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Les grands récits : Suzanne Lenglen, la divine idylle d'une championne et de son temps

Rémi Bourrières

Mis à jour 02/06/2022 à 12:01 GMT+2

Bien avant de donner son nom au deuxième plus grand court de Roland-Garros, Suzanne Lenglen fut une immense championne, peut-être la plus importante de l'histoire du sport féminin. Au-delà de son palmarès, la Divine, comme elle était surnommée pour son style de ballerine et ses airs de diva, a révolutionné son époque et son sport, incarnant à la perfection l'énergie sans limite des Années Folles.

Suzanne Lenglen

Crédit: Getty Images

Cela faisait quatre ans qu'elle n'était plus venue à Roland-Garros, depuis son formidable triplé scellé en 1992, victime un an plus tard d'une terrible agression au couteau. Alors pour son grand retour, prévu ce lundi 27 mai 1996, Monica Seles pouvait bien se faire attendre quelques minutes. Au-delà de la bruine qui tombait sur Paris, peut-être était-ce une forme d'hommage à celle qui eut un jour l'audace, dit-on, de faire attendre la Reine à Wimbledon, celle du nom de laquelle l'Américaine s'apprêtait à baptiser le désormais deuxième plus grand court du stade de la Porte d'Auteuil, sobrement appelé "Court A" depuis son inauguration deux ans plus tôt. A partir de ce jour, sur les coups de 11h20, il devenait officiellement le Court Suzanne-Lenglen.
"Cela représente énormément pour moi de baptiser ce court du nom de Suzanne Lenglen, lâchait au micro la n°1 mondiale, le président de la FFT Christian Bîmes tout sourire à ses côtés. Elle était mon idole, j'ai toujours aimé son style et sa manière de jouer. Elle a beaucoup apporté au tennis féminin. J'ai vraiment hâte de jouer sur ce court aujourd'hui". Ce qu'elle fera quelques heures plus tard, pour une victoire expéditive face à la Française Caroline Dhenin (6-1, 6-1).
Peut-être un hommage, là encore, à celle qui, sept décennies auparavant, avait compilé des victoires-fleuve et des stats à faire pâlir le Big Three : 241 titres dont 81 en simple, 30 tournois majeurs dont huit en simple (deux Internationaux de France en 1925 et 1926, six Wimbledon de 1919 à 1923 puis en 1925), trois médailles aux JO d'Anvers en 1920 dont l'or en simple et en double mixte, le tout assorti d'une invraisemblable série évaluée - plus ou moins selon les sources - à 171 victoires d'affilée entre 1921 et 1926, pour une seule petite défaite en simple (hors forfait) en Grand Chelem durant toute sa carrière. Phénoménal. Presque surréaliste.
Monica Seles inaugure le court Suzanne-Lenglen
Même si les chiffres peuvent se pinailler, à une époque où le circuit était moins structuré qu'aujourd'hui, et où la concurrence était certes moindre, ils suffisent cependant à faire de Suzanne Lenglen la plus grande championne de l'histoire du tennis français. Peut-être même la GOAT du tennis féminin, d'après certains. Elle fut quoi qu'il en soit la première grande star du tennis. Et son palmarès, qui aurait été beaucoup plus étoffé si sa carrière n'avait pas été interrompue par la guerre, puis par le professionnalisme, ne dit à peu près rien de la manière dont elle a marqué son époque, et accompagné son sport vers une profonde révolution.
A vrai dire, l'histoire de Suzanne Lenglen est folle, à l'instar des années de l'entre-deux-guerres durant lesquelles elle se déroule. Elle se confond complètement avec son temps, qui correspond à un premier âge d'or pour le tennis en France, bien avant le boom des années 80. Elle recèle sa part de mystère aussi, à mi-chemin entre légende et réalité, parce que l'on parle d'une époque où les images n'existaient quasiment pas, laissant la part belle à l'imaginaire, d'autant que Suzanne Lenglen n'eut jamais de descendance pour transmettre son vécu. Mais tout cela, finalement, colle bien au personnage, elle-même mi-sportive, mi-diva, les pieds sur terre et la tête dans les étoiles…

Le premier attelage père-fille du tennis féminin

Avant d'être extraordinaire, l'histoire de Suzanne Lenglen est une histoire qui débute mal, et qui finira mal. Son père Charles, qui fut son seul et unique entraîneur, eut la douleur de perdre une première épouse et il se "consola" avec la petite sœur de cette dernière, qui deviendra la mère de Suzanne, née le 24 mai 1899 dans le XVIe arrondissement de Paris. Deux ans après viendra un petit frère, Philippe, qui disparaîtra à l'âge de deux ans d'une méningite. Un drame ultime, paradoxalement fondateur de tout ce qui suivra.
Parce qu'il a été durement éprouvé par la vie, Charles Lenglen va complètement se replier sur sa fille, le trésor le plus précieux qui lui reste - si l'on excepte les rentes généreuses de ses aïeuls et de sa carrière de pharmacien -, sur laquelle il va peut-être, aussi, reporter ses rêves de champion cycliste. Alors qu'il tient à lui dispenser une éducation physique aussi pointue que son éducation intellectuelle, il revient un jour d'un marché avec une raquette sous le bras. Un achat presque fortuit qui va totalement faire basculer le cours de leur existence.
Suzanne démontre vite de fortes prédispositions pour le tennis. Quelques mois après ses débuts, en 1911, elle atteint à Chantilly la finale de son premier tournoi, disputé, comme souvent à l'époque, par handicap, le système à l'origine du classement français. A 12 ans, elle est assimilée à +15/3, ce qui signifie que dans un set, elle part trois jeux sur six avec deux points d'avance sur une joueuse référence classée 0. Avec ce pécule d'avance, elle n'est battue qu'en finale par la très chevronnée Marguerite Broquedis, devenue, lors des JO de Stockholm en 1912, la première championne olympique française de l'histoire, toutes disciplines confondues.
Suzanne a frappé les esprits. Son père, bien qu'autodidacte dans ce sport encore assez nouveau, prend alors en mains son entraînement avec une obstination qui catalyse probablement ses tourments du passé. A partir de là, Charles et Suzanne Lenglen vont former le premier attelage père-fille de renom dans le tennis féminin, bien avant les Williams, les Bartoli ou les Garcia. Ils n'échappent d'ailleurs pas aux mêmes railleries de ceux qui ne voient que pure folie dans cet acharnement à pousser aussi loin le corps d'une jeune fille, surtout pour un art aussi futile que celui de la balle jaune, en l'occurrence blanche à l'époque.
Mais peu importe. Au sortir d'une époque où le tennis féminin, loin des standards de puissance actuels, se limite - pour le caricaturer - à d'aimables parties de baballes regardées avec une forme de mépris par ces messieurs, Charles Lenglen est peut-être le premier à considérer que les femmes, et sa fille en particulier, sont capables de jouer comme les hommes : servir par-dessus l'épaule, accélérer, monter au filet, courir dans tous les sens…
Son grand mérite, ensuite, est de mettre au point des méthodes d'entraînement nouvelles, disposant par exemple des cibles sur le court ou faisant construire un mur de forme incurvé pour habituer sa fille aux caprices du rebond. Le tout ponctué d'une préparation physique au cordeau. Suzanne s'illustre dans de nombreux sports (la natation notamment), tout en pratiquant des disciplines complémentaires comme la gymnastique respiratoire et la danse classique, qui contribueront à sculpter son style de ballerine. Et question tennis, pas de problème : dans leur demeure de Marest-sur-Matz, petit village de l'Oise où ils sont venus vivre pour mettre au vert la petite, dont la santé est fragile - un point faible qui la suivra toujours -, les Lenglen possèdent un terrain privé en terre battue.
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Suzanne Lenglen sur la Riviera

Crédit: Getty Images

En fait, ils ont toujours un coup d'avance. Lorsque surgit la Guerre de 14-18, ils partent s'installer à Nice, à proximité du prestigieux Nice Lawn Tennis Club, un club tellement associé à la légende de Suzanne Lenglen qu'il est situé dans une rue aujourd'hui éponyme. Là encore, un choix décisif : de Nice à Cannes, la Riviera méditerranéenne est alors l'Eldorado du tennis en France, théâtre de nombreux tournois et fréquenté en masse par les plus grands champions, notamment le Néo-Zélandais Anthony Wilding, quadruple vainqueur de Wimbledon, qui prendra vite l'apprentie championne sous son aile, avant d'être tué au front durant la Grande Guerre.
Celle-ci, évidemment, marquera un gigantesque coup d'arrêt dans la carrière de Suzanne Lenglen. Aux premiers coups de canon, en 1914, elle n'a pas encore gagné de Grand Chelem mais vient de remporter, à tout juste 15 ans, les championnats du monde sur terre battue, disputés sur les courts du Stade Français à la Faisanderie, dans le domaine de Saint-Cloud. Cette épreuve prestigieuse, dont la fusion avec les Championnats de France donnera naissance aux Internationaux de France en 1925, puis au futur Roland-Garros à partir de 1928, réunit pourtant un parterre de championnes très aguerries.
"Et puis tout à coup surgit sur le court une fillette capricante et imprévue, écrira joliment, quelques semaines plus tard, le magazine Femina. D'une robe de bébé sort un corps souple de petite faune ; des boucles brunes qu'un velours bleu empêche de retomber sur les yeux s'agitent en houle ; la jupe qui s'arrête au-dessus du genou rond et bien attaché découvre des jambes nerveuses à souhait. Cette enfant joue avec les balles comme une jongleuse ; elle se multiplie comme un Protée insaisissable ; ses ‘services’ sont fougueux, ses ‘défenses’ déconcertantes. Dans les tribunes une rumeur passe ; un nom vole sur les lèvres : Suzanne-Lenglen." Ainsi est né le phénomène…

Pas de Suzanne Lenglen, pas de Mousquetaires ?

Sans la Der des Der, combien de Grands Chelems - qui ne portent alors pas encore cette appellation - Suzanne Lenglen aurait-elle remportés en plus ? Certainement beaucoup mais encore une fois, là n'est pas l'essentiel de son empreinte.
"Quand il s'est agi de donner un nom au nouveau Court A de Roland-Garros, nous n'avons pas hésité une seconde : le nom de Suzanne Lenglen s'est imposé tout de suite, parce que c'est la plus grande championne de l'histoire du tennis français, se souvient Christian Bîmes, qui était alors, on l'a dit, le président de la FFT. Moi qui ai eu la chance de connaître les Mousquetaires, ils me parlaient souvent d'elle comme d'une personne extraordinaire : en quelque sorte, elle aurait pu être le cinquième Mousquetaire."
Beaucoup, y compris les intéressés, ont d'ailleurs dit que s'il n'y avait pas eu Suzanne Lenglen, il n'y aurait peut-être pas eu non plus de Jean Borotra, de Jacques Brugnon, de Henri Cochet ou de René Lacoste, dont elle était contemporaine et auprès desquels elle a joué un rôle de grande sœur, parce qu'elle avait éclos beaucoup plus tôt. Et s'il n'y avait pas eu de Mousquetaires, il n'y aurait pas eu tout ce qui a suivi : la construction de Roland-Garros, l'épopée de la Coupe Davis puis le développement structurel de la Fédération, sous l'impulsion de Philippe Chatrier. En clair, sans elle, le tennis français n'aurait sans doute pas eu la grandeur qu'il a connue.
L'ironie de l'histoire, c'est que Suzanne Lenglen a joué un rôle tout aussi important, sinon plus, dans le développement de Wimbledon. Parce que c'est là-bas, d'abord, qu'elle finit par décrocher son premier titre majeur en 1919, au sortir de la Guerre, durant laquelle elle a passé quatre ans à peaufiner les contours de son jeu en s'entraînant - et c'est là encore l'une de ses spécificités - quasiment exclusivement avec des hommes.
La finale, ou plutôt le Challenge Round, qu'elle remporte face à la quadragénaire britannique Dorothea Douglass, septuple gagnante du tournoi, est un match d'anthologie. En la présence du roi Georges V et de la reine Mary, qui deviendra vite l'une de ses fans - a-t-on jamais vu plus souvent la Reine d'Angleterre à Wimbledon que durant les années Lenglen ? -, Suzanne s'impose 10/8, 4/6, 9/7 en sauvant deux balles de match à 6-5 dans le 3e set, dont une d'un smash de revers boisé. Elle devient la première non-Britannique à s'imposer à Londres.
Lors de ce match, la Divine attire par ailleurs l'attention lorsqu'on la voit, au milieu et à la fin du 2e set, se jeter sur une gourde en argent que lui lance son père depuis les tribunes. A l'intérieur de la gourde ? Du cognac… Comme sa petite condition physique est son (seul) point faible, elle a pris l'habitude de boire quelques gorgées d'alcool fort, en guise de remontant, à chaque fois que le coup de pompe se fait sentir. Voilà qui restera également épinglé à sa légende, une légende d'un autre temps : un siècle plus tard, imaginez une joueuse s'enfiler cul-sec une rasade de gnôle au beau milieu d'un match sur le Centre Court, le tout sous les yeux de l'état-major royal…

Scandale et révolution à Wimbledon

Si Suzanne Lenglen subjugue par son attitude décomplexée et son tennis à côté duquel "le jeu de fond stéréotypé des Anglaises a l'air médiéval", pour reprendre une expression du Morning Post, que dire alors de ses tenues, franchement révolutionnaires, laissant entrevoir ses jambes et ses bras nus tout en dessinant l'esquisse d'un décolleté ? Shocking ! A Londres, à New York et même à Paris, où l'on est plus avancé côté mode, on n'avait jamais vu ça.
Et ce n'est que le début. A une époque où les joueuses sont encore engoncées dans des corsets étriqués, Suzanne Lenglen, avec ses jupettes plissées ou ses robes limite transparentes, va libérer la femme tout en imposant son style, en collaboration avec le couturier Jean Patou qui lui dessine ses tenues. Elle importe la couleur sur les terrains, se distingue par ses bandeaux de tulle dans les cheveux et ses amulettes accrochées à ses effets, popularise le port du cardigan sans jamais omettre de se maquiller avant d'entrer en scène. En clair, elle donne de la vie au tennis, et y rajoute la couche de théâtralité qui lui manquait.
"En France, le succès de Suzanne fut le coup d'envoi d'une révolution qui acheva de balayer les dernières élégantes cariatides de l'île de Puteaux, du tennis bucolique, avec ses pastourelles en capeline et corset, et ses gentilshommes guindés dans leurs manchettes empesées", écrit l'ancien joueur italien devenu journaliste Gianni Clerici, auteur d'une biographie de Suzanne Lenglen, "La Divine", parue l'an dernier en français aux éditions Viviane Hamy.
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Suzanne Lenglen à Wimbledon

Crédit: Getty Images

"Mlle Suzanne Lenglen est une merveilleuse évocation moderne de la beauté féminine de l'antiquité, écrit par ailleurs le Figaro au début de sa carrière. Elle joue à la perfection, dans un style qui reste délicieusement féminin. Dans ses efforts, aucune de ces violences excessives et maladroites par lesquelles trop de femmes éprises d'athlétisme masculinisent si fâcheusement leurs gestes." Suzanne Lenglen magnétise jusqu'aux esprits les plus machos. Particulièrement en Angleterre, où sa façon de secouer les mœurs pudibondes exerce un véritable pouvoir de fascination.
Lorsqu'elle revient défendre victorieusement sa couronne en 1920, étrillant cette fois la même Dorothea Douglass 6/3, 6/0, Suzanne Lenglen est d'ores et déjà une immense star. Elle est désormais au sommet de son art. Et là, c'est spectaculaire. Parfois violent pour ses adversaires. En 1923, lors d'un tournoi dans son club au Parc Impérial de Nice, elle aurait mis 22 minutes pour battre 6-0, 6-0 l'Américaine d'origine norvégienne Molla Bjursdedt, tout de même huit fois victorieuse des Internationaux des Etats-Unis (l'ancêtre de l'US Open) !
Autre exemple : sa finale des Internationaux de France 1926, remportée 6-1, 6-0 face à une autre Américaine, Mary Browne, qui passera plus tard professionnelle à ses côtés, aurait duré 27 minutes, ce qui en ferait la finale du Grand Chelem la plus courte de l'histoire. Le conditionnel reste de rigueur à une époque où les statistiques n'étaient pas scrutées de manière aussi pointilleuse qu'aujourd'hui. Mais cette performance "lenglenesque", relayée notamment par la BBC, ne serait pas si étonnante.
"Suzanne était invincible. Quand elle était en forme, il fallait se contenter de lui prendre le plus grand nombre de points possible, c'est tout. Quand c'était nécessaire, elle ne ratait pas une balle, estimait par exemple la joueuse britannique Kitty McKane (citée par Gianni Clerici), battue trois fois en finale de Grand Chelem par la Française. Elle jouait avec une grâce semblable à celle de Maria Esther Bueno, mais avec plus souplesse. Son jeu était plus complet que celui d'Alice Marble, de Billie Jean King et même de Martina Navratilova. Et elle était beaucoup plus forte qu'Helen Wills !"
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Suzanne Lenglen et René Lacoste associés

Crédit: Getty Images

En Angleterre, pays où le tennis est roi, Suzanne Lenglen devient donc la reine. Pour se rendre compte à quel point, elle joue un rôle prépondérant dans la décision des organisateurs de Wimbledon de quitter leurs anciennes installations de Worple Road pour emménager à Church Road, où est érigé le mythique Centre Court en 1922. Année lors de laquelle le Challenge Round est par ailleurs abandonné. Sur le gazon anglais, Suzanne Lenglen est dans son jardin. Elle n'y a jamais perdu le moindre simple, ses deux défaites enregistrées l'ayant été par forfait : en 1924, parce qu'elle souffre d'une hépatite B qui la contraindra aussi à renoncer aux JO de Paris ; et en 1926, année où survient LE scandale qui marquera un tournant dans sa carrière.
Enfant prodige, Suzanne Lenglen, sorte de Martina Hingis des temps anciens, a aussi un petit côté enfant gâtée. Sur le court, ses frasques sont nombreuses. On la voit ici hurler après un juge de ligne lui ayant compté une faute de pied, ou là balancer sa raquette après un set perdu en double mixte, voire contester des décisions arbitrales. Un comportement inique pour l'époque. La Française a aussi l'excuse, parmi ses problèmes de santé, d'être insomniaque et d'avoir des cycles douloureux qui peuvent, dit-on, la rendre irritable. Elle a, surtout, un caractère bien trempé, doublé d'une certaine aversion pour l'establishment et pour l'organisation rigoriste de son sport.
Jamais toutefois elle ne défraie autant la chronique que lors de cette édition 1926 de Wimbledon où, vexée d'apprendre au dernier moment - et par un tiers - qu'elle est convoquée le jour-même pour disputer un simple juste avant son match de double, elle décrète qu'elle n'honorera pas cette convocation. Et charge Toto Brugnon d'en avertir le juge-arbitre, qui menace de la disqualifier. Ce qui évidemment, de nos jours, ne ferait pas un pli. Mais là, c'est plus compliqué : Suzanne Lenglen fait un peu la pluie et le beau temps au All England Club, où les recettes de la billetterie reposent en grande partie sur sa personne.
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1926, Wimbledon : Lenglen salue la Reine Mary

Crédit: Getty Images

Furibarde, la Divine se réfugie dans les vestiaires en hurlant qu'elle ne rejouerait "plus jamais la moindre balle dans ce stade de merde." Le souci, c'est que la Reine Mary a justement prévu de se rendre à Wimbledon ce jour-là, en grande partie, peut-on le penser, pour la voir jouer. Au lieu de quoi, elle se retrouvera durant de longues minutes face à un court vide, un crime de lèse-majesté qui, à tort ou à raison, sera imputé à Suzanne Lenglen. Personne, en effet, ne parvient à la raisonner. Pas même Jean Borotra, envoyé en éclaireur dans les vestiaires, une serviette sur les yeux pour respecter l'intimité de l'endroit, mais qui en ressortira avec pour seule consigne d'aller présenter les excuses de la Divine à la Reine.
Ce qui en dit long sur la puissance de Suzanne Lenglen, c'est qu'elle sera finalement autorisée à rejouer le lendemain, comme si de rien n'était. Mais quelque chose s'est cassé, notamment dans sa relation avec le public anglais. Vexée, déprimée et qui plus est victime de douleurs au bras, la Française passera deux tours en simple puis déclarera forfait, après avoir été battue en double mixte aux côtés de Borotra et en double dames aux côtés de son amie et compatriote Julie Vlasto. Ce sera sa dernière participation à Wimbledon.

Abandon controversé à Forest-Hills

Suzanne Lenglen a également connu des rapports compliqués avec les Etats-Unis, au diapason de ceux qu'elle entretenait avec l'emblématique joueur américain Bill Tilden, l'autre immense star des années 20. Lequel ne la supportait guère, peut-être aussi parce qu'elle lui faisait de l'ombre, et qu'il était très proche d'une de ses rivales dont on a parlé, sa compatriote Molla Bjurstedt.
Si cette dernière a gagné huit fois les Internationaux des Etats-Unis, Lenglen, elle, n'y a jamais gagné le moindre match. En fait, elle n'y a pris part qu'une fois : c'était en 1921 et, après un 1er tour franchi par forfait, elle s'est inclinée au 2e tour justement contre Bjurstedt. Son père, sachant sa santé fragile, ne souhaitait pas la voir s'embarquer pour un si long périple transatlantique.
La seule fois où Suzanne lui désobéit - peut-être aussi pour commencer à marquer son émancipation -, c'est afin de participer à des exhibitions caritatives pour les victimes de la Guerre. Elle en profite finalement pour disputer le tournoi, disputé cette année-là, pour la toute première fois, au West-Side Tennis Club de Forest-Hills.
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Lenglen à Forest-Hills

Crédit: Getty Images

Le jour de son match, Suzanne Lenglen fait sensation à son entrée sur le court, habillée dans un style "à mi-chemin entre la Diva et la péripatéticienne, comme l'écrira avec beaucoup de ‘classe’ Bill Tilden, qui a toujours été plus réputé pour la qualité de son service que pour son respect du tennis féminin. Elle avait autour de la tête un voile pourpre si flamboyant que j'espérais qu'il n'y eût point de taureau dans les environs."
Sur le terrain en revanche, Lenglen n'est que l'ombre d'elle-même. Elle est arrivée à New York, comme le craignait son père, en petite forme, fatiguée, victime de fortes quintes de toux. Elle perd le 1er set 6-2 et décide de jeter l'éponge alors qu'elle est menée 0-30 dans le 2e set. Elle est alors prise en grippe, c'est le cas de le dire, par une partie du public et de la presse. Outre-Atlantique, sa réputation est faite : la soi-disant petite merveille française serait en réalité une enfant capricieuse incapable de faire face à l'adversité.
L'affaire manque de virer au scandale diplomatique lorsqu'à son retour en France, Suzanne Lenglen se voit diagnostiquer une coqueluche par ses médecins, lesquels ne se font pas prier pour souligner l'incompétence de leurs homologues américains de ne pas avoir posé ce diagnostic plus tôt. S'ensuit un tollé général, de part et d'autre de l'Atlantique, qui conduira à la démission du juge-arbitre du Grand Chelem américain. On nage en plein Vaudeville. Mais c'était ça aussi, Suzanne Lenglen.

Le "match du siècle" face à Helen Wills

Quoi qu'il en soit, cet abandon face à Molla Bjurstedt à Forest-Hills restera l'unique défaite en Grand Chelem en simple de la Divine. Peut-être eût-il fallu, pour parfaire encore un peu plus sa légende sportive, qu'elle ait une rivale à sa hauteur. Ça n'a jamais été le cas. Au début de sa carrière, elle était juste trop forte. Ensuite, le sort s'en est mêlé pour tuer dans l'œuf une rivalité qui aurait pu faire exploser tous les compteurs.
Au fond, le vrai rendez-vous manqué de Suzanne Lenglen avec les Etats-Unis, c'est elle : Helen Wills, cinq ans de moins, une carrière pharamineuse auréolée de 19 titres du Grand Chelem glanés en simple durant l'entre-deux-guerres. Wills a un peu été aux Etats-Unis ce que Suzanne Lenglen a été à la France, sauf qu'elle était précisément son contraire : surnommée "Poker Face", cette Californienne affublée d'une inamovible visière était aussi impassible et réservée que la Française était émotive et extravertie.
Entre les deux jeunes femmes, l'opposition était toute trouvée, la rivalité quasiment tracée. Mais elles n'auront joué, au final, qu'un match l'une contre l'autre. Un match hors cadre majeur, presque une exhibition en somme, mais qui n'en reste pas moins l'un des affrontements les plus célèbres du tennis féminin. Au point d'avoir été baptisé, à l'époque, le "match du siècle".
Nous revoilà donc en 1926. Helen Wills, 20 ans et déjà trois fois victorieuse aux Internationaux des Etats-Unis, fait pour la première fois le voyage en France, sur la Riviera, dans le but d'y disputer une série de tournois et de défier Suzanne Lenglen sur ses terres. La rencontre, montée en épingle par des promoteurs, aura finalement lieu le 17 février 1926, à 11h, sur le terrain en terre battue de l'hôtel Carlton, à Cannes. Et c'est un carton absolu. Les billets s'arrachent à prix d'or, les tribunes dégueulent de spectateurs qui se regroupent par centaines sur les toits des voitures ou des maisons alentours, voire sur des échelles ou même sur la cime des arbres, pour assister au match du siècle. Hallucinant. Le tennis féminin au paroxysme de son succès.
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"Le match du siècle" entre Lenglen et Wills

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Au total, on dénombre près de 4 000 spectateurs, parmi lesquels du beau linge comme le roi de Suède Gustave V, tennisman émérite et partenaire régulier de Suzanne Lenglen à Nice, le roi Manuel II du Portugal, le prince Georges de Grèce, le Duc de Westminster ou encore le Maharaja de Kapurthala, l'homme le plus riche du monde. Ce public reflète aussi la vie de Suzanne Lenglen, femme du monde assumée, que l'on a présentée au Pape Pie XI et qui côtoie par ailleurs Rudyard Kypling, l'auteur du fameux poème ("Tu seras un homme, mon fils…") inscrit à l'entrée du Centre Court de Wimbledon.
Côté court, la Française s'impose 6-3, 8-6 malgré un drôle d'incident d'arbitrage : alors qu'elle mène 6-3, 6-5, 40-15, Suzanne, jugeant hors-limite un coup droit de son adversaire - d'autant qu'un "out" a retenti des tribunes -, est déjà en train de lui serrer la main lorsque l'arbitre, voyant son juge de ligne lui faire de grands signes, donne finalement le point à rejouer. Sans conséquence, donc. Mais l'anecdote est restée.
Malgré sa défaite, la manière dont Wills a poussé Lenglen dans ses retranchements physiques appelle une revanche. Et très vite. Pourtant, celle-ci n'aura jamais lieu. Durant les Internationaux de France, "Poker Face" sera victime d'une crise d'appendicite qui l'obligera à écourter sa saison 1926. Et cette saison 1926, ce sera aussi la toute dernière de Suzanne Lenglen, dont la carrière va ensuite basculer dans une autre dimension.

La première professionnelle de l'histoire

Draguée depuis un moment par un promoteur américain, Charles C. Pyle, béotien des choses du tennis mais indubitablement doté de flair, Suzanne Lenglen finit par céder au chant des sirènes. Le 31 juillet 1926, quelques mois après le match du siècle et quelques jours après son fameux coup de sang à Wimbledon, elle signe, à Paris, un contrat professionnel. Le tout premier de l'histoire du tennis.
Plus de quarante ans avant l'ère Open, c'est peu dire que la chose est mal vue. Plus développé dans des sports comme le base-ball, le football, le cyclisme ou le golf, le professionnalisme est en revanche un gros mot pour les hautes instances du tennis qui le combattent de façon acharnée. Bien sûr, les dessous de table sont déjà monnaie courante. Mais Suzanne Lenglen est la première à véritablement franchir le Rubicon. Et il faut bien mesurer la force de caractère nécessaire pour le faire, encore plus en tant que femme.
Lourde de conséquences, cette décision lui vaudra d'être radiée de la Fédération et donc d'être définitivement privée de tournois du Grand Chelem. Mais Suzanne Lenglen l'assume pleinement. "Pendant les douze années où j’ai été championne, j’ai fait gagner des millions de francs au tennis et j’ai payé des milliers de francs pour être autorisée à jouer, se justifie-t-elle. J’ai vingt-sept ans et je ne suis pas riche : dois-je me lancer dans une autre carrière que celle pour laquelle les gens considèrent que j'ai du génie ? Ou dois-je sourire à la perspective de rester pauvre et continuer à faire gagner des fortunes à d’autres ?" Elle choisira une troisième voie. Une voie jusque-là interdite.
Helen Wills, également approchée, choisira pour sa part de rester du "bon" côté. Suzanne Lenglen sera donc l'unique star de ce nouveau circuit pro. Pour lui donner la réplique, Charles Pyle signe finalement Mary Browne - celle-là même qui avait été étrillée par Suzanne en finale des Internationaux de France 1926 - et embarque aussi quatre hommes, les Américains Vinnie Richards, Howard Kinsey et Harvey Snodgrass ainsi qu'un autre Français, Paul Féret.
Ensuite, toute cette mauvaise troupe se met en route. D'octobre 1926 à janvier 1927, elle effectue une longue tournée qui la conduit dans 43 villes des Etats-Unis et du Canada (avec même un crochet à Cuba), dans une grande aventure "à mi-chemin entre le cirque et l'opéra", pour reprendre une expression narquoise du Boston Globe.
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15000 personnes au Madison Square Garden pour voir Suzanne Lenglen lors de sa triomphale tournée américaine en 1926.

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Il n'empêche que la toute première date, le samedi 9 octobre 1926, attire plus de 13 000 spectateurs au Madison Square Garden de New York. Suzanne Lenglen y livre une prestation éblouissante et s'impose 6-1, 6-1 face à une Mary Browne qui lui est nettement inférieure. L'absence totale de suspense sera d'ailleurs la principale faiblesse de ce circuit, qui va progressivement s'essouffler et ne sera pas reconduit.
Mais Suzanne Lenglen n'aura pas tout perdu dans son périple. D'abord, elle a gagné beaucoup d'argent : on évoque un contrat à 50 000 dollars, bonifié par une prime de résultats de 25 000 dollars. Ensuite, elle s'est réconciliée avec le public américain. Enfin, elle est revenue avec un fiancé : le fils de Lucky Baldwin, l'un des pionniers de la ruée vers l'or en Californie. Un bon parti, à ceci près que ce play-boy flambeur est déjà marié.
Pour couvrir cette relation transgressive, il joue les impresarios de sa compagne lors d'une tournée professionnelle que cette dernière tente de relancer en 1927, en Angleterre, accompagnée notamment de l'Allemande Dorothea Köring. Mais ce sera un fiasco. Suzanne Lenglen va, alors, arrêter les frais. Et ranger ses raquettes.

Elle n'a jamais joué à Roland-Garros

Sa fin de carrière, qu'elle officialise en septembre 1928, arrive au terme d'une période difficile pour la Divine qui, à son retour d'Angleterre, s'enferme à Nice dans une relation compliquée, pour ne pas dire toxique. Baldwin, semble-t-il, n'est pas le prince charmant escompté. Volontairement ou pas, il la précipite dans une hygiène de vie douteuse et contribue à l'éloigner peu à peu du tennis.
Pour Suzanne Lenglen, ce sera un échec sentimental à rajouter à sa collection. On lui a connu de nombreuses relations, notamment avec l'ancien joueur français Pierre Albarran – plus réputé pour ses talents au bridge - ou l'Italien Placido Gaslini. On lui a prêté un flirt avec Jean Borotra, une demande en mariage du champion australien Gérald Patterson et même une relation homosexuelle avec sa partenaire de double Julie Vlasto. Quant à son amitié avec le célèbre navigateur Alain Gerbault, ancien joueur de 1re Série, elle a également pu faire jaser. Mais toutes ces relations ont plus ou moins fini par faire long feu, en imaginant qu'elles aient toutes vraiment existé.
A vrai dire, difficile de savoir le vrai du faux. Suzanne Lenglen est surtout une femme très entourée, notamment des hommes dont elle préfère la compagnie. A partir de là, elle est l'objet facile de tous les ragots. Femme d'esprit, cultivée et lettrée - elle a écrit un roman et trois ouvrages pédagogiques sur le tennis -, elle aime être au centre de l'attention et papillonner autour des mondanités. Peut-être est-ce, aussi, une manière d'échapper à l'enfance ascétique que lui a fait vivre son père. Mais lorsque celui-ci meurt, en 1929, elle se retrouve soudainement face à un vide immense.
Sa notoriété lui ouvre de multiples reconversions possibles. Elle travaille ainsi brièvement dans la mode et se lance même au cinéma, faisant une apparition le P'tit Parigot, une série de six films français tournés en 1926, et dans Things are Looking Up, un film anglais sorti en 1935. Mais elle revient finalement à ses premières amours par le biais de l'enseignement. En 1936, elle fonde au Tennis Mirabeau, près de Roland-Garros, une école de tennis qui rencontre un grand succès et reçoit l'agrément fédéral. C'est en quelque sorte l'ancêtre de l'actuel Centre National d'Entraînement. Ça aussi, on le doit à Suzanne Lenglen.
Pour les besoins de sa promotion, la Divine tourne des clips vidéo dans lesquels on la voit décomposer sa gestuelle en forçant exagérément le trait, du moins par rapport à ses matches où l'on peut imaginer qu'elle sacrifiait tout de même un peu moins l'efficacité à l'esthétique. Ces images contribueront largement à graver dans le marbre sa légende de ballerine. Car ce sont les plus belles que l'on a d'elle. Et ce sont aussi les dernières.
En effet, sa santé fragile ne va pas tarder en effet à la rattraper, et cette fois définitivement. En juin 1938, on apprend qu'elle est atteinte d'une leucémie. Trois semaines plus tard, elle ne sera plus de ce monde. Suzanne Lenglen, qui est inhumée au cimetière de Saint-Ouen, s'est éteinte le 4 juillet 1938, à l'âge de 39 ans. Pareille à une étoile filante, son passage sur terre aura été aussi fugace que scintillant.
Mais on ne risque pas de l'oublier, surtout en France où d'innombrables rues et complexes sportifs portent son nom. A commencer, donc, par le deuxième court le plus important de Roland-Garros. Où, paradoxalement, Suzanne Lenglen n'aura jamais joué de sa vie, puisque le stade a été construit l'année de sa retraite, en 1928. A défaut, elle aura été la première à donner son nom à un terrain de la Porte d'Auteuil, celui de Philippe Chatrier ayant été attribué au central cinq ans plus tard, en 2001.
Certains ont pu dire que c'est elle qui, peut-être, aurait mérité le central. Mais au fond, le court Suzanne-Lenglen est un court à son image, gracieux et chaleureux, à la fois proche du peuple et du Tout-Paris, un brin suranné tout en étant à la pointe de son temps puisqu'il bénéficiera d'un toit en 2024, pour les JO de Paris. On notera aussi que ce court a aujourd'hui pile l'âge - 28 ans - auquel elle a disputé ses derniers matches. Un siècle plus tard, chaque point joué dessus contribue encore un peu plus à la rendre immortelle.
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