Open d'Australie : Le titre de Jannik Sinner ouvre-t-il une nouvelle ère ? Peut-être pas, mais de nouvelles perspectives

A force de le prophétiser chaque saison, le passage de témoin finira bien par arriver. Depuis plus de 20 ans et la victoire de Roger Federer à Wimbledon en 2003, le "Big 3" a quasiment privatisé les tournois du Grand Chelem, s'en partageant 66 sur 82, soit plus de 80 %. Voir Novak Djokovic soulever le premier trophée majeur en jeu chaque saison était quasiment devenu une tradition, à tel point que nombreux étaient encore les experts à le voir gagnant en Australie cette année. Alors forcément, le triomphe de Jannik Sinner a fait souffler un vent de fraîcheur sur Melbourne.

D'autant plus que pour la première fois depuis 2005 aux Antipodes – à l'époque Marat Safin avait battu Lleyton Hewitt pour le titre –, ni Roger Federer, ni Rafael Nadal, ni Novak Djokovic n'étaient même au rendez-vous de la finale. Cette statistique folle donne autant une idée de l'ampleur de leur domination que de ce qui est peut-être en train de se passer. Le Suisse à la retraite, l'Espagnol en grande difficulté physique malgré l'espoir d'un ultime come-back en 2024, seul le Serbe est en mesure de prolonger cette hégémonie implacable. Mais lors des trois derniers tournois du Grand Chelem, il est tombé deux fois face à des jeunes loups totalement décomplexés (Carlos Alcaraz à Wimbledon et Sinner donc en Australie).

Si le constat est loin d'être anodin, permet-il pour autant de tirer des enseignements définitifs ? Peut-on déjà parler de changement d'ère ? C'est à tout le moins hâtif, et ce pour deux raisons principales. D'abord et surtout parce qu'il ne faut jamais sous-estimer l'orgueil d'un champion, a fortiori de la dimension de Novak Djokovic. Le passé l'a d'ailleurs enseigné avec d'autres. En 2011, après avoir perdu en demi-finale déjà à Melbourne contre le jeune Serbe, Roger Federer avait été gentiment bousculé en conférence de presse sur la fin d'une époque.

Le Suisse avait alors mis en garde les journalistes sur le potentiel manque de respect à son égard comme vis-à-vis de Rafael Nadal. Résultat : cinq mois plus tard, pour la quatrième fois, un classique "Fedal" venait conclure la quinzaine à Roland-Garros, après que le Suisse avait mis un terme à la série d'invincibilité de Djokovic dans une demie d'anthologie. Certes, le Serbe avait ensuite pris le pouvoir, mais ses rivaux n'avaient pour autant pas disparu de l'équation, lui reprenant à intervalles réguliers la place de numéro 1 dans la décennie 2010.

Revenons donc à nos moutons : enterrer le "Djoker" parce qu'il a vu sa série hallucinante d'invincibilité s'arrêter à 33 victoires à Melbourne n'a aucun sens à ce stade. Faut-il rappeler que le Serbe est passé à un set du Grand Chelem calendaire l'an dernier, un exploit jamais-vu dans le tennis moderne ? N'est-il pas encore et toujours numéro 1 mondial pour la 410e semaine, soit 100 de plus que le précédent recordman en la matière, Federer ?

Surtout, l'animal en question n'est jamais plus dangereux que lorsqu'il est vexé et a quelque chose à prouver. Il suffit pour s'en convaincre de se remémorer son retour de flamme après son expulsion d'Australie en 2022 : il s'est adjugé quatre des six Majeurs auxquels il a participé après, seuls Roland-Garros 2022 et Wimbledon 2023 lui échappant.

Ensuite, une autre inconnue subsiste : la capacité des jeunes loups à se maintenir au niveau d'excellence exigé pour battre régulièrement Djokovic en Grand Chelem. Depuis son exploit au All England Club, Alcaraz connaît un vrai coup de moins bien par exemple, sans doute en partie lié aux attentes qu'il suscite désormais. Quid de Sinner ? Sa dernière victime à Melbourne l'a d'ailleurs mis en garde à sa manière.

"Dans ce tournoi, Jannik était le meilleur et c'est pour ça qu'il a gagné un Grand Chelem. En ce moment, il est numéro 1 à la Race. S'il continue à jouer comme ça et à gagner des tournois, il sera numéro 1 mondial à un moment. Mais on ne sait jamais ce qui peut arriver. C'est pour ça que le tennis est un sport magnifique, on ne peut pas prévoir le futur. Beaucoup de joueurs passent par des moments différents dans leurs saisons et leurs carrières, voyons comment Jannik va gérer tout ce qui va arriver. Je me suis mis moi-même dans une bonne position, numéro 2 à la Race. Je ferai de mon mieux pour me rapprocher du trône aussi", a lâché Daniil Medvedev en conférence de presse d'après-finale.

Le plus dur arrive donc pour l'Italien. Mais derrière ce constat s'en cache un autre des plus réjouissants pour le reste de la saison : si Djokovic est encore le patron jusqu'à preuve du contraire, son aura d'invincibilité en Grand Chelem a pris du plomb dans l'aile. Et surtout, la menace pour lui est devenue réelle et diffuse. A court terme, Sinner, Alcaraz et Medvedev l'incarnent plus que les autres, parce que tous trois ont été sacrés en Grand Chelem en le battant. Mais la montée en puissance d'un Alexander Zverev ou l'ambition d'un Holger Rune ne peuvent être ignorées. A défaut de changement d'ère acté, le passage de témoin devrait au moins bien se faire avant la retraite du "Djoker". Et c'est une bonne nouvelle pour l'avenir du tennis.