquelles tu n'es absolument pas préparé, résume-t-il dans une interview au magazine Tennis de France, en 1987. Le lendemain, mon téléphone a sonné toute la journée, il n'y avait aucune barrière de sécurité. Quand tu vois comment Becker a été protégé après son premier Wimbledon, ou même Lendl après Roland-Garros, tu sens la différence. Moi j'ai été livré à moi-même dans un pays qui n'a que très rarement l'occasion de vive avec un champion un exploit sportif de cette ampleur. C'est la quantité de choses auxquelles j'ai dû faire face qui m'a fait peur, parce que je n'avais plus le temps de faire la part des choses."

Noah et le tennis français, l'histoire d'un divorce

Aux Etats-Unis où il s'installe avec sa (future) première épouse Cecilia, rencontrée à New York lors de cette même année 83 et qui lui donnera ses deux premiers enfants (Joakim et Jelena), Yannick revit, ouvre un restaurant (le Guignol's), s'épanouit dans une autre culture et c'est sans doute aussi à ce moment-là qu'une fracture se crée entre lui et le tennis français, qui contribuera peut-être à lui faire perdre sa fureur de vaincre.
Exemple : à l'automne 83, il "bâcle" pour la première fois une rencontre de Coupe Davis en Australie (une demi-finale, qui plus est), au grand étonnement et au grand désarroi de son capitaine Jean-Paul Loth, qui le lui dira ouvertement et dont il ne cessera ensuite de reprocher le caractère infantilisant, jusqu'à obtenir sa tête en 1987.
A vrai dire, comme un reflet de ses propres atermoiements, presque tout le restant de sa carrière sera marqué par des fâcheries ou des malentendus avec les plus hauts dignitaires du tennis français. Il se brouille avec son "petit frère", Henri Leconte, qui se laisse selon lui monter la tête par son épouse et son entraîneur, Patrice Dominguez, pour mieux le démystifier et lui piquer sa place de n°1 français. Ce que "Riton" finira par faire peu de temps après lui avoir infligé, en huitièmes de finale à Roland-Garros en 1985, une défaite fratricide qui restera peut-être la plus difficile à digérer de sa carrière.
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Noah - Leconte, l'amitié complexe.

Crédit: Getty Images

Noah s'insurge aussi contre Jean-Pierre Cousteau, responsable du service médical de la FFT (et neveu du célèbre Commandant), auquel il reproche de traiter ses blessures uniquement par le mal sans s'intéresser aux origines, tout comme il reproche aux préparateurs physiques fédéraux de ne pas lui avoir appris à équilibrer son impressionnante musculature.
Il mettra des années à renouer des liens avec Philippe Chatrier, dont il dénonce, outre l'histoire de la suspension, le manque de soutien après un Paraguay-France de Coupe Davis de sinistre mémoire, en 1985, année où la France est reléguée en deuxième division alors qu'elle elle est portée par l'une des plus brillantes générations de son histoire, signe que le malaise est profond.
Dans la dernière ligne droite de sa carrière, Yannick finit même par s'éloigner de Patrice Hagelauer, qui a moins de temps à lui consacrer depuis qu'il a pris la responsabilité d'un nouveau centre d'entraînement privé à Sophia-Antipolis, là où est installée aujourd'hui l'académie Mouratoglou. Il s'en sépare finalement durant l'été 1989 pour entamer une collaboration avec l'Américain Dennis Ralston, auprès duquel il veut tenter de rallumer la flamme, ce qui est le mot idoine puisque c'est aussi à ce moment-là qu'il va se brûler les jambes au deuxième degré en balançant de l'essence dans son barbecue, alors qu'il vient d'atteindre un quart de finale prometteur à l'US Open.
Bref, Yannick Noah fait feu de tout bois et tire à boulets rouges sur l'ensemble du système fédéral, dont il dénonce le copinage, l'immobilisme et l'incapacité à se remettre en question. Ses critiques acerbes font souvent mouche et avancer le schmilblick. Mais il y a comme un malaise à le voir ainsi tourner le dos à cette "grande famille du tennis français" qu'il célébrait au micro juste après son sacre à Roland-Garros.
Bien sûr, tout le monde connaît chez lui son sens de l'exagération et cette tendance à cultiver un côté rebelle, rock n'roll. Mais on en revient toujours au même point : si Yannick vit si mal certains dysfonctionnements, aussi réels soient-ils, c'est aussi parce qu'il n'est plus très bien lui-même dans ce milieu qu'il semble exécrer chaque année davantage.

Un cas unique dans l'histoire du jeu

Le chanteur à succès que deviendra plus tard Yannick Noah achèvera de révéler l'évidence que son titre majeur et son incroyable parcours personnel avaient un peu dissimulé. Au fond, le monde du tennis n'a jamais vraiment été son monde idéal.
Juste avant son sacre Porte d'Auteuil, dans une autre interview à Tennis de France, il avertissait : "Je n'ai jamais été un dingue de tennis. Pour moi, l'important, c'est d'abord les potes et de trouver LA fille. Le tennis, ça passe après. Je ne suis pas totalement heureux aujourd'hui parce que je n'ai pas encore foncé vers une vraie passion. Par exemple, quand je vais à un concert, j'ai envie d'être un chanteur." Ces mots, auxquels personne n'avait trop prêté attention à l'époque, prendront tout leur sens des années plus tard.
La question qui demeure, c'est comment un champion pas complètement habité par son art, pas vraiment surdoué non plus du moins en comparaison d'un McEnroe, d'un Becker ou d'un Leconte, a pu trouver la force mentale de se hisser suffisamment haut pour décrocher le titre suprême ? On a beau chercher, le cas est rare, peut-être unique. Des vainqueurs de Grand Chelem par "effraction", on n'ose dire par erreur, il y en a eu. Mais Noah, ce n'est pas un "one shot" comme un autre. Il a réussi à se glisser dans la peau d'un des meilleurs joueurs du monde sans en avoir l'une des principales qualités normalement pré-requises : l'amour viscéral du jeu.
Finalement, ce qui animait Noah, c'était autre chose, qu'il explique notamment dans l'une de ses biographies, Le guerrier pacifique, publiée en 2009 par Bernard Violet. Sans faire de la psychologie de comptoir, sa rage à lui semblait venir d'ailleurs. Peut-être d'une faille, éducative d'abord, liée à la pudeur extrême des sentiments dont faisaient preuve ses parents à son égard. "J'en ai conclu, de manière erronée, qu'il fallait que je prouve quelque chose pour être aimé", confesse-t-il à l'auteur.
Dans le documentaire Le sens de la gagne récemment diffusé sur Prime Vidéo, il explique également avoir souffert d'une ambiance familiale délétère dans sa jeunesse, avec des parents en plein déchirement jusqu'à une séparation devenue inéluctable, en 1976. Et c'est aussi en grande partie pour subvenir aux besoins de sa mère, rentrée en France entre-temps, qu'il voulait réussir le plus vite possible.
Il n'est pas interdit de penser qu'en gagnant Roland-Garros, Yannick Noah a atteint d'un coup tous ses rêves, tous ses objectifs. Et après ? Le vide. Sidéral. "La victoire me semblait constituer une fin en soi, j'en rêvais tellement que lorsque je l'ai obtenue, je me suis rendu compte qu'il n'y avait plus rien derrière (…) Tu as atteint ton Graal et tu t'aperçois que merde, ce n'est pas ça. Plus de rêve. Plus de raisons de se réveiller le matin. Les premiers jours, c'est un grand vide. Où je vais, maintenant ? (…) Au fond, mes vrais objectifs d'après n'avaient plus rien à voir avec le tennis, ils étaient plutôt de fonder une famille", peut-on lire par ailleurs dans diverses de ses interviews.
"Ce qu'il faut comprendre, c'est que Yannick n'a pas gagné un tournoi du Grand Chelem : il a gagné Roland-Garros. C'est très différent. C'est un rêve absolu, il ne peut rien y avoir au-dessus de ça pour un joueur français, nous éclaire sa victime en finale de Roland-Garros 83 et consultant pour Eurosport, Mats Wilander. Pour moi, remporter le French Open n'a jamais été mon objectif premier et ça n'a pas fondamentalement changé mon approche. En revanche, j'ai connu le même phénomène quand je me suis fixé pour la seule fois de ma vie un objectif concret : la place de n°1 mondial. Le jour où je l'ai atteinte, je me suis retrouvé vide, exactement comme Yannick en 1983. Je n'ai jamais réussi à trouver une nouvelle forme de motivation pour continuer à m'entraîner aussi dur."
"Il ne faut pas oublier que Yannick a dit un jour : 'quand j'aurais gagné Roland-Garros, j'arrêterai le tennis.' Bien sûr, après avoir gagné, il n'avait plus cette idée mais un concours de circonstances malheureuses (liées à sa suspension et ses blessures, Ndlr) la lui a probablement remise en tête", rappelait pour sa part Jean-Paul Loth dès le mois de décembre 1983 dans une interview à Tennis de France. Visionnaire, cet autre fameux consultant d'Eurosport avait probablement tout résumé avant l'heure.
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Mats Wilander et Yannick Noah lors de la finale 1983

Crédit: Getty Images

J'avais battu Lendl et Wilander sur terre en fumant mes quatre-cinq clopes avant le match et en buvant mon verre de pinard après
Avec tous ses doutes, ses bleus au corps et à l'âme, ses failles techniques, Yannick s'est accroché, pourtant, pendant de longues années. Finalement, ça n'est pas le plus mince de ses exploits d'être parvenu dans ces conditions à se maintenir dans le top 20, et même le plus souvent dans le top 10, quasiment sans discontinuer jusqu'à la fin de sa carrière, remportant encore une dizaine de titres dont ceux, très prestigieux, de Rome en 1985 et de Forest Hills en 1986. C'est dire aussi l'épaisseur du bonhomme.
Lors de cette année 1986, on a bien cru, d'ailleurs, retrouver pour de bon Yannick Noah et sans un incroyable coup du destin, l'ensemble de ce récit n'aurait probablement pas eu lieu d'être. Cette année-là, les planètes s'alignent à nouveau pour le Français qui s'épanouit dans son nouveau rôle de père, voit son corps le laisser en paix et entreprend enfin ce gros chantier technique que beaucoup lui reprochent de ne pas avoir fait plus tôt, effectuant notamment un gros travail au niveau du retour de service et du revers.
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Yannick Noah en 1986 à Roland-Garros.

Crédit: Getty Images

A nouveau motivé comme jamais, il effectue un début de saison sur terre battue particulièrement consistant. Avec pour commencer une finale à Monte Carlo, où il domine Mats Wilander avant d'être battu par Joakim Nyström, en grande partie pour avoir fait nuit blanche la veille de la finale en raison de la naissance de sa fille. Et surtout ce titre à Forest Hills, où il s'impose en surclassant Ivan Lendl en demies et Guillermo Vilas en finale. A trois semaines de Roland-Garros, le voilà qui redevient l'un des grands favoris du tournoi. Peut-être même LE favori.
"C'était des sensations que je n'avais jamais connues, dira-t-il un an plus tard à Tennis de France. Enfin, je pouvais exploiter sur le court des coups que j'avais travaillés spécifiquement. J'améliorais des petits trucs et ça m'excitait. Je sortais enfin de mon système de jeu habituel. Je dis à ma femme : bon, eh bien, cette année, je vais être n°1. Je pensais que ça allait arriver. J'avais battu Lendl et Wilander sur terre, en les dominant, en fumant mes quatre-cinq clopes avant le match et en buvant mon verre de pinard après. A Roland, je pensais que j'allais me balader. J'étais prêt à tout casser. Je n'avais jamais été aussi heureux. Ça s'est vite arrêté…"
Ça s'est vite arrêté en effet car c'est là, dans ce moment de grâce, que surgit le coup de la valise. Au sortir de Forest Hills, Yannick passe chez lui à New York et s'apprête à prendre l'avion pour Rome lorsqu'une malle de 35 kg lui tombe accidentellement sur le pied, le blessant assez sérieusement au tendon d'Achille. Très douloureux, mais pas suffisamment pour faire perdre son élan au Français qui atteint les demi-finales du tournoi romain, où il subit la revanche d'Ivan Lendl au tie-break du dernier set dans un match très tendu.
Il débarque à Roland-Garros en claudiquant et, sur sa confiance, franchit la première semaine, difficilement néanmoins. Chaque soir, il se soigne lui-même avec un laser portatif que lui a prêté le service médical de la FFT. Le Dr Cousteau l'a briefé : "il faut que tu sentes du chaud, mais pas trop." Sauf qu'à la veille de son huitième de finale face à Johan Kriek, avec le tempérament excessif qu'on lui connaît, Yannick y va un peu fort, se brûle le tendon et s'arrache le peu de peau qui lui reste en appliquant dessus une poche de glace. Sa plaie à la cheville est à vif. C'est un carnage.
"Le lendemain, au matin de son huitième de finale, il arrive au Racing pour son échauffement et il me dit : 'Patrice, je ne peux plus courir', peste encore "Hagel". C'était terrible parce que cette année-là, j'y croyais vraiment. Il allait jouer Kriek, qu'il devait battre sans problème, puis Vilas, qui était vieillissant, et Lendl en demies pour ce qui aurait été probablement la finale avant la lettre, même s'il aurait fallu encore battre Pernfors ensuite."
"Lendl, en pleine forme, je le bouffais cette année-là", estime pour sa part Noah, absent trois mois ensuite mais terrassé bien plus longtemps, sur le plan mental, par ce terrible coup du sort qui lui vaudra également de nouvelles "bisbilles" avec le corps médical de la FFT. "C'est dramatique parce qu'il y a quelqu'un là-haut qui a décidé de mon destin. Tu finis par te dire : il y a quelque chose de plus fort qui veut que je n'y arrive pas."

1990, l'ultime résurgence et la rupture de trop

Après Roland-Garros 83, l'ensemble de la carrière de Yannick Noah est fait de ça, une alternance de matches grandioses et pathétiques (parfois les deux en même temps), de gros coups de colliers et de gros coups de mou, de grandes déclarations d'intention et d'espoirs déchus... Une carrière sinusoïdale qui résume finalement le joueur et aussi le capitaine qu'il deviendra, un homme de coups, qui a toujours préféré l'intensité à la constance, tout autant capable de s'entraîner plus que n'importe qui et de sortir plus que de raison. Lui-même dit n'avoir jamais été doué pour les relations à vie, que ce soit en amour ou dans son sport. Avec Noah, il faut que ça bouge. Que ça vive. Et parfois, que ça pète.
Il y a eu une autre période, toutefois, où l'on a bien cru le retrouver. On en a parlé, c'est à partir de l'été 89, lorsque Yannick, alors en pleine crise et au bord de la retraite, tente une association de la dernière chance avec Dennis Ralston. Les effets sont immédiats avec ce quart de finale à l'US Open 89 et, après l'épisode du barbecue qui lui ruine sa fin de saison, continuent de plus belle début 90 avec un titre à Sydney – le 23ème et dernier de sa carrière –, en battant Lendl au passage, puis une demi-finale à l'Open d'Australie, sa seule autre en Grand Chelem en dehors de Roland 83.
Le joueur évoque un gros chantier notamment sur le plan tactique, quand d'autres évoquent plutôt un choc psychologique. Peu importe : les faits sont là. "C'était un Yannick Noah différent de celui que j'avais connu jusqu'ici. Il frappait la balle plus fort. Il prenait plus de risques. Il servait plus fort. Il avait changé de raquette pour gagner en puissance. Je me souviens m'être dit : 'ça y est, le revoilà !', se remémore Mats Wilander, qui atteint également sa dernière demi-finale majeure sur ce même Open d'Australie.
Mais le destin s'en mêle à nouveau : à la veille de sa demie contre (encore et toujours) Ivan Lendl, Yannick se dispute toute la nuit avec sa nouvelle compagne, Erika, avec qui il vient de déménager en Suisse. Il arrive sur le court "complètement à l'envers" et se fait laminer en trois sets par le Tchécoslovaque, qui remporte ensuite son huitième et dernier Grand Chelem en profitant de l'abandon de Stefan Edberg en finale.
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Retour de flamme pour Noah à l'Open d'Australie 1990.

Crédit: Getty Images

Cette fois, c'est le coup de trop pour le natif de Sedan qui n'atteindra plus jamais la moindre demi-finale en tournoi, prendra en fin de saison le capitanat de l'équipe de France de Coupe Davis avant de finir en roue libre une carrière qui s'est, en fait, un peu achevée sur cet Open d'Australie 1990, même s'il ne jouera son dernier match qu'en 1996, à Marseille.
A l'arrivée de la trentaine, cette nouvelle rupture sentimentale (bientôt doublée d'une rupture sportive avec Ralston) lui est fatale. De toute façon, "les "gonzesses" ont toujours été le baromètre de mes résultats, fait-il encore remarquer dans Le guerrier pacifique. Mes aventures sentimentales correspondaient à un manque affectif que je ressentais en tant qu'adolescent. Je recherchais l'amour dans le regard des autres."
Le destin, encore une fois, l'avait rattrapé au moment précis où l'on y croyait, à nouveau. Mais était-ce bien le destin, au fond ? Pas tant que ça, quand on se repasse a posteriori l'ensemble du film. Les interviews de Noah sont aussi riches qu'elles peuvent être, parfois, contradictoires et il faut généralement les lire entre les lignes pour comprendre qu'au fond de lui-même, il n'avait pas l'ambition suprême d'aller au-delà d'un titre majeur. Un exemple : à plusieurs reprises, pendant sa carrière, il a clamé son envie de devenir un jour n°1 mondial. Mais quand Dennis Ralston, son nouveau coach US, s'est mis au diapason de cette ambition, il a rétropédalé.
"Le problème quand tu es n°1, c'est que tu n'es plus jamais peinard. N°1, c'est bien mais ça pourrait changer ma vie. Or, ma vie actuelle me satisfait pleinement. N°1, ce n'est pas une obsession. Beaucoup plus, j'aimerais gagner un grand tournoi puis me tirer en douce", déclarait-il dans Tennis Magazine fin 1989, avant même son ultime résurgence australienne. Dans Le sens de la gagne, plus de trois décennies plus tard, il finit par aller bien plus loin. "S'entraîner pour aller plus haut ? Ça ne m'intéresse pas. Ça ne vaut pas la peine. J'ai très vite accepté que je n'allais jamais être n°1 mondial."
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"Beaucoup trop cool pour son bien" : McEnroe raconte Noah, la rock star du tennis

On peut le prendre dans tous les sens, crier parfois à une malchance bien réelle, ce qu'a vécu Yannick Noah après Roland-Garros 1983 n'aura finalement été que le reflet de son ambition intérieure, bel et bien altérée par son triomphe parisien. Accrocher pendant autant d'années le peloton des meilleurs, mû sans doute par son ego et cette place de n°1 français à laquelle, en revanche, il tenait, n'aura pas été le moindre de ses mérites. Aujourd'hui, l'ancienne personnalité préférée des Français n'irait pas jusqu'à dire que ce triomphe lui a causé plus de mal que de bien. Mais clairement, il a préféré l'avant à l'après.
"Ma meilleure année, c'est 1979, l'année où tout a commencé (il avait remporté ses deux premiers titres fin 78, Ndlr), récapitulait-il à la fin de sa carrière auprès de Tennis de France. Après, c'est plus pareil. Après, c'est du show-business. C'est moins pur, moins innocent, moins vrai. L'année 83 a été belle, mais dure. Violente. J'ai appris beaucoup de choses sur moi-même, sur les gens et sur la vie en général. C'est vrai que c'est la plus belle année de ma carrière, mais c'est aussi la plus horrible."
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Yannick Noah

Crédit: Getty Images

A cette époque enchantée du début de sa carrière, à la fin des années 70, Yannick Noah suivait des cours de philosophie à l'Université de Nanterre où l'avait emmené un autre de ses amis de jeunesse, Michel Grach, qui deviendra plus tard responsable des partenariats à la FFT. Parmi ses auteurs préférés, le Roumain Emil Cioran, connu pour ses "aphorismes ironiques sur la souffrance d'exister, cette quête vaine du bonheur qui ne peut s'achever que dans le désenchantement (Syllogismes de l'amertume)."
On peut y voir une allégorie de la victoire à Roland-Garros de Yannick Noah, qui a dû attendre la fin de sa carrière pour avoir le recul nécessaire pour analyser en profondeur le "mal" dont il aura souffert ensuite. "Gagner, décrocher gloire et fortune n'était pas synonyme de bonheur, conclura-t-il dans Tennis Magazine, en 1996. Ce n'est que progressivement que j'ai compris ce qui me manquait. J'avais mis ma vie au service du tennis. Ensuite, j'ai mis le tennis au service de ma vie. Et j'ai enfin trouvé l'équilibre."
Au bout du compte, Roland-Garros 83 restera une histoire qui finit bien, malgré tout. Et c'est aussi, quelque part, une histoire qui dure toujours.
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