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Les Grands Récits - US OPEN 2002 : Pete Sampras, la symphonie achevée

Laurent Vergne

Mis à jour 08/09/2022 à 12:00 GMT+2

LES GRANDS RÉCITS - Il y a vingt ans, Pete Sampras décrochait à New York son 14e titre du Grand Chelem avant de quitter la scène quelques mois plus tard. Un adieu triomphal. Ce dernier sacre fut celui de l'improbable et des doutes surmontés après deux années de disette. Avec, cerise sur le gâteau, cette finale contre Andre Agassi, son grand rival, son double. Si différents, mais indissociables.

Les Grands Récits - Pete Sampras

Crédit: Quentin Guichard

Il flotte comme un petit sentiment de malaise dans le désert californien ce 17 mars 2010. Comme toute bonne exhibition, ce match caritatif a non seulement pour objectif de récolter des fonds pour soutenir les victimes du tremblement de terre qui a frappé Haïti mais aussi de distraire le public d'Indian Wells. Un double de luxe : Pete Sampras et Roger Federer d'un côté du filet, Andre Agassi et Rafael Nadal de l'autre. Une sorte de rêve tennistique entre les quatre plus grands champions des vingt dernières années.
Ça joue bien, ça joue fort, mais pour amuser la galerie, ce n'est peut-être pas tout à fait ça. Alors Agassi met une piécette dans le jukebox. Le début d'un engrenage où l'humour américain va flirter avec le règlement de compte. Du lard ? Du cochon ? Un peu des deux ? La foule ne sait plus trop. Federer et Nadal non plus.
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Sampras, Federer, Agassi et Nadal : quatuor de rêve à Indian Wells. Mais tout ne va pas se passer comme prévu.

Crédit: Imago

"Tu es toujours aussi sérieux", taquine d'abord Agassi. Sampras, piqué, se lance alors dans une imitation de son éternel rival en mimant sa démarche cadencée si caractéristique. Foule hilare. Agassi sourit mais ne réagit pas. "Allez, vas-y, dis quelque chose", lance Pete. C'est l'heure de la vengeance du Dédé. Il pose sa raquette au sol, se tient droit, retourne ses poches puis, regardant Sampras de l'autre côté du filet d'un air pleurnichard : "Désolé, je n'ai pas d'argent. Ah, si, attends, j'ai un dollar !"
L'anecdote fait référence à l'anémique pourboire laissé un jour par Sampras à un voiturier devant un restaurant. Dans la foulée, Sampras, vexé, allume Agassi avec sa première balle, quand bien même il était censé servir sur Nadal. Il n'a clairement pas apprécié :
- Tu m'attaques, là, Andre, ça devient personnel.
- Mais non, Pete, tout le monde le sait...
"Franchement, on ne savait plus trop si c'était pour rigoler ou pas, avouera Federer. C'était un moment un peu gênant, un peu chaud. C'est malheureux, mais ce genre de choses arrive. J'aurais préféré qu'on joue sans porter de micros finalement..." Nadal, lui, se retranche derrière son incompréhension : "Vous connaissez les Américains, ils parlent tellement vite quand ils discutent entre eux que, parfois, je ne comprends pas tout de ce qu'ils racontent." Mais le malaise ne lui a pas échappé.
Quelques jours après, Agassi s'excusera auprès de Sampras. "J'ai essayé d'être drôle, j'avais quelques secondes pour trouver un truc, plaide le Kid de Vegas. J'ai voulu faire de l'humour, c'est tombé complètement à plat. J'ai envoyé un texto à Pete pour m'excuser en personne."
Pourquoi cet accroc entre les deux légendes à la retraite, dans un cadre aussi peu propice aux bassesses ? Peut-être parce que, quelques mois plus tôt, dans une autobiographie très remarquée, Agassi avait déjà égratigné son compatriote. Avec ces mots, notamment : "J'envie la platitude de Pete. J'aimerais pouvoir partager son spectaculaire manque d'inspiration et surtout sa remarquable absence de besoin d'inspiration. Pete et moi, nous ne pourrions pas être plus différents. (...) Je ne voudrais jamais de sa vie et il ne voudrait jamais de la mienne."
Il a raison. Sampras et lui sont les deux pôles opposés de la dernière ère de domination des Etats-Unis sur le tennis masculin. Andre la rockstar. Des shorts en jean à son mariage (puis son divorce) avec la star hollywoodienne Brooke Shields, il aura toujours eu un côté rockstar, charismatique et excessif, de nature à brasser bien au-delà des puristes de la petite balle jaune. Pete le taiseux. Toujours avare d'un bon mot, voire d'un mot tout court. Métronome dans ses performances, clinique dans sa suprématie, flirtant presque avec une forme d'ennui. "Boring" Pete et "Showman" Andre. C'est cette critique-là, forcément caricaturale même si elle contient une pointe de vérité, qui perce derrière l'anodine apparence du "Tu es toujours aussi sérieux" assené en public à Indian Wells par Agassi.
Sampras était-il ennuyeux ? Si oui, c'était surtout par contraste avec la personnalité exubérante de son alter ego. Sans doute a-t-il été davantage respecté qu'aimé tout au long de sa carrière, c'est vrai. Mais comme le notait subtilement l'an dernier dans Sports Ilustrated Todd Martin, qui a longuement côtoyé les deux champions sur le circuit, "Autant Pete a toujours été mal à l'aise en public, autant j'ai toujours eu l'impression qu'il était aussi à l'aise dans sa peau que n'importe qui". Autrement dit, il n'a jamais éprouvé le besoin de paraître ce qu'il n'était pas ou de donner au public et aux médias quoi que ce soit qui ne servait pas son unique dessein : gagner des matches de tennis. Que ça ne plaise pas, que ça ne suffise pas, ce n'était pas son problème.
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Ils ne se sont jamais totalement compris mais, à leur manière, Sampras et Agassi sont inséparables.

Crédit: Getty Images

Une fois le contact visuel était établi, je savais que j'étais foutu et qu'on allait me demander une photo, ou un autographe, ou qu'on allait vouloir me parler
C'est vrai, Sampras était distant. Il a toujours cherché à se préserver. Dans son autobiographie, A champion's mind, parue en 2008, il confie son aversion pour tout ce qui pouvait s'apparenter à une intrusion dans son intimité : "Quand je marchais dans la rue, ou dans les allées pendant un tournoi, je baissais toujours la tête ou, en tout cas, je fuyais le regard des gens. Parce que, une fois que le contact visuel était établi, je savais que j'étais foutu et qu'on allait me demander une photo, ou un autographe, ou qu'on allait vouloir me parler."
Parce qu'il tient une place privilégiée dans l'histoire récente du tennis pour avoir été le coach de Sampras avant de devenir celui de Federer, Paul Annacone est bien placé pour décrypter qui était le champion américain et surtout tout ce qu'il n'était pas. "Ce sont deux individus très différents, nous explique-t-il. Roger adore la vie sur le circuit, le fait de voyager, et toutes les petites choses qu'impliquent le fait d'être une icône. Il a appris à aimer ce rôle. Pete est quelqu'un de beaucoup plus privé. Sa seule motivation, c'était d'atteindre ses objectifs et de relever des défis sportifs, le reste ne l'intéressait pas, et l'ennuyait même." L'anti-Federer, en quelque sorte. L'anti-Kid de Las Vegas, à coup sûr.
Mais aussi différentes pouvaient-elles être, les deux stars américaines sont toujours restées indissociables l'une de l'autre. Tant de matches marquants, de pages de légende, de moments partagés. Et pour Sampras, une boucle qui ne pouvait être bouclée qu'avec la complicité involontaire mais indispensable de son aîné.
C'est en battant Agassi en finale qu'il a glané lors de l'US Open 1990 son tout premier titre du Grand Chelem, à seulement 19 ans. Douze années plus tard, c'est à nouveau face à lui, et toujours en finale à Flushing Meadows, qu'il a décroché sa 14e et dernière couronne majeure dans ce qui restera à jamais l'ultime match de sa vie de champion. Le dénouement idéal, presque trop bien scripté pour être vrai. D'autant que cette dernière conquête relevait plus de l'illusion que de l'évidence.
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1990 : Une finale à Flushing, déjà. Pete Sampras, 19 ans, devient le plus jeune vainqueur de l'histoire de l'US Open. Il l'est toujours.

Crédit: Getty Images

Wimbledon 2002, le naufrage

Cette histoire en forme de conte de fées final commence deux mois et demi plus tôt, de l'autre côté de l'Atlantique. Le 26 juin 2002, Wimbledon connaît un tremblement de gazon inédit par son ampleur. Septuple vainqueur en huit éditions entre 1993 et 2000, Pete Sampras s'incline en cinq sets face à George Bastl sur le funeste court numéro 2, célèbre cimetière des éléphants, là où tant de géants sont déjà tombés avant lui. Ironiquement, ce même jour, deux heures plus tard, Andre Agassi est éliminé lui aussi, balayé en trois sets par Paradorn Srichaphan sur le Centre Court.
C'est la deuxième année de suite que Sampras bute sur un Suisse à Londres. Mais impossible de comparer le huitième de finale 2001 contre le jeune prodige Federer, en qui beaucoup voient (à raison) son héritier, et ce deuxième tour face à l'obscur et débonnaire vaudois. Bastl, 145e mondial à 27 ans, n'avait jamais gagné un match sur herbe avant ce Wimbledon 2002. Ni même un match en cinq sets dans sa carrière. Sur le circuit principal, il n'avait même plus remporté la moindre rencontre depuis neuf mois. Et il n'avait intégré le grand tableau londonien qu'en tant que lucky loser après sa défaite en qualifications.
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26 juin 2002 : Sur le petit mais si fameux court numéro 2, Pete Sampras quitte Wimbledon dès le 2e tour. Un choc.

Crédit: Getty Images

A chaud, devant les médias, l'Américain évoque "le plus grand choc" de sa carrière. Il vient, c'est vrai, de toucher le fond. Après la balle de match, il est resté longuement prostré sur sa chaise, regardant sa raquette, comme s'il cherchait à comprendre comment il a pu en arriver là. Son manque de confiance a sauté aux yeux. Lui-même s'est vainement raccroché à tout ce qu'il pouvait, comme cette lettre, écrite par sa femme, Bridgette, enceinte de leur premier enfant, qu'il a lue et relue aux changements de côté. "Je n'avais jamais fait ça avant, mais j'avais besoin de quelque chose de positif", dit-il.
En panne de résultats depuis des mois, il avait pourtant tout misé ou presque sur Wimbledon. "Je me sens découragé, avoue le Californien lors d'une conférence de presse qui frôle par instants la thérapie sur un divan. J'ai tellement travaillé à l'intersaison que voir qu'après six mois, je n'ai rien, c'est décourageant." Dans le même temps, il jure pourtant : "Je sais que je peux encore gagner un Grand Chelem." Par respect, personne ne le contredit. Mais qui l'en croit vraiment capable, alors que son dernier titre, majeur ou mineur, remonte désormais à deux ans, à Wimbledon, en 2000 ?

Sampras - Annacone, les retrouvailles

Le soir-même, Pete Sampras appelle Paul Annacone. Les deux hommes se sont séparés en bons termes fin 2001, alors que l'Américain venait de boucler sa première saison sans le moindre titre depuis 1989. "C'était la bonne chose à faire, juge aujourd'hui Annacone. Pete avait besoin d'entendre un autre discours, une autre voix. Il avait clairement besoin de changement, de faire un 'reset'. C'est un processus normal dans une carrière."
Sauf qu'après la débâcle contre Bastl, point d'orgue d'un semestre d'errements, c'est bien la voix de son ancien entraîneur que Sampras a besoin d'écouter. Quand on lui demande, vingt ans après, quel est à ses yeux le moment le plus fort du dernier sacre de son poulain à l'US Open, c'est sans hésiter qu'Annacone nous renvoie à cet échange téléphonique du 26 juin : "Ce fut une conversation marquante, en profondeur, très honnête et transparente de son côté comme du mien." Sampras a d'abord voulu savoir ce que le technicien avait pensé de son match. Puis, au fil de la discussion, une évidence naît chez les deux hommes : ils doivent retravailler ensemble.
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Pete Sampras et Paul Annacone : confiance mutuelle, respect réciproque.

Crédit: Getty Images

Malgré les difficultés rencontrées par l'ancien numéro un mondial, Paul Annacone jure ne pas avoir hésité une demi-seconde avant de replonger. Pas après cette conversation. "Une fois que j'ai été convaincu de ce qu'il voulait vraiment et que nous sommes tombés d'accord sur la marche à suivre, non, je n'ai pas hésité à retravailler avec lui."
Surtout, et c'est là le point essentiel, le coach partage avec son joueur une conviction : "J'étais persuadé qu'il pouvait encore gagner un Grand Chelem et je le lui ai dit. Quand tu es aussi doué et que tu as accompli autant, tu ne deviens pas subitement incapable de faire de grandes choses. Mais pour ça, il fallait un plan et le bon état d'esprit."
Ledit plan ne sera pas sans accroc. La tournée nord-américaine sur dur en amont de l'US Open s'avère maigrichonne. Trois matches gagnés en trois tournois. Imperceptiblement, pourtant, son tennis se remet en place. Le plus gros problème de Pete Sampras n'est alors pas dans sa raquette mais dans sa tête. Il perd 7-6 au troisième set contre Tommy Haas à Toronto, 7-6 au troisième face à Wayne Arthurs à Cincinnati puis à nouveau en trois manches face à Paul-Henri Mathieu à Long Island. Le minot bleu de 20 ans ne le sait pas encore, mais il restera à tout jamais le dernier joueur à battre la légende américaine.
Paul Annacone ne cherche pas à révolutionner le tennis de son poulain. Il n'en a ni le temps ni l'envie et n'en éprouve pas davantage le besoin. En allant (re)chercher son ancien coach, c'est aussi une forme de (ré)confort que cherche Sampras. Entendre le bon discours. Les mots qui font du bien. "Son tennis était toujours là, il fallait juste recréer un environnement favorable pour provoquer un déclic", selon le coach. "J'avais besoin de croire à nouveau en moi et personne n'était mieux placé que Paul pour tenir ce rôle", dira l'intéressé.
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Pete Sampras en 2002 avant l'US Open.

Crédit: Getty Images

J'avais envie de mettre mon poing dans la gueule à ce connard
Les médias, eux, s'arrêtent aux résultats bruts de cet été. Le bilan du roi déchu lors de la préparation pour l'US Open n'est pas de nature à le remettre dans le lot des favoris. Après sa défaite contre PHM à Long Island, la conférence de presse tourne au jeu de massacre. "Rappelez-vous de qui je suis et où nous serons la semaine prochaine.Je ne suis pas le favori de l'US Open mais j'ai ma chance. Oui je crois que je peux gagner le tournoi", clame-t-il.
A ces mots, un journaliste lâche un rire audible dans toute la salle. Le champion encaisse. "J'ai commencé à me lever, j'avais envie de mettre mon poing dans la gueule à ce connard mais j'ai pris sur moi. Je me suis remis sur ma chaise, j'ai ravalé ma fierté et j'ai répondu aux questions patiemment".
Au cours de ces semaines qui précèdent l'US Open, Sampras entend et lit beaucoup de choses. A la veille du coup d'envoi du tournoi, l'éditorial du New York Post est cinglant et sans équivoque : "Bon sang, Pete, arrête-toi !" "Tous les grands champions ont un ego important et je suis sûr que ça lui a fait mal que les gens le considèrent comme fini, mais même dans ce domaine, je dois dire que Pete était quelqu'un d'assez exceptionnel qui ne se préoccupait pas vraiment de l'opinion des autres. Seule sa propre confiance en ce qu'il était capable d'accomplir lui importait réellement", assure Paul Annacone.
Malgré tout, certains coups, même sous forme de mots, sont plus durs à digérer que d'autres. Après sa victoire au premier tour à Flushing contre Albert Portas, le journaliste Ian O'Connor rapporte au Californien les propos de Pete Fischer. "Il a trouvé ton jeu 'atroce'", lui dit-il. Des propos à l'acide, tenus depuis sa prison où il purge une peine de six ans de prison pour abus sexuels sur deux adolescents. Pour Sampras, Fischer n'est pas n'importe qui. Il fut son premier entraîneur, et le seul jusqu'à ses 18 ans. C'est lui, notamment, qui l'a convaincu de se débarrasser à l'adolescence de son revers à deux mains, changement décisif qui contribuera à sceller le destin glorieux de son poulain.
L'aigreur de son ancien mentor blesse le joueur, qui coupe définitivement les ponts. "Quand O'Connor m'a dit ça, ça m'a mis en colère, racontera Sampras. J'ai pensé 'Espèce de salopard, après tout ce que j'ai fait pour toi, tout l'argent que je t'ai donné, tu balances ces saloperies sur moi. C'est terminé, je ne veux plus avoir aucun contact avec toi'".
C'est un grand joueur du passé
Cette attaque, dont personne n'a vent sur le moment, est bientôt suivie d'une autre, publique celle-ci, et en deux temps. Vainqueur à nouveau expéditif du Danois Kristian Pless, la tête de série numéro 17 doit passer en 16es de finale son premier vrai test face à Greg Rusedski. Le gros serveur britannique égratigne doucement le mythe américain avant leur duel : "Pete est toujours un grand joueur, aucun doute, mais beaucoup de gars ont désormais le sentiment de pouvoir le battre. Il n'a plus cette espèce d'aura, ce sentiment d'invincibilité qu'il dégageait. Avant, quand il rentrait dans le vestiaire et que son adversaire le voyait, Pete avait déjà un bonus de deux jeux par set. C'est terminé."
Pourtant, deux jours plus tard, après une intense bataille, Rusedski s'incline en cinq sets sur le court Louis-Armstrong. C'est la victoire la plus significative de Sampras depuis des lustres. Loin de la jouer profil bas, Rusedski passe la deuxième couche à sa sortie du court. Sur le rouleau, l'amertume dégouline : "Tout d'abord, il n'a pas gagné le match ce soir, c'est moi qui l'ai perdu. Il ne joue pas super bien. Je serais étonné qu'il gagne son prochain match contre Haas. Pour être franc, je serais très, très surpris. Haas, Agassi, Hewitt, Roddick, voilà les quatre gars que je vois capables de gagner le tournoi." Et Sampras, alors ? "Je ne mettrais pas mon argent dessus. (…) Il n'est plus le même joueur. Physiquement, ce n'est plus le même. Il est plus lent, il a perdu un pas et demi. C'est un grand joueur du passé."
"Ça a sûrement dû le titiller un peu, il a eu un sourire ironique et il est passé à autre chose. A ce stade, il n'avait pas besoin de quoi que ce soit pour le motiver", se souvient Paul Annacone. "Je me fous de ce qu'il peut dire, rétorque Sampras. Contre lui, je n'ai pas vraiment besoin d'être plus rapide." "Rusedski était un type arrogant qui parlait souvent mal des gens", taclera Sampras dans son autobiographie.

Ne jamais dire jamais avec ces gens-là

Une semaine plus tard, quand Pete Sampras aura soulevé le trophée, Rusedski, non content de passer pour un mauvais perdant, aura en prime l'air d'un imbécile. Quinze ans plus tard, il assurait pourtant ne pas regretter ses propos. "Tout le monde pensait la même chose, plaidait-il. Tout le monde pensait que Sampras n'était plus le même mais personne n'avait le courage de le dire tout haut. Mais il a produit deux semaines magiques pour se retirer sur ce 14e titre. C'est la marque des très grands." Rendons cela au Britannique. Il était effectivement loin d'être le seul à penser de la sorte.
Alex Corretja n'aurait jamais prononcé la moindre parole irrespectueuse mais lui non plus n'aurait pas misé ses économies sur une victoire de Pistol Pete dans cet US Open 2002, comme il le reconnaît aujourd'hui : "Moi non plus, je ne le croyais pas capable de gagner. Sampras était aussi spécial que ne l'ont été après lui Roger, Novak ou Rafa. Ce que j'ai appris, c'est qu'avec ces gens-là, il ne faut jamais dire jamais. Ils sont toujours susceptibles de réaliser des choses dont les gens normaux sont incapables. Mais à l'époque, non, je ne pensais pas qu'il pourrait élever son niveau de jeu pendant sept matches au meilleur des cinq sets. C'est là que j'ai réalisé à quel point il était différent."
Alex Corretja était bien placé pour douter. Un peu plus tôt dans la saison, au mois d'avril, il avait affronté Sampras en Coupe Davis. Aux Etats-Unis. Sur gazon. Un match ébouriffant, que l'Espagnol avait fini par remporter après avoir été mené deux manches à rien. "Je n'étais pas très bon sur herbe donc...", sourit Don Alex comme pour dire "si j'étais capable de le battre en cinq sets sur son terrain de jeu favori, c'est que quelque chose ne tourne plus rond chez lui."
Pour être clair, les doutes étaient légitimes. Ils n'étaient que la conséquence logique des deux dernières années, sans le moindre titre, et plus encore des derniers mois, indignes en termes de résultats et de niveau de jeu de la glorieuse carrière du champion américain. S'il y a quelque chose à reprocher à Rusedski, c'est peut-être la forme, pas le fond.

Pistol Pete et le Kid

Mais après ce match contre le Britannique, le ton commence à changer. Un parfum de "Et si ?" enveloppe désormais le chemin de Pete Sampras. Pourtant, on demande encore à voir. On va voir. En huitièmes, il domine Tommy Haas, tête de série numéro 3, face auquel il s'est incliné le mois précédent à Toronto. Preuve que quelque chose a changé.
Puis, en quarts, il lamine son jeune compatriote Andy Roddick, dont le jeu très direct lui sied à merveille. Le voilà dans le dernier carré, avec un coup de pouce du destin : face à lui, l'inattendu Sjeng Schalken, pendant que Lleyton Hewitt et Andre Agassi s'écharpent dans l'autre demi-finale. Le Batave n'est pas de taille. Sampras est en finale, "physiquement beaucoup plus frais que l'an dernier", insiste-t-il.
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Pete Sampras bat Andy Roddick en quarts de finale. Un an plus tard, le jeunot prendra le relais de son illustre aîné au palmarès.

Crédit: Getty Images

Lors des deux éditions précédentes, Sampras a atteint la finale. A chaque fois laminé par une jeune pousse. Marat Safin en 2000 puis Lleyton Hewitt en 2001. L'Australien, tenant du titre, récent vainqueur du Wimbledon où Sampras a sombré et désormais numéro un mondial, aurait sans doute constitué le pire des adversaires.
Agassi, c'est autre chose. Un terrain connu. Et plutôt favorable. Il domine leur face à face (19 victoires, 14 défaites). Surtout ici, à New York, où il s'est imposé trois fois sur trois. La victoire d'Agassi sur Hewitt est donc plutôt une bonne affaire. "Après coup, il est facile de dire ça, oui !, rigole Paul Annacone. Mais j'aimais surtout l'idée qu'Andre et Pete se retrouvent. Le même duel que douze ans plus tôt, quand Pete avait gagné son premier US Open. C'était génial pour lui, pour eux, pour le tennis."
Son joueur ne pense pas différemment. D'Agassi, Sampras écrit dans son livre qu'il était "le Yin de son Yang". Il dit aussi qu'ils étaient "formidablement complémentaires." Nous y voilà. Les pôles opposés qui ne cessent de s'attirer : "A 16 heures, par une calme et ensoleillée après-midi de début septembre, j'ai regardé de l'autre côté du filet et j'ai vu la même personne qu'il y a 12 ans, presque jour pour jour. Nous avions changé tous les deux. Le Andre qui me faisait face n'était plus ce garçon avec un mulet multicolore mais un homme chauve. Je voyais surtout un champion chevronné, confiant, multiple vainqueur en Grand Chelem, en total contrôle de son jeu, un jeu capable de me faire mal. Je voyais mon plus grand rival."
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Pete Sampras et Andre Agassi à l'entame de la finale de l'US Open 2002 : let the show begin.

Crédit: Getty Images

Confiant, Pete Sampras l'est aussi. Pour la première fois sans doute depuis des mois. Avant d'entrer sur le court, il n'a montré aucun signe de nervosité. "Il adorait ce genre de moments, il pensait que c'était ce qu'il y a de mieux à vivre, c'est ce qu'il aimait le plus, évoque Annacone. Il aimait encore plus le fait d'être face à Andre. Ils avaient livré tant de batailles extraordinaires. Et à New York, c'était encore plus spécial."
S'ils diffèrent sur bien des plans, presque tous à vrai dire, Sampras et Agassi partagent la pleine conscience de la valeur du moment dans leur histoire commune. Après sa victoire contre Hewitt, Agassi a parlé de cette finale face à son vieux compère comme d'un "toast porté au passé." Il révèle aussi avoir secrètement souhaité cette affiche : "On a dit beaucoup de choses sur Pete. Parfois même de la part de collègues qui devraient montrer davantage de respect. Alors, en mon for intérieur, je l'ai soutenu pendant le tournoi. Maintenant, ça va être une grande journée." Pistol et le Kid. Les Newman et Redford du tennis.

L'instinct du prédateur

Deux mois après leur piteuse élimination à Wimbledon à quelques dizaines de minutes d'intervalle, les deux trentenaires américains sont donc de retour. C'est une des finales les plus attendues de l'ère moderne. Peut-être un peu trop. Ce 34e et dernier Sampras-Agassi ne sera pas le plus grand de tous, surtout en comparaison avec leur quart de finale à Flushing qui, un an plus tôt, a touché au chef-d'œuvre absolu. Cet opus ressemble d'abord davantage à la finale 1990, à sens unique. Sampras domine son sujet. Service impérial, agressivité, volées tranchantes, il remporte les deux premiers sets (6-3, 6-4). Du vintage Sampras.
Puis Pistol Pete commence à montrer des signes de faiblesse. Rien de très marqué. Presque imperceptible, dans un premier temps. Mais Agassi a tout vu. Il arrache la troisième manche (7-5) puis obtient une balle de break à 4-3 dans le quatrième. On sent la finale sur le point de basculer. Sampras aussi. "Je savais que je devais empêcher ce match d'aller en cinq sets. Andre devenait de plus en plus fort à mesure que la rencontre avançait. Je devais arrêter l'hémorragie", témoigne Sampras. Il va la stopper et sauver son jeu de service, long de dix minutes.
C'est le dernier tournant. Le fauve Sampras sait que l'heure est arrivée : "De façon presque instinctive, j'ai senti que c'était mon moment. J'avais passé toute ma carrière à perfectionner ma capacité à reconnaître et à exploiter ce type de moments. J'étais prêt. Et j'ai breaké Andre." C'est peut-être ce qui distingue les très grands joueurs des plus immenses champions. Cette faculté à entrevoir l'opportunité et à la saisir. Il y a là quelque chose qui relève de l'instinct du prédateur flairant l'odeur du sang.
Un jeu, cinq points et quatre minutes plus tard, Pete Sampras dépose une dernière volée de revers hors de portée de son rival. C'est fini. Il lève les bras, reste figé un instant, puis lâche un "Putain, je l'ai fait !" qu'aucune oreille n'a distingué dans le brouhaha du Ashe. Il l'a fait, oui. Pour la première fois depuis vingt-six mois et trente-trois tournois, il retrouve son rôle préféré, celui du vainqueur. Ce 14e titre du Grand Chelem se distingue des 13 premiers. Le plus beau, le plus grand, le plus fort, à chacun de voir. Mais il est à part, à coup sûr.
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Andre Agassi et Pete Sampras, juste après la (dernière) bataille.

Crédit: Getty Images

Bridgette et Paul

Comme le souffle le champion lui-même, "le dernier obstacle de ma carrière aura aussi été le plus difficile à surmonter." Le manque de respect. Les mots qui blessent l'ego. Les regards qui changent. Les doutes. Ceux des autres. Les siens, aussi. Jamais il n'avait eu à affronter une telle situation depuis ses débuts. A travers cette dernière conquête, il avait trouvé le moyen, à 31 ans, de surprendre encore. Dans le magazine Tennis Week, Gene Scott écrira en évoquant la profondeur des ressources de l'Américain : "Au bout du compte, malgré tout ce temps, nous ne savions pas qui était Pete Sampras." "Quand j'ai lu ces mots, j'ai été ému et fier", avouera l'homme aux 14 Majeurs.
Sitôt passée l'accolade, chaleureuse, avec Agassi, il a couru jusqu'aux tribunes pour rejoindre sa femme, Bridgette. Depuis deux ans, elle aussi a encaissé. Le mariage, à la fin de l'été 2000, l'attente du premier enfant, tout ceci aurait détourné son champion de mari de son meilleur niveau. Un air absurde mais entêtant. "C'était injuste. Le problème, c'était moi, pas elle. Si j'ai gagné aujourd'hui, c'est même grâce à elle. Elle est avec moi au quotidien et, croyez-moi, ce n'était pas facile ces derniers temps parce que quand vous n'y arrivez plus, c'est un sacré poids et elle m'a aidé à le porter."
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Pete Sampras et sa femme, Bridgette Wilson, après la finale de l'US Open 2002.

Crédit: Imago

L'autre personne à qui il va rendre un hommage appuyé ce soir-là, c'est Paul Annacone. "Comme joueur de tennis, personne ne me connaît mieux que lui, assure-t-il. Il sait quoi dire, quand le dire, comment le dire. Cette saison a surtout été un défi mental pour moi. Ce n'était pas une question de coup droit ou de revers. C'était une question d'attitude, de redevenir positif. C'est en grande partie parce que j'ai retravaillé avec Paul que je suis là avec le trophée."
Touché, Annacone sait pourtant rester à sa place vingt ans après, avec une modestie presque émouvante : "Bien sûr qu'il aurait pu gagner cet US Open avec un autre coach. Il a toujours été le maître de son propre destin. Je pense que j'ai aidé, oui, mais je ne suis pas naïf. Le type spécial dans cette histoire, c'est lui. J'ai simplement eu la chance de l'aider."
Ce 8 septembre 2002, personne, pas même l'intéressé lui-même, n'imagine qu'il vient alors de jouer le tout dernier match de sa carrière. Lors de sa conférence de presse, il affirme son envie de continuer. A jouer et à gagner. L'éloignement sera progressif. Le besoin de couper après l'US Open dans un premier temps. Puis celui de se préparer. Puis de revenir seulement quand il sera prêt. Les mois passent, toujours pas de Sampras. "Je pense qu'il n'a rien décidé fermement avant le mois d'avril 2003, se souvient Paul Annacone. Il s'entraînait beaucoup. On parlait beaucoup, aussi. Mais il n'arrivait pas à déterminer s'il avait vraiment envie de continuer à jouer ou non. Puis il a su. Il m'a dit qu'il n'avait plus rien à se prouver et qu'il allait s'arrêter."
Les efforts dévorants pour surmonter deux années de doutes. La naissance de son premier enfant. L'usure du temps. Peut-être, aussi, l'idée d'un départ par le haut a-t-elle fini par germer et le séduire. "Je crois que Pete était fatigué de la vie sur le circuit, avance son ancien entraîneur. Les voyages. Les hôtels. Les conférences de presse. Tout ce qui était lié au quotidien d'un joueur professionnel l'avait vidé. Je pense qu'il était fatigué de cette vie et qu'après une si grande victoire, il a senti que c'était le bon moment."

Loin du tumulte et du fracas

Après son triomphe à l'US Open 2002, il a été demandé comme jamais dans les médias américains. Les "Morning Shows", les "Late Shows", tout le monde le veut. Mais dès le lundi matin, il a repris l'avion pour Los Angeles, déclinant toute sollicitation. Depuis deux décennies, il se tient à distance du monde du tennis. Il n'est jamais devenu consultant ou entraîneur. "Chaque fois que je le vois ou que je lui parle, je le sens heureux", dit Paul Annacone.
Pete le discret aime toujours aussi peu se montrer ou parler. Cet été, lors de la cérémonie en grande pompe organisée à Wimbledon sur le Centre Court, son absence a été très remarquée. "Mon grand regret, avoue Alex Corretja, c'est qu'il soit totalement absent de notre sport aujourd'hui. Il vit sa vie de son côté, et je le comprends, je le respecte. Mais je pense que c'est une des raisons pour lesquelles on ne lui témoigne pas tout à fait le respect qu'il mérite. Il est un des cinq plus grands joueurs de l'histoire du tennis."
La génération du "Big 3" a presque banalisé, évidemment à tort, ses propres accomplissements. Mais là encore, il n'en a jamais pris ombrage. Quand Paul Annacone a commencé à collaborer avec Roger Federer, le Suisse venait tout juste de battre le record de victoires en Grand Chelem, moins de sept ans après la retraite de Sampras.
"Mais ce n'était pas son combat, il n'était pas en compétition avec Roger, ou Novak et Rafa plus tard, rappelle son ex-coach. Je me souviens avoir parlé de ça avec lui quand Roger a atteint 15 ou 16 titres. Il m'a dit 'C'est génial. Je sais à quel point c'était difficile pour moi d'en gagner 14, alors si quelqu'un fait mieux, je dis bravo."
Pete Sampras est toujours resté lui-même. Loin du tumulte et du fracas de la petite phrase et des polémiques faciles. Il aime toujours aussi peu les médias, sans parler des réseaux sociaux. Inscrit sur Twitter depuis juillet 2009 (tiens, lorsque Federer a battu son record), son premier tweet, retweet ou like se fait encore attendre treize ans plus tard. C'est tout lui. Entré dans la cinquantaine, il mène une vie tranquille. Presque ennuyeuse, pourrait dire Andre Agassi.
Ce dernier avait sans doute davantage besoin de comprendre le Yin de son Yang que l'inverse. Quand il dit "Je n'ai jamais su tout à fait qui était Pete", le constat vaut regret. A la retraite de Sampras, le Kid de Vegas s'est retrouvé orphelin, tel McEnroe avec Borg vingt ans plus tôt. "Vous ne réalisez pas le lien que vous avez avec quelqu'un jusqu'à ce que ce soit terminé", disait-il en 2012 dans le New York Times, avant de livrer cet aveu : "Si je regrette quelque chose de cette finale 2002, c'est que ce soit notre dernier match. J'ai été déçu quand il a pris sa retraite. Pendant les quatre dernières années de ma carrière, je me suis senti seul." Solitaire, Andre ? Finalement, il y avait peut-être plus de Sampras en lui qu'il ne l'imaginait.
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La finale de l'US Open 2002 va marquer la fin de la carrière de Sampras, laissant son "Yin" Agassi orphelin.

Crédit: Getty Images

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