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Long format : Wimbledon 2008, le "Fedal" ultime

Laurent Vergne

Mis à jour 06/07/2021 à 11:46 GMT+2

Roger Federer et Rafael Nadal ont livré sur le gazon anglais un duel inoubliable lors de la finale de Wimbledon, le 6 juillet 2008. Le plus épique et le plus magnifique de tous leurs duels. Replongez-vous dans le Long format que nous avions consacré à cette journée hors normes, de sa genèse à son héritage.

Roger et Rafael Nadal, l'un vaincu, l'autre vainqueur, mais tous deux réunis pour l'éternité à travers ce match de légende.

Crédit: Eurosport

A l'heure du hashtag "génie" tous les trois tweets, de l'emballement à tout-va, de la superficialité de l'emphase pour combler le vide de la pensée, notre époque a le chef-d'œuvre facile. Elle le galvaude. Un chef-d'œuvre, pourtant, ça ne sort pas de n'importe où, ne se produit pas n'importe quand, et n'émane pas de n'importe qui. Bref, ce n'est pas n'importe quoi.
Mais c'est quoi, au juste, un chef-d'œuvre ? "Chercher à définir l'œuvre d'art, c'est lui infliger une convention", disait George Braque. Chacun y verra donc ce qu'il croit y trouver. Comme certains phénomènes de la nature, le chef-d'œuvre a tout de même besoin de conditions spécifiques et concomitantes. Quand elles surgissent simultanément, c'est l'arc-en-ciel qui apparait, l'orage qui gronde.
Dans Critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant distingue, lui, le sublime du beau. Contrairement à notre langage courant, qui place le premier au-dessus du second, Kant n'y met pas une différence de degré mais de nature. Le beau relève de l'esthétique de la mesure : une jolie fleur, par exemple. Le sublime, lui, évoque la démesure, comme un océan déchainé. Le sublime sidère, anéantit notre entendement et, par sa sidération, provoque l'exaltation.
Le 6 juillet 2008, sur le court central de Wimbledon, Rafael Nadal et Roger Federer ont, entre orage et arc-en-ciel, réuni tout ce que nécessite un miracle tennistique : plénitude de leur expression, esthétisme, dramaturgie, émotions. Le 18e de leurs trente-neuf duels, achevé au crépuscule, nous a laissés interdits. Avec l'instantanée conviction d'avoir vécu un moment hors de la norme. Cela aurait pu n'être que beau. Ce fut sublime.
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Une minute, trois points. Roger Federer et Rafael Nadal au tout début de leur épique combat qui les emmènera jusqu'à la nuit.

Crédit: Getty Images


I - 28 jours plus tard

Le triomphe est absolu, la débâcle totale. Pour la quatrième année consécutive, le sort de Roland-Garros a reposé dans les mains de Rafael Nadal et Roger Federer. Si leur premier duel, en 2005, fut une demi-finale, personne ne doute vraiment que le titre se soit joué là. Puis il y eut ces trois finales de rang, de 2006 à 2008. Quatre victoires de l'Espagnol sur son rival suisse. Implacable tétralogie. Mais ce 8 juin 2008, Nadal ne s'est pas contenté de battre Federer. Il l'a détruit. Tennistiquement et psychologiquement.
Même s'il n'avait jamais entrevu la victoire de près, Federer avait livré une véritable opposition lors de leurs trois premiers matches à Paris, perdus à chaque fois en quatre sets. Là, il n'a pris que quatre jeux. 6-1, 6-3, 6-0. Une incroyable gifle. Chacun a compris ce jour-là que, jamais sans doute, Roger Federer ne serait capable de battre Rafael Nadal à Roland-Garros. Cette évidence engendre en parallèle un pressentiment : le Majorquin est prêt à étendre son règne, qui se limite alors encore à la Porte d'Auteuil. Oui, même à Wimbledon, l'heure de franchir le pas semble venue. Même dans le jardin de Federer, cerclé de barbelés pour la concurrence.
L'idée a presque quelque chose de saugrenue. Federer est invaincu sur gazon depuis 2002 et une défaite au premier tour de Wimbledon contre Mario Ancic. A Londres, il est quintuple tenant du titre. Et, après tout, il avait déjà perdu en finale de Roland-Garros contre Nadal les deux dernières années, avant de prendre sa revanche à Wimbledon. Mais l'humiliation parisienne du 8 juin 2008 éclaire d'une lumière différente la relation entre les deux champions. L'an dernier, Toni Nadal nous avouait avoir trouvé Federer "bizarre" lors de cette finale de Roland-Garros 2008. Comme s'il était résigné.
La donne a donc changé, comme si leur rivalité avait atteint un point de non-retour que rien, pas même Wimbledon, ne puisse freiner. "Federer est-il mort ?" titre, provocateur, le Daily Mail le jour du tirage au sort de Wimbledon. Un mort bien vivant, quand même. Dans la foulée du carnage de Roland, le Bâlois s'est remis les idées en place en s'imposant à Halle, sans perdre un set. Mais Nadal surfe sur une vague irrésistible. Le soir-même de son quatrième sacre au "French", Rafa a pris l'Eurostar, direction Londres et le Queen's, où il va décrocher son premier titre sur herbe.
Lors de sa conférence de presse d'avant Wimbledon, on demande à Nadal s'il sent Federer plus vulnérable cette fois. Sa réponse, teintée d'une ironie qui ne lui ressemble pas, est à la limite de l'agacement : "Oui, clairement, il n'a pas perdu un seul set à Halle et reste sur 59 matches sans défaite sur herbe. Franchement..."
Symptomatique, Björn Borg, à la fois roi de France et ancien maître de Wimbledon, livre en amont du tournoi une analyse en forme de petite bombe, presque provocatrice. "Je vois Rafael Nadal gagner le tournoi", glisse le Suédois. Il va même (beaucoup) plus loin en reléguant Federer en troisième position de sa hiérarchie personnelle : "Après Nadal, mon deuxième choix est Djokovic et, ensuite, Roger."
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Roger Federer aux côtés de Björn Borg, à l'issue de la finale de Roland-Garros en 2008.

Crédit: Getty Images

L'analyse de Borg est soumise aux deux intéressés. "Quand Björn parle, tout le monde l'écoute, sourit Nadal. C'est quelqu'un d'important. Je peux juste le remercier pour ses mots. Mais vous savez, Björn n'est pas magicien, et ce n'est pas lui qui décide."
Federer, lui, est titillé. Partagé entre sa déférence pour la tutélaire figure nordique, qu'il cherche à dépasser avec un 6e sacre consécutif, et une certaine consternation devant ce qu'il doit au fond considérer comme un manque de respect, il réplique : "Je ne peux pas contrôler ce que disent ou pensent les autres. Mais parfois, certaines personnes parlent un peu trop."
Six mois plus tôt, après sa défaite contre Novak Djokovic en demi-finale de l'Open d'Australie (alors qu'il restait sur dix finales majeures), le Suisse avait évoqué ce "monstre" qu'il avait créé. Une créature si vorace que, quand elle ne triomphe plus, tout le monde s'offusque. Six mois plus tôt, personne ne l'autorisait à perdre. Et voilà que maintenant, les mêmes lui interdisent de croire à la victoire. "Le vent tourne vite", sourit, un peu jaune, le numéro un mondial. "Je ne suis pas déçu par les propos de Björn, mais disons que je trouve ça surprenant, explique-t-il. Pour moi, je suis toujours le grand favori pour gagner Wimbledon."
Rocky et Terminator
Comme il le fera tout au long de sa carrière, Rafael Nadal a loué pendant cette édition 2008 une maison près de Wimbledon, où il loge toute sa famille. Quand il regagne son repère londonien, Rafa se livre à ses deux activités favorites de la quinzaine : barbecues et DVD. "Il regarde un DVD sur les plus grands matches de foot de l'histoire, et puis surtout Rocky et Terminator", raconte le journaliste espagnol Neus Yerro dans les colonnes du Guardian, la veille de la finale. Prêt à monter sur le ring, et en mode indestructible...
Tout le monde ne partage pourtant pas l'avis de Borg. Pat Cash avait ainsi un mal de chien à envisager un autre dénouement qu'un 6e sacre de Federer, comme il nous l'a confié. "Pour moi, c'était simple : Federer = gazon, explique le vainqueur de l'édition 1987, consultant pour la télé australienne en 2008. C'était difficile d'imaginer autre chose. Ça ne veut pas dire que je ne croyais pas Nadal capable de gagner, mais je pensais vraiment que Roger finirait par trouver le chemin de la victoire. C'était chez lui."
Pour Mats Wilander aussi, il était inconcevable de ne pas considérer Federer comme l'homme à battre. Mais il nuance : la vraie sensation, pour lui, n'était pas une possible victoire de Nadal en 2008, mais bien la façon dont l'Espagnol, un an plus tôt, était passé si près du titre. "En 2007, réaliser à quel point Rafa s'était rapproché de Roger, même sur herbe, ça avait été un choc, nous indique-t-il. Je m'étais dit 'wow, ça y est, il est au niveau de Federer sur gazon'." Malgré tout, lui aussi avait du mal à appréhender une fin de règne : "tant que je n'avais pas vu Rafa battre Roger sur herbe, c'était difficile de l'ériger en favori."
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2007 : Sur un Centre Court à l'allure improbable, décapité par les travaux du futur toît, Roger Federer vient de remporter son 5e Wimbledon consécutif. Pour Rafael Nadal, cette défaite est alors la plus douloureuse de sa carrière.

Crédit: AFP

Deux semaines plus tard, Federer et Nadal sont au rendez-vous. Rien ni personne n'a pu entraver leur marche commune vers la finale. Le Majorquin n'a lâché qu'une manche en route, contre Ernests Gulbis au 2e tour. Après quoi il est monté en régime, étouffant notamment l'ambitieux Andy Murray en quarts de finale (6-3, 6-2, 6-4). Roger Federer, lui, n'a jamais passé plus de 2h10 sur le court et n'a pas concédé un seul set. Faites les comptes : depuis son naufrage en finale de Roland-Garros, il a remporté 11 matches et 28 sets consécutifs. Le voilà invaincu depuis 65 rencontres sur gazon.
Marat Safin fut la dernière victime de l'Helvète avant la finale. Il n'a pas eu le sentiment d'affronter un champion en phase descendante. "Roger avait fait... du Roger, se souvient aujourd'hui le Russe, battu 6-3, 7-6, 6-4. Je n'avais pas eu l'impression de faire un mauvais match, mais à chaque fois, dans les moments importants, il avait une marge importante. Il le savait, et moi aussi. C'était le signe d'un joueur très sûr de lui, pas d'un joueur qui doute."
Pourtant, interrogé après sa défaite sur l'issue de la finale, Safin n'écartait rien : "Roger a plus de vécu sur herbe que Nadal. Mais Rafa joue à un tel niveau… Il vient de gagner au Queen's et le gazon est moins rapide en fin de quinzaine, c'est un avantage pour lui. Roger va vraiment devoir jouer son meilleur tennis pour gagner."
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Marat Safin et Roger Federer lors de leur demi-finale de Wimbledon en 2008.

Crédit: Getty Images

Au fond, le plus important n'est pas de savoir si Federer était favori des médias, des observateurs ou des autres joueurs. L'important, c'est ce que pensait Nadal lui-même. Il a décrit, dans son autobiographie "Rafa", sortie en 2011, à quel point son état d'esprit avait changé avant cette finale 2008 :
Les deux dernières fois que nous nous étions rencontrés à Wimbledon, il était donné comme favori. Je sentais que, cette année encore, je n'étais pas le favori. Mais ce qui avait changé, c'est que je ne donnais pas non plus Federer comme favori. J'estimais que nos chances étaient à cinquante-cinquante.
Sa défaite en finale de Wimbledon en 2007, au cours de laquelle il avait eu des balles de break en début de 5e set, a éprouvé Rafael Nadal comme aucune autre. "Elle m'avait complètement démoli, s'est-il épanché dans son livre. J'avais pleuré sans m'arrêter pendant une demi-heure dans les vestiaires. Des larmes de déception et de colère contre moi-même. Je m'étais autant battu moi-même que Federer l'avait fait." Oncle Toni, d'habitude si exigeant avec son neveu, avait voulu le consoler. En vain : "Je lui avais répondu qu'il ne comprenait pas, que c'était certainement ma seule chance de gagner Wimbledon."
Cette finale 2008, c'est donc l'histoire d'une double meurtrissure à effacer. Vieille d'un an pour l'un, de 28 jours pour l'autre. Une seule de ces deux plaies pourra cicatriser ce 6 juillet. L'autre sera plus béante encore.
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Veste griffée "RF" pour Federer, T-shirt sans manche Nadal.

Crédit: Getty Images


II. L'emprise

Il est 14h23 lorsque Roger Federer et Rafael Nadal, le second précédant le premier, pénètrent sur le Centre court. La pluie, meilleur second rôle de cette journée, a retardé de près d'une demi-heure l'apparition des finalistes. La BBC a filmé leur longue procession jusqu'au court.
Juste avant d'y arriver, ils se prêtent au passage obligé de l'interview sur la chaine anglaise, au micro de Sue Barker. Ils parlent mécaniquement, leur esprit est déjà ailleurs. De ce bref chapelet de banalités, on retiendra quand même la phrase prémonitoire de Federer : "Avec la pluie, ce sera peut-être une longue journée". Il n'a pas idée.
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Rafael Nadal et Roger Federer entrent sur le Centre Court de Wimbledon, le 6 juillet 2008. C'est alors leur 18e affrontement.

Crédit: Getty Images

Ivan Lendl a dit un jour : "Au tennis, il y a deux points importants. Le premier et le dernier." Ce jour-là, Rafael Nadal les gagnera tous les deux. Ce premier point est, déjà, dantesque. Quatorze frappes de balle, d'une intensité peu commune pour une entame et, à l'arrivée, un coup droit long de ligne du Majorquin, aussi bombé que puissant, qui retombe comme une feuille morte lestée de plomb sur la ligne. "Le premier point est toujours important, surtout dans une finale de Wimbledon", écrira dans son autobiographie Nadal, comme pour confirmer les dires de Lendl.
Cet échange inaugural dit déjà tout de cette finale naissante, esquissant à la fois l'âpreté du combat comme son issue, mais aussi de ce qu'est devenu le jeu sur herbe. Dans son livre "Coups de génie", consacrée à la finale de Wimbledon 2008, L.Jon Wertheim rappelle que, 25 ans auparavant, un seul point de la demi-finale entre John McEnroe et Lendl s'était étendu au-delà des six frappes de balle. Six. Même pas la moitié de ce seul premier point entre Nadal et Federer.
De ce premier coup gagnant, Nadal dit aussi : "J'avais maitrisé la balle sur chacune des sept frappes que j'avais faites. Cela m'avait détendu. Les nerfs avaient travaillé pour moi et non contre moi. C'est ce dont j'avais besoin." S'appuyant sur sa première balle, Roger Federer remporte les quatre points suivants et son service. Mais qu'importe. Nadal a donné le ton. De ce premier jeu, il ne reste au fond que ce premier point.
Quelques minutes plus tard, dès le troisième jeu, l'Espagnol signe le premier break du match, sur sa première opportunité. Pour Federer, c'est un uppercut au coup de gong. Depuis le début de la quinzaine, il avait pourtant servi au presque parfait : quatre petites doubles fautes en six matches et pas un break concédé en huitième, quart et demi-finale.
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Dans la foulée de la finale de Roland-Garros, Nadal continue de marcher sur Federer pendant deux sets à Wimbledon.

Crédit: Getty Images

En bon prédateur, Rafa a flairé l'odeur du sang. Dans ce début de finale, ce sera le drame de Federer. Il est un agneau face à l'instinct du tueur. Le quintuple tenant du titre se procure trois occasions de débreak : une à 1-2, puis deux autres à 4-5. Sur l'une d'elles, dans ce dixième jeu, il voit son retour de revers scotché dans le filet sur une seconde balle anodine de Nadal. Trois balles de break n'auront pas suffi à Federer. Nadal n'en a eu besoin que d'une. En 48 minutes, il empoche ce premier set.
Trois quarts d'heure plus tard, il a également gagné le deuxième. Federer a pourtant frappé le premier cette fois. Un break, enfin, pour mener 4-1. Après quoi il ne remporte plus un jeu. En un peu plus d'une heure et demie, Nadal mène 6-4, 6-4. Federer a déjà perdu plus de fois son service (trois) que depuis le début du tournoi (deux). L'homme de Bâle, sans idée ni pétrole, n'est que l'ombre du maître des lieux qu'il est pourtant. Son jeu, qui a si souvent fleuré bon le Chanel N°5 ici, suinte l'huile de coude. Ça couine dans les rouages. Surtout sur les points importants : il n'a converti qu'une balle de break sur six en deux manches.
L'incroyable quinquennat
Avant cette finale 2008, Roger Federer reste donc sur 65 victoires consécutives sur gazon, dont 40 à Wimbledon (il a bénéficié d'un forfait en huitièmes de finale en 2007). La domination du Suisse est si écrasante que sur ces 40 rencontres, il n'a perdu que huit petits sets. Un seul joueur a réussi à le pousser aux cinq manches : Rafael Nadal, lors de l'édition 2007. Bilan : 33 victoires en trois sets, 6 en quatre manches et un en cinq. Les joueurs à lui avoir pris au moins un set sur ces 40 rencontres sont : Mardy Fish, Lleyon Hewitt, Andy Roddick, Nicolas Kiefer, Juan Carlos Ferrero et Nadal. Et seul Roddick a réussi à compter une manche d'avance face au Suisse...
En réalité, Roger Federer est sous l'emprise de son adversaire. Il lui faudra près d'une décennie pour l'admettre, mais Nadal lui a mangé la tête. Cette finale de Wimbledon n'est rien d'autre que le prolongement de celle de Roland-Garros. Parce qu'il ne pouvait faire ni dire autrement, ou peut-être parce qu'il en était convaincu, le numéro un mondial avait pourtant balayé l'argument 48 heures avant la finale. "Je me souviens à peine de la finale de Roland, assurait-t-il alors. C'est allé tellement vite... Pour moi, ce ne sera pas un problème dimanche, une défaite est une défaite, que vous perdiez en trois ou cinq sets."
En janvier 2017, après son épique victoire contre son Némésis en finale de l'Open d'Australie, "Rodgeur" concèdera in fine à quel point la finale de Roland-Garros avait impacté celle de Wimbledon en 2008. "C'est peut-être à cause de ça que j'ai perdu, avouera-t-il. Pendant deux sets, je n'avais pas la bonne attitude. C'était à cause des séquelles de la finale de Paris." L'automne dernier, après un nouveau succès en finale contre Nadal, à Shanghai, il a enfoncé le clou : "je continue de croire que, si j'ai perdu la finale de Wimbledon, c'est à cause de la raclée qu'il m'avait mis à Roland-Garros."
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Tête basse, Roger Federer n'est que le spectateur de cette finale pendant ses deux premiers sets.

Crédit: Getty Images

Observateur avisé des choses du circuit, Patrick Mouratoglou va dans le sens du champion de Bâle. "Je suis convaincu que Roger a été meurtri, choqué, presque humilié par la tournure qu’a pris cette finale de Roland Garros, nous confie l'actuel entraîneur de Serena Williams. Au moment d’affronter Rafa en finale à nouveau, même si la surface était différente, il a vu, de l’autre côté du court, son bourreau, et il a probablement été touché. Il n’a pas pu se libérer jusqu’à percevoir la défaite, et alors l’instinct de survie du champion a surgi."
Mats Wilander acquiesce, et va même un peu plus loin. "Le problème, relève l'ancien numéro un mondial suédois, c'est que Roger a trop souvent joué Rafa sur terre battue très tôt dans leurs carrières et leur rivalité, et ça a créé une norme entre eux dont il lui a été difficile de se sortir. Je comprends qu'on puisse se retrouver enfermé là-dedans."
Mais, juge Wilander, tennistiquement, il aurait dû essayer de s'en affranchir bien plus tôt : "Il jouait Rafa à Wimbledon avec le même schéma de jeu que sur terre. Il aurait dû raccourcir les échanges, être plus agressif. Je ne dis pas que c'était facile, mais il a laissé les choses lui glisser entre les doigts. Il aurait fallu qu'il puisse dire à l'époque : 'OK, tu m'as enfermé dans un système, je vais essayer autre chose. J'ai gagné cinq fois Wimbledon, toi, jamais. Ici, c'est chez moi et c'est moi qui vais décider comment on va jouer. Ça ne marchera peut-être pas, mais je sais que si je ne change rien, je suis foutu.' "
Ce 6 juillet 2008, Roger Federer a perdu un temps précieux, après lequel il ne va cesser de galoper. Mené deux sets à rien, il est acculé. Wimbledon est comme groggy. Il n'y avait plus perdu le premier set depuis 26 matches et la finale 2004 contre Roddick. Il n'avait été mené qu'une fois deux manches à rien en finale de Grand Chelem : contre Nadal, 28 jours plus tôt, à Paris. Et, de la demi-finale de Roland-Garros face à Monfils à la finale de Wimbledon, sur les 35 derniers sets joués par le Suisse, seuls cinq ont été perdus. Tous contre Nadal. L'Espagnol brise tous ses schémas.
Pour survivre, le voilà condamné à l'impossible, ou presque : aucun joueur n'a remporté la finale de Wimbledon après avoir perdu les deux premiers sets depuis Henri Cochet en 1927. Cette fois, il n'y a plus de débat sur l'identité du favori. Le poids du passé commun de Nadal et Federer pèse bien plus lourd que celui du Suisse à Wimbledon. Pour l'heure, ce 6 juillet, Federer n'est plus le champion invaincu sur herbe depuis six ans, mais celui qui subit l'emprise de son plus grand rival depuis trop longtemps.
La révolution de palais est en marche sur le Centre court. Le roi vacille sur son trône. Il a la tête sur le billot. Mais le couperet n'est pas encore tombé.
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Federer peste, Federer s'invective, Federer cherche une solution. En vain, après ces deux premiers sets. Le quintuple tenant du titre est au bord du gouffre.

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III - L'empire contre-attaque

Avec des "si", on peut réécrire l'histoire. Et même la détruire. Si Rafael Nadal avait converti une de ses trois balles de break à 3-3 dans le troisième set lorsqu'il a mené 0-40 sur le service de Roger Federer, tout ce que vous lisez ici cette semaine n'aurait pas lieu d'être.
Ce n'est que pure uchronie, mais il est raisonnable de penser que Rafa aurait vogué ensuite vers le titre. Dix minutes plus tard, un quart d'heure tout au plus, tout eût été fini. 6-4, 6-4, 6-4. Du point de vue du palmarès, cela n'aurait rien changé. Nadal aurait décroché son premier Wimbledon. Mais émotionnellement, que resterait-il de ce match ? Rien. Heureusement pour nous, Federer a sauvé ces trois balles de break et, cette finale, au lieu de s'achever sur les coups de 17 heures pour le tea time, s'est prolongée jusqu'à la nuit tombante.
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Le ciel, menaçant, voire davantage, aura joué un rôle important dans cette finale 2008.

Crédit: Getty Images

En remportant les troisième et quatrième sets, Federer a sauvé historiquement cette finale. Seule la victoire est belle dit-on mais, même Nadal peut convenir que la force évocatrice de ce 6 juillet est incommensurable avec ce qu'elle eut été s'il avait plié ce match en trois sets secs. Il l'a d'ailleurs écrit, même si, sur le coup, il aurait préféré l'emporter plus vite : "Ce n'est que plus tard que je me suis dit que c'est précisément ces moments-là, où le drame était à son apogée, qui avaient rendu cette finale de Wimbledon si spéciale."
Il était d'ailleurs sans doute écrit que Federer ne pouvait rendre les armes aussi facilement. Wimbledon ne pouvait s'apparenter à Roland-Garros. Le quintuple tenant du titre va donc reprendre vie en même temps qu'il va en insuffler à ce match, via deux jeux décisifs. Souvent, il sera sur un fil, mais jamais ne tombera. Federer n'a pas le langage corporel d'un guerrier. Il n'harangue pas la foule à la manière d'un Connors. Même comparé à Nadal ou Djokovic, il est moins expressif. Il a l'encouragement pudique, le serrage de poing discret. Mais il n'en reste pas moins un formidable combattant.
A compter de ce troisième set, et sans doute de ce fameux septième jeu, son attitude va également changer. Il semble enfin dans sa finale. Il lui aura fallu deux sets et demi pour mettre la boucherie de Roland de côté. Dos au mur, il se libère progressivement, au contraire de Nadal. Le Majorquin a narré dans son autobiographie une anecdote très révélatrice à ce sujet. A 5-4 dans le troisième set, la pluie se remet à tomber. La finale est interrompue pendant 80 minutes. Rafa raconte :
J'ai rejoint Toni et Titin (Rafael Maymo, son préparateur physique) dans les vestiaires. Nous parlions peu. Je n'étais pas d'humeur à parler. Federer semblait plus détendu, bavardant et même plaisantant un peu avec son entourage. Il avait perdu deux sets mais j'étais plus nerveux que lui.
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A 5-4 dans le troisième set, la pluie renvoie les deux joueurs aux vestiaires, pour plus d'une heure.

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Lorsque les deux joueurs reprennent le cours de leur duel à 18h10, le ressenti du vestiaire trouve un écho sur le terrain. Dans le tie-break du troisième set, que Federer aborde pour ne pas perdre et Nadal pour gagner, c'est bien le Bâlois qui apparait le plus serein. Il s'impose 7-5 et recolle à deux sets à un.
A partir de là, cette finale ira crescendo vers un nirvana émotionnel rarement atteint. Le quatrième acte reste le plus éblouissant. "En termes de pure qualité de jeu, juge d'ailleurs Nadal, ce fut le meilleur de la finale. Nous étions tous deux à notre meilleur niveau de jeu". Il n'y aura ni break ni balle de break. Federer doit courir après le score. "J'avais toujours un jeu d'avance puisque j'avais servi en premier, aussi servait-il de façon à rester dans le match et il réussissait à chaque fois", rappelle Nadal. Constat qui lui fera lâcher ce compliment : "Ne dites jamais que Federer n'est pas un battant."
Quand Mirka se fâche...
Si Roger Federer a montré un tout autre visage après la longue interruption de 80 minutes à cause de la pluie à 5-4 dans le troisième set, c'est peut-être parce que le quintuple tenant du titre s'est fait passer un savon lorsqu'il a retrouvé sa compagne en regagnant les vestiaires. Agacée de voir son Roger malmené, Mirka l'intercepte dès son arrivée et va le secouer. "Tu es Roger Federer, TU es Roger Federer !" insiste-t-elle. Sous-entendu, comment peux-tu accepter de te laisser marcher dessus comme ça, ici, "chez toi" ? C'est Jon Wertheim qui a rapporté l'anecdote dans son livre "Coups de génies".
Il aura encore l'occasion de le mesurer dans le jeu décisif. Sans aucun doute le clou du spectacle. Dix-huit points, et que du bonheur. Un public debout pratiquement après chaque échange. Un premier point énorme, pour donner le tempo. Et une particularité : six des neuf premiers points seront gagnés sur service adverse, alors qu'aucun des deux joueurs n'avait été mis en difficulté sur son engagement au cours du set.
Rafael Nadal va obtenir deux balles de match. Mais c'est peut-être avant, juste avant, qu'il aura vraiment eu la main sur ce jeu décisif. Il mène 4-1 et surtout 5-2 avec deux services à suivre. Là, la machine Nadal va montrer son visage le plus humain au plus mauvais moment. Il va avoir peur, Rafa, tout simplement. Ça ne lui est pas arrivé souvent dans sa carrière. Dans son autobiographie, l'Espagnol a consacré tout un chapitre à ce moment critique. Il s'intitule "la peur de gagner". Oui, même le plus exceptionnel des champions peut peiner à domestiquer sa propre angoisse.
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Rafael Nadal, passé si près de la victoire dans le 4e set, devra cravacher encore plusieurs dizaines de minutes.

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"En servant à 5-2, je sentais que j'étais sur le point de réaliser le rêve de ma vie, explique-t-il. Et là ce fut ma chute. Jusqu'ici, l'adrénaline l'avait emporté sur les nerfs. Mais soudain, les nerfs dominaient tout le reste. J'avais le sentiment de me trouver au bord d'un précipice." A 5-2, au moment d'achever la bête blessée, il commet une double faute. Se tournant vers son box, Rafa sourit. Il sourit parce qu'il l'a sentie venir de loin, cette double faute, comme il le racontera : "Je me disais 'attention à la double faute : ne la rate pas'. Pourtant, je savais que j'allais la rater. J'étais tellement crispé."
Sur cette double faute, il a non seulement perdu ce point, mais aussi le suivant. Le trouillomètre à zéro, Nadal, de peur de commettre une nouvelle double, va faire tout ce qu'il faut éviter dans un pareil moment : assurer. Une première balle quelconque, dont Federer va se délecter. "Un service de lâche", dira Nadal, impitoyable avec lui-même.
De 5-2 Nadal, le score passe à 6-5 Federer. La première des deux balles de set du Suisse, gâchée d'un coup droit décentrée alors que Nadal lui avait entrouvert la porte. Puis c'est au tour du Majorquin d'obtenir une balle de titre à 7-6. Effacée d'un service gagnant par Federer. 7-7.
Les deux points suivants vont confiner au sublime. A eux seuls, ils figent cette finale dans l'éternité. Là, il n'y a plus de lâches. C'est l'heure des braves. Deux points d'anthologie. Le premier, sur le service de Federer, s'achève sur un passing de coup droit long de ligne de Nadal en bout de course pour s'offrir une balle de match. Peut-être sa plus extraordinaire marque de fabrique. Dans le box, Toni s'est levé. Il ferme les yeux. Sebastian, le papa de Rafael, se prend la tête dans les mains. Pour eux, c'est là, c'est maintenant. Il est d'ailleurs saisissant de vivre ce jeu décisif à travers les réactions des clans Federer et Nadal, réunis dans le même box, "les Federer" devant, "les Nadal" juste derrière.
Le tie-break du quatrième set tel qu'il a été vécu par les clans Nadal et Federer. Avec la veste rayée, Sebastian, le papa de Rafael. Devant lui, Severin Luhti, entraineur de Roger Federer.
A 8-7, Rafael Nadal est à nouveau à un point de la consécration. Sur son service. Il sort son slice de gaucher. Le coup juste. Après le retour de Federer, il a un coup droit à jouer dans le carré de service. Nadal attaque, monte, mais il lui manque un mètre de profondeur. Reste que le passing de revers que décoche Federer est ahurissant, au vu du contexte. "Je n'avais pas mis un passing de revers de tout le match, rappellera Federer lors de sa conférence de presse. Je pensais que c'était fini, honnêtement, après son passing de coup droit. Alors c'était une sensation incroyable."
Deux points plus tard, Roger Federer lâche un gigantesque "come on". Un dernier retour trop long de Nadal lui offre ce tie-break, 10-8. Tout le monde pense évidemment à Borg et McEnroe. 28 ans plus tôt, ils ont eux aussi livré un tie-break d'anthologie en finale de Wimbledon. Dans le quatrième set, aussi. Il fut même plus extraordinaire encore : 34 points, des coups de fous, et 18-16 au final pour Mac. Mais lorsque Federer revient à deux manches partout, chacun pressent que cette finale 2008 est prête à s'imposer comme une nouvelle référence, digne du Borg - McEnroe 1980.
ll est 19h30. Pour Rafael Nadal, tout est à refaire. Fait rarissime chez lui, il s'est laissé dominer par l'événement. A 5-2. Ou à 8-7, avant cette deuxième balle de match. Pas la peur de gagner, cette fois, mais de la précipitation : "J'étais sur le point de conquérir Wimbledon, j'étais empli de la sensation euphorique que la victoire était pour moi, écrit-il. C'était idiot. Vraiment idiot. Ce fut l'un des rares, très rares moments de ma carrière où j'ai cru que j'allais gagner juste avant de gagner."
Après le match, Roger Federer se demandera comment son rival avait pu laisser filer ce jeu décisif. "Jamais il n’aurait dû le perdre, mais il est devenu très nerveux. Il n'arrivait plus à être agressif. Il a ressenti le poids de tout ça je pense", analysera avec justesse le Bâlois, à chaud. Son propre mérite n'en reste pas moins immense. Dos au mur à deux sets zéro, puis un pied au-dessus du précipice dans cette fin de quatrième set, Federer a tenu. Le roi était presque mort. Vive le roi.
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Dans le tie-break du 3e set, Roger Federer a sonné la révolte.

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IV - Boulevard du crépuscule

Quatre sets. 302 points disputés. 151 pour Nadal, 151 pour Federer. Egalité parfaite pour un match qui ne l'est pas moins. Cette finale, après le sommet émotionnel du tie-break du quatrième set, n'a plus qu'à parachever son œuvre par un dénouement hors normes. Elle ne décevra pas.
Pour la première fois depuis le début de la rencontre, Roger Federer paraît avoir l'ascendant. Il a aussi l'avantage de servir en premier. "J'espérais qu'avec le 'momentum', je pourrais faire la différence", avouera le Suisse.
Pour Nadal, l'épreuve psychologique est terrible. Il a mené deux sets à rien, a eu deux balles de match. Son premier Wimbledon était là. Tout près. Combien de joueurs auraient lâché prise et pris 6-1 dans le dernier set après un tel scénario ? Cette force de caractère bluffe Juan Carlos Ferrero. "Nous nous sommes tous retrouvés dans une situation de ce genre, confie le dernier vainqueur espagnol de Roland-Garros à ne pas s'appeler Nadal. Lui, c'est en finale de Wimbledon. La victoire qui peut changer beaucoup de choses dans sa carrière. La réaction normale, ça aurait été d'accuser le coup, et sans doute de perdre." Mais normal, Nadal ne l'est pas.
C'est là que le Majorquin va être le plus formidable, dans sa faculté à repartir comme si de rien n'était. Autant à 5-2 dans le tie-break, la panique l'a envahi. Autant là, sur sa chaise, pendant que Federer s'est dirigé vers les vestiaires pour une pause, il a "les idées claires". "Je voyais les choses de manière pragmatique, explique-t-il. Endurer signifie accepter. Accepter les choses telles qu'elles sont et non pas telles que vous les voudriez."
Celui dont l'esprit reste ancré sur ce qu'il aurait voulu est foutu. Nadal, lui, est déjà passé à autre chose. Pour Mats Wilander, connaissant le personnage, ce fut pourtant tout sauf une surprise. "Ce n'est pas impressionnant de voir que Rafa a digéré ce tie-break aussi 'facilement', nous indique-t-il. Ça m'aurait impressionné si ça m'avait surpris. Vu de l'extérieur, ça peut sembler étonnant. Mais c'était évident."
Pour le consultant d'Eurosport, Nadal est "le plus grand combattant de l'histoire du tennis". "Et de loin, ajoute-t-il. Nous sommes tous des compétiteurs. J'étais un compétiteur, on ne devient pas un champion de ce niveau sans être un compétiteur. Mais Rafa est un guerrier d'une autre dimension. Et le guerrier doit gagner. Comme un animal, pour qui ce serait une question de vie ou de mort. Pas question de ne pas lutter jusqu'à la mort. C'est pour ça que je ne suis pas du tout étonné qu'il ait pu livrer un tel cinquième set."
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Toute la grinta de Rafael Nadal dans ce 5e set.

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Nadal a un plan : tenir, avant de porter l'estocade. "Je me disais 'n'essaie pas de le breaker dans le premier jeu, concentre-toi pour tenir le tien dans le deuxième, raconte l'Espagnol. Si j'arrivais à tenir mes premiers jeux de service, j'aurais cassé son élan." Federer n'aura qu'une seule ouverture de tout le set, une balle de break à 3-3, sa 13e et dernière de la finale, écartée par Nadal. Ce dernier attend ensuite son heure. Elle va venir dans le... quinzième jeu. A 7-7. Cette fois, le numéro 2 mondial ne rate pas son rendez-vous avec l'histoire et signe le premier break depuis le deuxième set.
Quand Nadal sert pour le sacre, il est 21h10 à Londres. Le coucher de soleil est prévu pour 21h19. Autant dire que la nuit agit comme un inflexible compte à rebours. La dernière interruption pour cause de pluie, à 2-2 dans la cinquième manche, a renvoyé les acteurs aux vestiaires pour une demi-heure de plus et annihilé la dernière marge de manœuvre de cette finale.
Si c'était un match lambda, un premier tour ou même un huitième de finale, la rencontre aurait déjà été remise au lendemain. Mais nous sommes dimanche, jour de finale. Il n'y a, en théorie, plus de lendemain. Alors, Nadal et Federer continuent. Jusqu'à la limite, voire l'extrême limite.
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21h15 : à la nuit tombante, Rafael Nadal va s'imposer à sa quatrième balle de match.

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"Quand je me suis avancé pour servir dans le dernier jeu, je me suis dit 'mais on ne voit plus rien'. C'était incroyable", avouera le vainqueur, convaincu qu'il doit en finir maintenant. "Si j'avais débreaké, je pense que le match aurait été arrêté", estime Federer en sortant du court. A raison. Pascal Maria, l'arbitre français, avait prévu d'arrêter les frais à 8-8 quoi qu'il arrive. "Ça aurait été brutal pour les fans, les médias et pour tout le monde de revenir le lendemain, mais qu'est-ce qu'on aurait pu faire d'autre ?", interroge Federer.
Reste que ce dénouement à la bougie est pour beaucoup dans la portée légendaire de ce duel. C'en est même la clé. Tous les témoins que nous avons interrogés ont eu le même réflexe. Tous nous ont spontanément dit : "c'est bien celle qui s'est terminée dans le noir ?" Ce ne fut pas "c'est bien celle gagnée par Nadal ?" ou "celle avec le tie-break incroyable dans le quatrième set ?" Non, "la fin dans le noir". Systématiquement.
Ce n'est pas un hasard. En termes de dramaturgie, les matches s'achevant à la nuit tombante sont inégalables. Les finales, plus encore. Au crépuscule, avec son charme et son atmosphère incomparables, tout devient possible. Ce contexte, plus intime, engendre un sentiment d'urgence et enveloppe dans une même excitation joueurs et spectateurs. Il influe sur le comportement du public, souvent plus "chaud" qu'à une heure moins avancée de la journée. A mesure que la lumière baisse, la chaleur croît.
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Rafael Nadal à terre. A 21h15, ce 6 juillet 2008, le Majorquin change de dimension en devenant le nouveau champion de Wimbledon.

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Les joueurs eux-mêmes sont gagnés par cette atmosphère, même de façon inconsciente. Le fait d'avoir une épée de Damoclès au-dessus de la raquette modifie le rapport psychologique entre les protagonistes et jusqu'à leur approche tactique. Finir les points plus vite, savoir que, si l'on ne confirme pas son break, il faudra remettre ça le lendemain, etc.
Cette finale entre Federer et Nadal aura été le tout dernier match de l'histoire sur le Centre court de Wimbledon sans toit. Il parait incontestable que, un an plus tard, même avec une qualité de jeu identique, son aspect dramatique s'en serait trouvé largement amputé. Le match aurait démarré à l'heure, en indoor (Federer l'aurait d'ailleurs probablement gagné) et tout aurait été fini à 20 heures. Rien ne remplace la magie du crépuscule.
Même battu, Roger Federer n'a d'ailleurs pas manqué de le souligner le soir-même : "C'est très dur pour moi de perdre comme ça, dans des conditions de jeu un peu spéciales. Mais ce n'est pas une excuse, et je pense que, gagner alors que la lumière décline à ce point, un peu comme Pete contre Rafter [en 2000, Sampras s'était imposé en quatre sets juste avant la nuit, pour son septième titre, NDLR], ça rend la victoire encore plus spéciale. C'est quelque chose d'incroyable. J'aurais juste voulu être du bon côté..."
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Le dénouement d'un des plus grands matches de l'histoire de Wimbledon.

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Après avoir sauvé deux balles de match dans le tie-break du quatrième set, Federer va en écarter une de plus à 8-7. Son dernier sursis. A 21h15, une dernière hésitation en coup droit lui est fatale. La balle accroche la bande du filet. Rafael Nadal s'écroule au sol. Les flashes crépitent. C'est une page d'histoire du tennis. Une passation de pouvoir, à Londres d'abord, et bientôt au sommet du tennis mondial puisque, après quatre années et demie d'un règne ininterrompu, il ne fait alors plus de doutes que Federer va céder sa place de n°1 mondial. Le meilleur joueur de la terre s'apprête officiellement à devenir le meilleur joueur du monde.
Et la lumière fut
Voici une anecdote révélatrice de l'intensité avec laquelle le grand public a vécu ce dénouement au crépuscule. A la fin du match, les téléspectateurs ont provoqué un impressionnant pic de consommation énergétique de 1400 megawatts (l'équivalent de 600 000 bouilloires chauffant simultanément), le plus important enregistré sur l'année 2008 au Royaume-Uni sur une durée de cinq minutes. Les gens étaient tellement pris par l'intensité du dénouement, qu'ils ne se sont pas levés de leur canapé malgré la nuit qui avançait. Ils ont suivi cette fin de match dans le noir et ne se sont levés pour allumer qu'une fois la finale terminée. Tout s'est arrêté pendant ce 5e set et la lumière a faibli dans les foyers en même temps que sur le Centre court.
Après la poignée de mains, Rafa s'est lancé dans une escalade des tribunes pour atteindre la loge où se trouvent ses proches puis la "Royal box", pour saluer le Prince et la Princesse des Asturies. Comme Pat Cash qui, 21 ans plus tôt, avait secoué le protocole. "Je m'en souviens très bien, s'amuse l'Australien. Je pense que c'est le meilleur grimpeur dans les tribunes que j'ai vu, il était meilleur que moi car lui a réussi à aller jusqu'à la Royale box. Je n'avais pas osé, moi ! Mais bon, je reste quand même le premier."
Lorsque le nouveau souverain d'Angleterre soulève le trophée, la nuit a fini d'envelopper le Central. Nadal n'est éclairé qu'à la lumière des flashs. "C'est l'image que je garde de cette finale, confie Patrick Mouratoglou. La remise des prix dans une semi-obscurité, rajoutant encore à la dramaturgie du match. C’était une première, cela donnait encore plus l’impression qu’un morceau de bravoure de l’histoire du tennis venait de se jouer." Un moment d'une infinie magie, que Nadal décrira comme "une injection de pure joie."
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31 ans après Pat Cash, Rafael Nadal grimpe dans les tribunes pour rejoindre les siens, juste après la balle de match.

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V - La porte du paradis

Roger Federer et Rafael Nadal ont été confrontés à 39 reprises. Sur un strict plan comptable, on a fait mieux. L'un comme l'autre ont ainsi plus souvent ferraillé avec Novak Djokovic : 47 fois pour le Suisse et... 54 pour l'Espagnol.
Mais, de la même manière qu'il ne faut pas confondre l'intensité d'une histoire d'amour avec sa durée, l'abondance des duels ne saurait suffire à définir la valeur d'une rivalité tennistique. D'ailleurs, Björn Borg et John McEnroe n'ont croisé le fer que 14 fois. C'est ridiculement faible et, pourtant, qui peut sérieusement prétendre que les chocs entre le Suédois et l'Américain n'ont pas marqué l'histoire de ce sport ?
Federer-Nadal, c'est une rivalité à part. Une sorte de duel idéal par la complémentarité de ses protagonistes, comme l'étaient Borg et McEnroe. "Du point de vue de l’opposition de style c’est difficile de faire mieux, idem en ce qui concerne leur charisme", juge Patrick Mouratoglou. De leurs 39 duels, celui-ci est sans aucun doute le plus marquant. Est-ce, en qualité pure, le plus abouti ? Le débat est ouvert. La finale 2007 de Wimbledon, déjà, avait atteint des sommets. Celle de l'Open d'Australie 2017 a fait date, elle aussi. Sans parler de la finale de 2006 à Rome, leur sommet commun sur terre battue, et de très loin.
Dans le feu de l'action, John McEnroe avait qualifié au micro de NBC cette finale 2008 de "plus grand match de tennis de tous les temps". Dix ans plus tard, Pat Cash reste du même avis. "Je pense que c'est le plus grand match que j'ai vu, souffle l'Australien. De par la qualité de tennis des deux joueurs, et de la qualité constante tout au long du match. C'était phénoménal." Certains faits étayent cette impression. Federer a terminé avec 37 coups gagnants de plus que de fautes directes. Nadal, 33. Soit un différentiel de +70 à eux deux sur la rencontre. C'est colossal.
- LES STATISTIQUES DE LA FINALE -
Les statistiques de la finale de Wimbledon 2008.
Patrick Mouratoglou émet pourtant un bémol. "Cette finale s’est avérée exceptionnelle sur le plan émotionnel, avec un suspense à couper au couteau, concède-t-il, mais le niveau de jeu en revanche n’était pas toujours fabuleux. Roger a été plus ou moins absent pendant deux sets. Si je compare aux finales de Grand Chelem entre Nadal et Djokovic, le niveau de jeu y est très supérieur selon moi."
Au fond, à quoi doit-on juger l'importance d'un match à l'échelle de l'histoire ? Tout est, aussi, affaire de contexte. La dramaturgie inégalable de son dénouement donne à l'évidence sa dimension spécifique à ce Fedal-là. Selon Mats Wilander, il ne faut d'ailleurs pas se tromper de débat. "Pour moi, argumente-il, c'est un autre exemple du fait que les plus grands matches ne tiennent pas dans la qualité pure de tennis mais dans la qualité du combat. Si un gars joue un tennis magnifique, mais qu'il est tout seul... Je préfère admirer un rapport de forces, et sentir son évolution au fil du match. Voilà ce qui me fascine."
Pour le triple vainqueur de Roland-Garros, cette finale 2008 de Wimbledon est, à ce titre, dans une dimension qui n'appartient qu'à elle. "L'image que je garde de ce match, ajoute Wilander, c'est deux combattants, avec un bandeau sur la tête, se rendant coup pour coup jusque dans la nuit. Le monde entier les regarde, mais pour Rafa et Roger, à ce moment-là, il n'y a plus qu'eux. C'est entre toi et moi. Tu me mets par terre, je vais me relever, et je vais te mettre par terre à mon tour. C'est ce qui s'approche au plus près d'un combat de boxe. C'est Frazier-Ali. Pas de doute, c'est bien un des plus grands combats tennistiques que j'ai pu voir dans ma vie."
Si vous demandez aux fans de tennis lambda quel est le premier match entre Roger Federer et Rafael Nadal qui leur vient à l'esprit, une écrasante majorité répondra la finale 2008 de Wimbledon. "Ça fait partie de ces matches dont tout le monde se souvient toute sa vie, chacun sait où il était, estime Juan Carlos Ferrero. Moi, j'étais à la maison, et je n'en revenais pas. Il est dans l'histoire du tennis. Il y a la qualité de jeu, mais surtout l'émotion générée."
4h48 ou 4h49 ?
Avec quatre heures et quarante-huit minutes, cette finale 2008 est la plus longue de l'histoire de Wimbledon, dépassant les 4h14 du Connors-McEnroe de 1982. Si la durée officielle est donc 4h48, elle a en réalité duré 4h49. Pourquoi ? En raison d'un retard à l'allumage du tableau d'affichage. Si vous revisionnez le début de la rencontre, vous verrez que le chronomètre officiel reste bloqué sur "0.00" pendant... deux minutes. Lorsqu'il affichera une minute de jeu, la finale aura en fait débuté depuis deux minutes. Jamais ce retard initial ne sera rattrapé et sur les 4h48 figées sur la balle de match, il manquera donc toujours une minute.
Jeu, dramaturgie, opposition, combat, souffle épique, il y a tout eu dans cette finale, jusqu'à la portée historique, majuscule. Pour la première fois depuis Björn Borg en 1980, un joueur parvenait à signer le doublé Roland-Garros / Wimbledon. Comme un clin d'œil puisque, ces deux finales sont considérées comme les plus exceptionnelles de l'histoire du tournoi. "Le gazon n’est plus du tout ce qu’il était, tempère Patrick Mouratoglou. A l’époque de Borg, faire le double était un véritable exploit. Je ne dirais plus ça, même si la transition est tout de même extrêmement difficile à réaliser. Tous les repères sont différents entre ces deux surfaces : L’état d’esprit, le mode de déplacement, les effets, etc."
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Rafael Nadal, dans une pénombre presque totale, savoure ses premiers moments dans la peau d'un vainqueur de Wimbledon.

Crédit: Getty Images

C'est une double porte du paradis qui s'est ouverte ce jour-là, à la fois pour Roger et Rafa en tant que couple tennistique, dont l'aura n'a jamais été aussi forte qu'en ce 6 juillet 2008, mais aussi pour Nadal à titre plus personnel. Avec ce couronnement londonien, le regard porté sur sa carrière a définitivement changé. Il s'est émancipé de son étiquette d'extra-terrien cantonné au second rôle, fut-il de prestige.
Paradoxalement, même s'il a gagné 12 fois Roland-Garros, et qu'il en était déjà à l'époque le quadruple tenant du titre, ce Wimbledon 2008 demeure la victoire de sa vie. Ce n'est pas un hasard si son autobiographie s'ouvre sur ce match, et non, par exemple, son premier titre parisien. Ses mots ne laissent pas place au doute :
Etait-ce le sommet de ma carrière ? Ce match, dans ce lieu, avec cette tension, les interruptions, le crépuscule, le numéro un contre le numéro deux, le come-back de Federer et ma résistance malgré tout, mon attitude mentale sur le court, hanté comme je l'étais par ma défaite de 2007 pour être finalement vainqueur de ma propre guerre contre les nerfs... oui, tout cela additionné, il est presque impossible d'imaginer qu'un autre match ait pu générer pour moi autant d'intensité dramatique et d'émotion, ni pour mes proches une joie et un bonheur aussi immenses.
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Roger Federer et Rafael Nadal lors de la fabuleuse finale de Wimbledon en 2008.

Crédit: Eurosport

Visuels par Marko Popovic
Vidéos réalisées par François-Xavier Rallet et Sébastien Petit
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