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Hambourg, 30 avril 1993, 18h50 : poignardée par un déséquilibré, Monica Seles s'effondre

Maxime Dupuis

Mis à jour 28/04/2023 à 11:34 GMT+2

Trente ans après, l'événement dépasse toujours l'entendement. Le 30 avril 1993, en plein match, Monica Seles, 19 ans, recevait un coup de couteau dans le dos. Victime d'un déséquilibré, la déjà lauréate de 8 titres du Grand chelem voyait alors son irrésistible domination stoppée. Longtemps dans l'incapacité de surmonter le traumatisme, Seles ne serait plus jamais la même.

Monica Seles poignardée, le 30 avril 1993

Crédit: DR

On apprend énormément des championnes et des champions quand ils évoluent sur leur terrain d'expression. Leurs forces, leurs faiblesses, leurs doutes, leurs ressorts, psychologiques et physiques : tout est exposé à la face du monde, sans fard. Dans l'arène, il est impossible de se cacher. Avancer ou tomber. Gagner ou perdre. C'est binaire mais, en l'espèce, il n'existe guère de troisième voie.
Néanmoins, comme la scène ne dit pas tout de l'artiste, le terrain ne révèle pas tout du sportif. Parfois, il dissimule même l'essentiel sous une patine plus ou moins épaisse.
Prenez Monica Seles.
Le 27 janvier 1996, jour où elle a décroché ce qui serait son neuvième et ultime titre du Grand Chelem, la jeune femme, alors âgée de 22 ans, a définitivement prouvé qu'elle n'était pas faite du même bois que ses semblables. Parce qu'elle était revenue des enfers. Parce qu'elle avait vaincu ses démons. Durant un Open d'Australie qui avait plus à voir avec le Styx que le fleuve Yarra, Seles avait ramé à contre-courant. La faute à une épaule gauche douloureuse, surmontée d'une confiance relative, elle-même héritée d'une préparation compliquée. La faute à Günter Parche, surtout.
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Monica Seles, quelques minutes après son agression

Crédit: AFP

Günter Parche est possiblement la personne qui a eu la plus grande influence sur l'histoire du tennis féminin sans jamais avoir tenu une raquette entre les mains. Pas de raquette mais un couteau, celui-là même qui a déchiré la chair de Seles et brisé le début de carrière le plus accompli de tous les temps.
Le jour où le déséquilibré s'est lâchement attaqué à la jeune Yougoslave, celle-ci venait de remporter sept des neuf derniers titres du Grand Chelem mis en jeu. Sept plus un, le premier, glané à Roland-Garros alors qu'elle n'avait que 16 ans et demi, un record qui ne serait battu que par Martina Hingis en 1997.
A l'heure où d'autres peaufinent encore leurs fondamentaux et soupçonnent à peine leurs limites, Seles avait, en Grand Chelem, déjà amassé près de la moitié de l'argenterie récoltée durant toute leur carrière par Chris Evert ou Martina Navratilova (18 titres chacune) et était revenue sur les talons de Steffi Graf (11 à l'époque).
Appelée à régner sur une décennie qui avait tout pour lui tomber dans les bras, Monica Seles a vu sa carrière s’effondrer. Sa vie, aussi. Il lui a fallu vingt-sept mois pour se reconstruire et remettre les pieds sur un court de tennis. Et un peu plus encore, pour triompher comme avant. Mais l'après n'aurait plus le même goût, ni de l'insouciance et encore moins de la plénitude.
Etes-vous prête à rejouer en Allemagne ?

Le jour où elle a décroché son neuvième titre du Grand Chelem, donc, Monica Seles s'est retrouvée sur une estrade qui lui avait longtemps été familière. A Melbourne, de surcroît, là où elle était invaincue depuis 1990. Sa conférence de presse d’après-finale fut douce et amère. Triste, surtout. "Cela ne sera plus jamais pareil et c'est dur de l'admettre. Je me dis : on est en 1996. Où sont passées toutes ces années ?", faisait-elle mine de se questionner, tout en connaissant la réponse. Elle venait de battre Anke Huber, d'un an sa cadette. Et Chanda Rubin, dix-neuf printemps, était passée à deux doigts de la sortir en demie.
Si Seles la pugnace était encore le présent, elle sentait l'avenir lui filer entre les doigts. C'est d'ailleurs l'une des questions, tournée vers la suite, qui mettrait fin à l'exercice médiatique du jour.
"Etes-vous prête à rejouer en Allemagne ?", lui demanda-t-on sans autre forme de procès. "C'est très difficile de s'y sentir en sécurité", répliqua-t-elle, agacée et cachée sous la visière de sa casquette blanche. En larmes, mains sur le visage, elle supplia alors : "Ne prenez pas ça en photo". Dans un effort herculéen, elle essaya de se reprendre. Et puis, d'un coup, d’un seul, elle se dit que tout cela ne valait guère la peine. Elle quitta les lieux.
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Questionnée sur un éventuel retour en Allemagne, Seles fond en larmes

Crédit: Getty Images

Le début de l'histoire avait été bien plus heureux. Bien plus léger. Parce que la première fois que Monica Seles a touché une raquette, elle avait, pensait-on, à peine la force de la soulever. Elle avait juste envie de faire comme papa et Zoltan, le grand frère plutôt doué et fan de Björn Borg. Les Seles sont alors en vacances. Comme tous les ans, la fratrie a quitté Novi Sad, direction le sud-ouest et les bords de l'Adriatique, dans ce qui est encore la Yougoslavie cimentée par Tito.
Un matin, alors qu'elle voit son père Karolj et son aîné filer pour échanger quelques balles, elle demande à les accompagner. La séance est moins drôle qu'elle ne l'imaginait. La fillette de 5 ans s'ennuie ferme. Le papa s'en aperçoit et la met de l'autre côté du filet, avec une raquette. On ne va pas vous raconter d'histoire : Monica n'a pas révolutionné le tennis ce jour-là. Pour autant, son père, dessinateur-caricaturiste dans la vie, se rend compte que la petite manie drôlement bien l'objet qu'elle tient, déjà, à deux mains. Les poignets tiennent le choc et l'effort n'est pas apparent. Mais le plaisir, certain. Monica Seles a envie de jouer au tennis.
A Novi Sad, on ne recense que quatre courts de tennis à la fin des années 70. Et, manque de pot, ils sont interdits aux moins de 12 ans. C'est donc sur un parking, au pied de l'immeuble où les Seles résident, que Karojl va façonner Monica, à qui il manque encore l'essentiel : une raquette taille enfant. Et ça, on n'en trouve pas en Yougoslavie. Alors, papa prend le volant. Direction l'Italie. 700 kilomètres plus loin, le précieux instrument sur la banquette arrière, Karojl rentre au bercail. On a connu des pleins d'essence moins rentables.
Tu ne vas quand même pas la laisser jouer comme ça ?

Les débuts sont baroques. Le style de Monica l'est tout autant. Parce que la petite gauchère tient sa raquette à deux mains. Coup droit. Revers. Tout à deux mains. Et avec une opiniâtreté certaine. La Seles du futur est déjà là, devant des yeux écarquillés. Ceux des autres parents qui la regardent, haute comme trois pommes, mettre des raclées à leurs filles. Dans son autobiographie "Getting a grip", Monica Seles se souvient de la question qui revenait inlassablement aux oreilles de son paternel : "Karolj, tu ne vas quand même pas la laisser jouer comme ça ?" La réponse est invariable : "Bah, si… Pourquoi ?"
Jouer au tennis ainsi, c'est perdre en envergure. En toucher de balle. En mobilité, aussi. Ça parait même contre-intuitif. Mais qu'importe, la fillette s'y retrouve. Et elle s'amuse. Rien n'est plus important aux yeux de son père qui, s'il n’est pas totalement convaincu de sa méthode et ne peut être certain d'avoir raison contre le reste du monde, est persuadé d'une chose : la progression de Monica passera par le plaisir. Parce que le tennis est un jeu, avant d'être un sport.
Si l'image que Seles a laissé à la postérité est celle d'une joueuse implacable et d'une intensité à peine croyable, si c'est elle qui a fait entrer le tennis féminin dans l'ère des cogneuses de fond de court, l'ancienne numéro 1 mondiale a toujours été guidée par le plaisir. Son père n'a jamais dévié de cette ligne, dans les bons comme dans les mauvais moments. L'anecdote a été maintes et maintes fois contée mais elle résume fidèlement la construction de la championne Seles. Un jour qu'il voulait motiver sa fille, l'artiste Karolj avait dessiné des Jerry sur des balles de tennis, parce que Monica adorait "Tom et Jerry". Il lui dit alors : "Tu es Tom. Attrape Jerry avec ta raquette". Simple comme bonjour.
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Karolj et Esther Seles, parents de Monica

Crédit: Imago

"A huit ans, j’étais la meilleure joueuse junior de Yougoslavie, explique la native de Novi Sad dans son autobiographie. Je battais des filles qui faisaient deux fois ma taille alors que je ne savais même pas compter les points. Je tapais dans la balle jusqu'aux applaudissements. Je regardais mon père pour être sûre que j'avais gagné." Alors que les seules finales de Roland-Garros et de Wimbledon sont diffusées à la télévision yougoslave, elle n'a pas conscience que le tennis est, aussi, un métier.
Le parking de l'immeuble est bientôt trop étriqué pour celle qui devient petit à petit une célébrité locale. Direction la Floride où elle remporte l'Orange Bowl dans sa catégorie d’âge (-12 ans) et l'académie Bollettieri. Nous sommes en 1986. Seles change de monde. Son frère Zoltan, de huit années son aîné, l'accompagne de l'autre côté de l'Atlantique.
Le rêve américain ne lui saute pas instantanément au visage. Pendant un certain temps, il est même un mirage. Seles ne roule pas sur l'or, couche dans un dortoir et suit une préparation quasi-militaire dans un pays dont elle ne maîtrise pas la langue. Mais elle progresse et s'entraîne même parfois avec les garçons, dont une fois avec un certain Jim Courier, qu'elle va prodigieusement agacer en le baladant sur le court.

Chris Evert balayée par la révolution

Assez vite, ses coachs sont persuadés qu'elle devrait modifier son approche du jeu. Le coup droit à deux mains, ils n'y croient pas et, pendant un temps, la forcent à l'abandonner pour une prise à une main. Mauvaise idée, tennistiquement déjà. Et moralement, ensuite. Contrariée, Monica perd des matches qu'elle n'aurait jamais perdus et se console à coups de cuillère à pot de beurre de cacahuète. Elle prend du poids et souhaite repartir à la maison, neuf mois à peine après son arrivée. Ses parents lui manquent. Sa vie d'avant aussi.
Finalement, papa Karolj et maman Esther finissent par rejoindre leurs enfants. Karolj a pris un congé sabbatique et, à peine les pieds posées sur le sol étasunien, s'en va implorer Nick Bollettieri de laisser sa fille jouer comme elle l'entend. C'est reparti. La suite est un ouragan. Une révolution.
Dès son premier match professionnel, à Boca Raton, Seles gagne. Sa première victime se nomme Helen Kelesi. 7-6, 6-3. La deuxième ? Elle attendra un peu, parce que Monica Seles doit ensuite batailler face à une certaine Chris Evert, qui est encore numéro 3 mondiale. L'ado prend une raclée 6-2, 6-1 en guise de bienvenue dans le grand monde. Nous sommes en mars 1988, Seles est âgée de 14 ans. Dans treize mois, elle prendra sa revanche à Houston et remportera son premier tournoi aux dépens de la légende américaine.
Nerveuse lors de la première manche, la gauchère finit par prendre le dessus sur la tenante du titre. 3-6, 6-1, 6-4. L’histoire est en marche. Chris Evert, 34 ans, vient de voir la révolution de ses propres yeux.
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Hénin : "On a besoin de joueuses comme Seles pour bousculer le jeu"

"Quand elle est arrivée sur la scène, tout le monde était excité par son jeu. Personne n'avait vu quelqu'un jouer comme elle, analyse Barbara Schett, consultante Eurosport et ancienne adversaire de Seles. Elle jouait tout à deux mains. Il n'y en avait pas beaucoup à cette époque et elle était tellement puissante. Sa puissance pure et son intensité étaient incroyables. Si elle n'a jamais été une grande athlète, elle vous mettait constamment sous pression. Sur le terrain, elle ne vous donnait rien, ni le temps de faire quoi que ce soit." 
Justine Hénin, sept titres du Grand Chelem dans la poche, n'en pense pas moins : "Elle vous entraînait dans un défi fait d'intensité et de rigueur. J'avais été impressionnée par son énergie et sa concentration. Elle était dans une bulle, pas là pour rigoler. Elle a bousculé les codes, comme Serena et Venus Williams après elle. On a besoin dans l'histoire du tennis d'avoir des joueuses qui viennent déclencher un style de jeu." 
Quand Seles débarque sur le circuit, le modèle est élégant, délié et allemand. Le modèle s'appelle Steffi Graf et vient de réussir le Grand Chelem, en 1988. Le Golden Slam, même, puisque la numéro 1 mondiale a également triomphé à Séoul, où le tennis faisait son retour dans le giron olympique. Elle ne réussira "que" le petit Chelem en 1989 et battra deux fois la jeune Seles en Grand Chelem cette année-là. Aisément à Wimbledon : 6-0, 6-1. Plus difficilement à Roland, quelques semaines auparavant. Les deux femmes ont bataillé durant trois sets, en demi-finale (6-3, 3-6, 6-3).

La lionne et l'agnelle

C'est d'ailleurs sur la terre de la porte d'Auteuil que Seles écrit le premier grand chapitre de son histoire en 1990. Elle y remporte son premier tournoi du Grand Chelem, à 16 ans et demi, en prenant sa revanche sur Graf (7-6, 6-4), qui disputait là sa 13e finale de Majeur d'affilée. Le modèle Graf n'est pas ringardisé, loin de là. Mais Seles a pris la main. Elle ajoutera le Masters féminin à son tableau de chasse en fin de saison. Une victoire face à Gabriela Sabatini au terme d'un match disputé en cinq sets. Une première chez les femmes depuis… 1901.
Seles a du cœur et de l'endurance. Sur le court, elle est une lionne, vorace. En dehors, c'est une agnelle, timide et parfois empruntée. Un épisode anecdotique de son début de carrière résume assez bien cette dichotomie. La scène se déroule sur le Central de Roland-Garros, en 1989. Au 3e tour, la Yougoslave, 15 ans, a rendez-vous avec Zina Garrison, tête de série numéro 4 et de dix années son aînée. Seles débarque avec… des fleurs plein les bras. Des ramasseurs lui en ont fait cadeau dans la coulisse.
Elle ne sait pas trop quoi en faire. Alors, elle les distribue au public, large sourire en prime. En passant devant Garrison, qui l'attend au filet, l'adolescente lui présente un bouquet. L'Américaine la toise, refuse le présent, sous les huées de la foule. Dommage, c'est le seul cadeau que Seles lui fera ce jour-là (6-3, 6-2). Vexée, Garrison reviendra sur "l'incident" après la rencontre. Sincèrement désolée, Seles sera à deux doigts d'en pleurer alors qu'on ne lui parle que de ça en conférence de presse. Elle pensait simplement bien faire.
Avant même d'avoir atteint la majorité, Monica Seles a compris que la perspective de plaire à tout le monde est une chimère. Surtout lorsque l'on devient numéro 1 mondiale à 17 ans et trois mois - un record à l'époque -, que l'on gagne tout, ou presque. Ajoutez à cela, il faut bien y venir, que Seles casse les oreilles d'à peu près tout le monde sur le circuit.
Les cris de Seles, passage obligé de ce récit. Parce que c'est aussi la marque de fabrique de la jeune Monica. Un drôle de râle en deux temps que l'on pourrait synthétiser tant bien que mal par un "han" pour se donner de l'élan avant de frapper la balle et un lourd "iii" après l'impact, comme pour écraser la balle et l'adversaire qui est de l'autre côté de la bande du filet.


Des cris, sauf une fois

Les grognements de Seles vont devenir un angle d'attaque pour ses adversaires. La Yougoslave ne se rend même pas compte du désagrément qu'elle cause aux joueuses et… aux (télé)spectateurs. C'est en 1992, à Wimbledon, que la fronde atteint son climax. Alors que Seles a zappé le rendez-vous londonien de manière mystérieuse l'année précédente, la presse britannique, quelque peu chiffonnée, a décidé de s'occuper de ses cris après avoir colporté la rumeur d'une grossesse l'été précédent.
Voici ce que l'on pouvait lire dans les colonnes de The Independent au cœur du tournoi dont elle atteindrait la finale : "Peu de gens nieront que le son de Seles est l'une des caractéristiques les moins esthétiques de ce sport. Bien qu'éloigné des obscénités de John McEnroe, le flot constant d'exclamations de Seles, un croisement entre "Je t'aime" (en français dans le texte) et Tarzan, est offensant pour les oreilles des spectateurs et des adversaires." On va même jusqu'à mesurer les décibels de la demoiselle, avec un "grunt-o-meter" créé pour l'occasion.
Nathalie Tauziat, en quart, et Martina Navratilova, en demie, s'engouffrent dans la brèche lors de leur duel respectif avec la jeune tyranne. Elles se plaignent auprès des arbitres de chaise du désagrément sonore.
L'Américaine, neuf fois sacrée sur le gazon anglais, choisit même le jeu décisif du deuxième set pour s’émouvoir des éclats de voix qui accompagnent les coups de son adversaire. Navratilova n'avait jamais trouvé à redire lors de leurs confrontations précédentes. Finalement battue en trois manches, elle fera preuve de plus de classe devant la presse et reconnaîtra que ce ne sont pas les décibels qui ont décidé du sort du match, mais le talent de sa jeune adversaire. Elle sera aussi l'une des joueuses les plus proches de Seles lors de sa traversée du désert.
Monica, elle, est désemparée. Comme souvent lorsque le sujet déborde du court. Elle a toujours crié en jouant au tennis, elle ne le fait pas exprès et d'autres, comme Jimmy Connors, faisaient du bruit avant elle. "Il y a bien eu deux ou trois moments où je me suis dit : 'Monica, ne grogne pas ! Ne grogne pas !' Mais c'était tellement tendu. Je ne réalise pas ce que je fais", reconnaissait-elle, dans des propos rapportés par le New York Times.
Elle ne sait pas comment se retenir. Elle va pourtant le faire, sous la pression de la vox populi. Au pire moment. En finale, face à Steffi Graf. Sa seule apparition à ce stade de la compétition sur le Centre Court. Elle sera battue et le regrette amèrement, toujours.
"J'aimerais rejouer cette finale contre Steffi Graf. Les médias ont accordé tellement d'attention à mes grognements que je me suis laissé influencer, reconnaissait-elle dans les colonnes de Sports Illustrated il y a quelques années. Si je pouvais rejouer ce match, je jouerais comme j'avais l'habitude de faire."
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Monica Seles et Steffi Graf en 1990, lors de leur premier match

Crédit: Imago

Elle se consolera à Flushing, au Masters puis en Australie, au début de l'année suivante. A vrai dire, pas grand-chose ne lui échappe. 55-1, tel est son bilan en Grand Chelem depuis 1991. Prochaine étape majeure : Roland, avec une quatrième couronne de suite à décrocher, un exploit inédit.
De Roland, il n'y aura pas. On ne reverra plus Seles à Paris avant trois ans. Et elle n'y gagnera plus.
L'entame de l'année 1993 n'est pas aussi radieuse que Melbourne l'avait laissé imaginer. A la fin de l'hiver, son corps dit stop. Une infection virale la cloue au lit. Elle dort parfois jusqu'à seize heures par jour et sa vie tennistique est mise entre parenthèses durant sept semaines. Elle revient en Allemagne, à Hambourg, à la fin du mois d'avril.
Un couteau cranté d’une vingtaine de centimètres
Vendredi 30 avril. Rothenbaum Tennis Club. Le dernier quart de finale du tournoi oppose Monica Seles à la jeune Bulgare Madgalena Maleeva. Un peu plus d'une heure de jeu. 6-4, 4-3. Après avoir perdu les trois premiers jeux du deuxième set, Seles a repris la main et gère son affaire. Il est sur les coups de 18h50 quand elle rejoint sa chaise pour ce qui pourrait être le dernier changement de côté de la rencontre.
D'un geste mécanique, elle prend son gobelet et le porte à ses lèvres quand, d'un coup, elle ressent une forte douleur au niveau du dos. Par réflexe, Seles se retourne et la silhouette d'un homme, penchée sur elle, se dessine. Il porte une casquette et, surtout, tient un long couteau entre les mains. Il s'apprête à frapper une seconde fois la meilleure joueuse de la planète. Mais il est neutralisé avant d'avoir abattu sa lame crantée d'une vingtaine de centimètres.
Le garde posté derrière la numéro 1 mondiale n'y a vu que du feu. Et il n'est pas le seul. Ils sont peu à avoir les yeux rivés sur le court à ce moment précis. Ils sont rares ceux qui ont vu l'assaillant, chemise à motifs sur le dos et sac de plastique vert dans la main, enjamber la barrière séparant la tribune du court et s’en prendre à Seles.
Complètement abasourdie, elle se redresse et tente de recoller les pièces éparpillées d’un puzzle impossible. Elle a été poignardée. En plein match. Devant 10 000 spectateurs. Monica Seles finit par s’effondrer dans les bras d’un homme venu à sa rescousse. Arrivent son frère Zoltan, seul membre de la fratrie à avoir assisté à la rencontre, et plusieurs officiels. Seles, dont la tenue blanche et rose est désormais maculée de sang dans le haut du dos, est vite prise en charge. L'agresseur est exfiltré, bras cassé. Un moindre mal. De l'autre côté du terrain, Maleeva est pétrifiée.
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Monica Seles poignardée sur le court

Crédit: Imago

Qui est donc ce Günter Parche ? Inutile de trop s'attarder sur son cas. Mais le décrire permettra au lecteur de peser le déséquilibre entre la gravité de son acte et la futilité de sa motivation. Âgé de 38 ans et ouvrier sans emploi originaire d'Allemagne de l'Est, Parche aime éperdument Steffi Graf, à qui il a régulièrement écrit, et ne supporte pas qu'une autre, Seles en l'occurrence, l'ait détrônée. L'élément déclencheur aurait été la première victoire de la jeune Yougoslave sur son idole, à Berlin en 1990.
Alors que la guerre de Yougoslavie est en train de déchirer les Balkans et détruit des familles, on subodore des motivations politiques derrière cette agression. D'autant que la jeune femme, serbe d'origine hongroise, a reçu des menaces de mort venues de Croatie et prend d'extrêmes précautions lorsqu'elle se déplace. Il n'en est rien. Parche est "juste" un déséquilibré qui attendait le moment opportun pour frapper.
On ne peut pas imaginer ce que cela a généré chez elle

"La question que l'on me pose habituellement est : 'est-ce que ça fait mal ?' Oui, ça fait très mal, jure Monica Seles dans son autobiographie. C'était pire que tout ce que je pouvais imaginer en termes de douleur". Heureusement, les seuls muscles en dessous de l'épaule ont été touchés. La profondeur de la plaie n’excède pas les 15 millimètres. Abasourdie, Monica Seles reste consciente et quitte le court sur un brancard. Elle passera la nuit en observation à la clinique universitaire d'Eppendorf.
Steffi Graf, qui a déjà eu affaire à des fans obsessionnels - l'un d'entre eux est allé jusqu'à se tailler les veines du poignet devant elle -, vient lui rendre visite dès le samedi matin. Les deux femmes fondent en larmes et l'Allemande de 24 ans, qui ressentira une forme injuste de culpabilité durant de longs mois, perçoit que Seles est plus heurtée moralement que physiquement.
Le corps médical n'est d'ailleurs pas tellement inquiet. Elle a eu "beaucoup de chance", assure le médecin du tournoi. Le coup est passé près de la moelle épinière, mais aucun organe vital n'a été touché. Si Seles suit le protocole, elle sera de retour avant la fin de l’été. New York et l’US Open apparaissent comme un objectif raisonnable. Sa prochaine apparition en Grand Chelem sera bel et bien à Flushing. Mais en 1995.
"On ne peut pas parler de Monica sans se souvenir de ce moment-là, compatit Justine Hénin, consultante pour Eurosport. J'avais onze ans et j'avais été profondément choquée. C'était d'une violence terrible. Voir ça sur un court de tennis… On ne peut pas imaginer ce que cela a généré chez elle."
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Seles a-t-elle la reconnaissance qu'elle mérite ?

De retour aux Etats-Unis, Monica Seles la résiliente n'y arrive plus. Sa vie, réglée comme du papier à musique, vient de dérailler. La souffrance physique laisse rapidement place à une douleur intérieure, bien plus insidieuse. Elle se sent seule, également. Les autres joueuses de la WTA ont voté contre le gel de son classement, hormis Gabriela Sabatini qui s'est abstenue. Business is business. Seles ne le digère pas.
Elle voit aussi Graf reprendre son cavalier seul. L'Allemande remportera d'ailleurs la moitié de ses titres en Grand Chelem après le drame hambourgeois. Monica Seles nourrit alors une forme de frustration, doublée d'une inquiétude extrême lorsqu'elle apprend que son père souffre d'un cancer de la prostate.
Elle passe alors ses journées floridiennes à se morfondre, pleurer sur son canapé et éviter l'entraînement comme la peste. Elle ne met plus le nez dehors. Et puis, elle mange. Plus que de raison. "Je devais combattre mes démons. La nourriture était le seul moyen de les faire taire", reconnaît-elle. Manger est aussi l'assurance de ne plus jamais revenir sur un court de tennis. La peur de ne plus être au niveau, sans doute.

Son agresseur remis en liberté

A la sortie de l'été, Monica accuse sept kilos de plus sur la balance. Sous la coupe de Bob Kersee, le célèbre entraîneur de Florence Griffith-Joyner, elle se remet à la planche et maigrit. Puis grossit, à nouveau. Même lorsqu'elle s'entraîne, la nourriture remporte le bras de fer. La timide Seles se cache alors sous des monceaux de vêtements, ment à ses coaches et ses nutritionnistes. Elle prendra jusqu'à 17 kilos, résultat d'heures passées devant la télé avec des chips et autres snacks avalés. La dépression a tout emporté.
Sur le circuit, Seles devient une ombre et un mystère. Personne ne sait quand, ou même si elle reviendra. Ion Tiriac s'en émeut au cœur de l'été 1994 : "Je suis désolé pour elle. Je ne comprends pas : c'est la joueuse la plus importante du tennis féminin et personne ne parle plus d'elle".
Réussir un coup droit et tirer un revers court croisé, elle sait faire. Dégommer des balles à l'effigie de Jerry, aussi. Soigner sa tête, non. Si mode d'emploi il y a, Monica Seles ne sait pas le déchiffrer. Ajoutez à cela que son agresseur n'a pas été puni comme elle l'espérait. Dès octobre 1993, il est condamné à deux ans de prison avec sursis, assortis d'une obligation de suivre des soins psychiatriques. L'accusation de "tentative de meurtre" s'est envolée. Il est donc remis en liberté. Ce que sa victime ne digère pas. Elle fait alors appel d'un jugement qui sera confirmé deux ans après. Günter Parche, mort en 2022, n'ira jamais en prison. Ses "sincères remords" et son état mental ont convaincu la justice.
Au cœur de sa dépression, Seles peut tout de même compter sur une épaule, celle de son entraîneur de père. A la fin de l'année 1994, il va distiller à sa fille, devenue citoyenne américaine, le meilleur conseil qui soit. Financièrement, elle est à l'abri. Plus besoin de s’en faire. Il lui dit : "Ne reviens pas jouer au tennis, sauf pour de bonnes raisons. C'est juste un jeu, ce n'est pas ta vie." Un jeu, comme sur le parking, il y a bien longtemps.
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Monica Seles lors de Roland-Garros 1998

Crédit: Getty Images

Dans la tête de Monica, bientôt 22 ans, les mots du père font tilt. Le grand retour est pour bientôt. Après vingt-sept mois sans jouer, à l'été 1995, une exhibition avec Navratilova, qui est restée proche d'elle, remet Seles dans le circuit. Certes, la silhouette de la menue Monica s'est arrondie, ce qui lui vaudra des railleries inconvenantes et malvenues, mais Seles gagne à nouveau. A Toronto, pour son retour officiel. Elle atteint ensuite la finale de l'US Open. Et gagnera, donc, un dernier Majeur en Australie quelques mois plus tard.
Le meilleur est derrière elle. Le plus doux, aussi. Parce que son père retombe malade en 1996. Il mourra en mai 1998, juste avant Roland-Garros. C’est d'ailleurs à Paris, vêtue de noir et alliance autour du cou, que Seles disputera sa dernière finale de Grand Chelem, avant une seconde partie et fin de carrière hachée et gâchée par les blessures. En ce printemps 1998, elle est venue à Paris pour rendre un dernier hommage au paternel. Elle s’est surpassée. Jusqu'en finale, battue par Arantxa Sanchez. Cette dernière, sincère, lui dit alors : "J'aurais aimé que tu gagnes, Monica".
Ç'aurait fait 10. Dix titres du Grand Chelem. Un compte rond, qui n'aurait sans doute pas changé grand-chose à sa vie. Et à une carrière, qui avait basculé cinq ans plus tôt, malheureusement. "Même s'il est dur de dire jusqu'où elle serait allée et comment elle aurait entretenu sa motivation, on peut supposer qu'elle serait allée encore plus loin alors que sa carrière est déjà d'exception", imagine Justine Hénin. "Elle aurait gagné bien plus de Grands Chelems et serait peut-être devenue la plus grande joueuse de l’histoire", abonde Barbara Schett. Monica Seles, où l'un des "what if" les plus troublants et cruels de l'histoire.
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