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50 ans après : Peter Norman, justice pour le troisième homme de Mexico

Laurent Vergne

Mis à jour 24/09/2021 à 11:33 GMT+2

LES GRANDS RECITS - C'est sans doute l'image la plus célèbre de toute l'histoire des Jeux Olympiques. Le 16 octobre 1968, il y a pile 50 ans, Tommie Smith et John Carlos levaient un poing ganté de noir sur le podium du 200m à Mexico. Avec eux, il y avait également Peter Norman. Avec eux, à tous les sens du terme. Lui aussi a payé cet engagement. Il a fallu un demi-siècle pour lui rendre justice.

Peter Norman, aux côtés de Tommie Smith et John Carlos.

Crédit: Eurosport

Le 16 octobre 1968, Peter Norman a atteint le nirvana de sa carrière. L'accomplissement de sa vie de champion, sous la forme d'une médaille d'argent olympique sur 200 mètres. Enfant de la classe ouvrière blanche de Melbourne, issu d'une famille très impliquée dans l'Armée du Salut en Australie, il s'est retrouvé dans la foulée pris dans une tempête sans l'avoir choisi. Mais une fois au cœur de celle-ci, il a décidé de la braver. Pour lui comme pour Tommie Smith et John Carlos, qui ne faisaient plus qu'un sur le podium, plus rien ne fut comme avant. L'histoire de Peter Norman est celle d'un sprinter méconnu et d'un homme oublié. Cinquante ans après Mexico, il est temps de redonner à l'un comme à l'autre leur juste place.
Parce qu'ils ont eu lieu dans cette année charnière du XXe siècle que fut 1968, les Jeux de Mexico tiennent une place à part. Une année de révolutions, de spasmes de colères et d'éclats de sang. Surtout aux Etats-Unis. Le sang de Martin Luther King, assassiné en avril à Memphis, ou de Bobby Kennedy, tué deux mois plus tard au soir de sa victoire dans la primaire démocrate en Californie. Le pays, divisé comme jamais, vit notamment au rythme de la guerre du Vietnam et du combat des noirs pour les droits civiques. A l'approche des Jeux, l'idée d'un boycott fait son chemin, surtout au sein de l'équipe d'athlétisme, dont les stars, dans leur immense majorité, sont noires.
Vous pouvez vous attendre à tout à Mexico
Dès 1967, lors des Jeux Universitaires à Tokyo, Tommie Smith, l'étoile montante du sprint, a mis les pieds dans le plat. "Le boycott est possible, il est même probable, annonce-t-il. Pour une raison simple : pourquoi devrions-nous donner 100% pour un pays qui nous dénie des droits que nous devrions avoir ? Vous pouvez vous attendre à tout à Mexico."
En octobre 1967, le Projet Olympique pour les Droits de l'Homme (Olympic Project for Human Rights) voit le jour. Mis sur pied par le jeune sociologue et activiste noir Harry Edwards, sacré personnage au QI de 186 et au charisme indéniable, il émet des revendications aussi diverses que la restitution du titre mondial en boxe à Mohamed Ali, une plus grande présence afro-américaine dans les staffs techniques des équipes olympiques ou encore la démission d'Avery Brundage, l'octogénaire président du CIO, à qui il reproche notamment son attitude vis-à-vis du régime hitlérien au moment des Jeux de Berlin, alors qu'il était à la tête du comité olympique US.
Pourtant, à mesure que les Jeux approchent, l'hypothèse d'un boycott s'éloigne. Ces jeunes gens ont consacré des années de leur vie pour atteindre le sommet de l'Olympe. Difficile pour eux d'y renoncer. Bob Beamon et Ralph Boston, les stars du saut en longueur, annoncent leur refus du boycott. Mais l'idée de manifester, d'une manière ou d'une autre, reste bien ancrée. "Nous n'avons aucune intention de perturber les Jeux, mais ça ne veut pas dire que nous nous interdisons de faire quelque chose pour montrer les injustices faites aux noirs aux Etats-Unis", résume John Carlos à six semaines de la cérémonie d'ouverture.
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Tommie Smith en 1967.

Crédit: Getty Images

Norman n'avait rien d'un médaillable

Peter Norman, lui, est loin de tout ça. Son rêve sportif n'est pas encore perturbé par ces considérations sociales ou politiques. Il n'ignore pas les tourments de son temps. Mais Mexico, le jeune sprinter australien ne l'envisage que comme l'aboutissement du labeur des trois dernières années qui l'ont vu progresser dans la hiérarchie nationale puis internationale sur 200 mètres, pas comme une tribune.
Pas spécialement grand (1,78m), pas vraiment musculeux (73 kg), dénué de don naturel particulier, Norman n'a pourtant rien d'un médaillable en puissance. Même son entraîneur, Neville Sillitoe, l'homme qui l'a façonné, n'ose rêver à un podium à Mexico. "Je vais être honnête, explique-t-il dans "The Peter Norman Story", la remarquable biographie d'Andrew Webster rééditée en ce mois d'octobre, je pensais qu'il était peut-être capable d'atteindre la finale. Mais jamais, dans mes rêves les plus fous, je n'aurais cru à une médaille."
A l'époque, le principal espoir du sprint masculin australien se nomme Greg Lewis, ami et grand rival de Norman. "Il était tout ce que je n'étais pas, a confié Norman. Grand, puissant, aussi performant sur 100, 200 ou 400. C'était mon 'némésis'." "Mais Peter avait une détermination invraisemblable, c'était sa force", souligne Sillitoe, qui a coaché les deux hommes.
La spécialité de Peter Norman, c'est le demi-tour de piste. Sur 100m, son départ, souvent laborieux, le pénalise trop. Avec un record personnel en 20"50, il a décroché son billet pour Mexico. Il est à des années-lumière de Tommie Smith et John Carlos, qui, lors des sélections au Lake Tahoe (à la même altitude que Mexico) ont couru en 19"6 et 19"7. L'IAAF a refusé d'homologuer ces performances monumentales pour une sombre histoire de chaussures non homologuées. Parce qu'ils étaient équipés par Puma, quand l'IAAF roulait avec Adidas, est toujours convaincu John Carlos 50 ans après. C'est pour cette raison qu'ils monteront sur le podium avec une chaussure dans la main à Mexico. Ce mélange des genres (droits civiques et sponsoring) leur sera reproché.
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John Carlos avant les séries du 200m à Mexico.

Crédit: Imago

Mexico et le trampoline du tartan

Outre Smith et Carlos, les Etats-Unis peuvent aussi compter sur un troisième larron, Larry Questad. Si l'on ajoute Greg Lewis, le jeune champion d'Europe français Roger Bambuck, ou le Trinidadien Edwin Roberts, bronzé à Tokyo sur la distance, la route de la médaille parait bien obstruée pour Norman, dont personne ne parle d'ailleurs vraiment avant les JO. Mais à Mexico, selon les termes de Ray Weinberg, le patron de l'athlé australien, il va "s'ouvrir comme un cactus".
La révélation, Peter Norman va la trouver dans cette piste en tartan, une des premières du monde. L'Australien n'avait jamais couru que sur des pistes cendrées. "Ce fut comme un trampoline sous ses pieds", dit Weinberg. Dès les séries, il frappe un énorme coup en signant le meilleur temps… et le nouveau record olympique : 20"17. Plus personne ne peut ignorer Norman. "Je vais l'exploser en quart de finale", promet John Carlos, vexé.
Deux semaines avant les Jeux (les athlètes étaient arrivés tôt pour s'acclimater à l'altitude), l'Américain a croisé Norman pour la première fois. "Qui est ce petit blanc ?", a-t-il demandé à Tommie Smith à l'issue d'une séance d'entraînement. Smith, contrairement à Carlos, connaissait déjà Norman pour l'avoir croisé en compétition. Il a fait les présentations. "John m'a dit qu'il me botterait le cul sur la piste pendant les Jeux, racontera plus tard l'Australien, hilare. Autant Tommie était quelqu'un de posé, autant John était comme un chien enragé."
Après son éblouissante entrée en matière, Peter Norman remporte son quart de finale, avant de terminer deuxième de sa demie en 20"22, seulement devancé par Carlos (20"12). Smith a survolé l'autre course en 20"14. Pour l'enfant de Melbourne, la médaille n'est plus une utopie mais un objectif. Même le titre ne semble pas hors de portée, d'autant que Smith a ressenti une violente douleur à l'adducteur droit durant sa demi-finale. Il a rejoint les vestiaires en larmes, craignant de ne pouvoir s'aligner en finale. Heureusement, ce ne sera qu'une fausse alerte.

Comme un élastique

Le 16 octobre au soir, les huit finalistes prennent place dans leur couloir. Le stade olympique est bondé, pour l'une des courses les plus attendues de la quinzaine. L'attente est longue. La finale du 200 est retardée de quelques minutes en attendant la cérémonie du 400 mètres dames. Pendant que Colette Besson savoure sa Marseillaise, Peter Norman, pour tuer le temps, discute avec ses rivaux. Il lâche un "bonne chance" à Tommi Smith. "Merci, mec", répond la star de San Jose State, un peu étonnée. Il n'échange en revanche pas un mot avec Carlos.
Cette fois, c'est l'heure. Norman est au couloir 6, chassé par les trois Américains, placés au 3 (Smith), 4 (Carlos) et 5 (Questad). Il sait qu'ils vont le manger sur les 100 premiers mètres. Son truc à lui, c'est le virage et la dernière ligne droite. Là, il n'a pas d'égal. Raelene Boyle, triple médaillée d'argent aux Jeux de Mexico puis Munich, a une image pour décrire son compatriote : "Ses virages étaient toujours superbes, comme s'il avait été propulsé par un élastique que l'on aurait tendu au maximum avant de le lâcher."
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Finale du 200m : Peter Norman face aux trois Américains, Questad, Carlos et Smith.

Crédit: Getty Images

A l'entrée de la dernière ligne droite, Carlos est en tête devant Smith. Bambuck est troisième, juste devant Edwin Roberts. Norman est loin derrière, à la lutte avec Questad. Mais sa ligne droite est phénoménale. L'Australien gobe tous ses adversaires, à l'exception de Tommie Smith. Dans ce qui est alors le 200m le plus rapide de tous les temps, "Tommie Jet" explose le record du monde en 19"83 alors qu'il a coupé son effort et levé les bras à dix mètres de la ligne. Peter Norman, au prix de son incroyable finish, décroche l'argent en 20"06 (ancien record du monde égalé), devant John Carlos, à qui il a repris six mètres dans la ligne droite.
Smith exulte. Norman aussi. L'un et l'autre ont atteint leur Graal. "Même sur une Harley Davidson, je n'aurais pas pu battre Tommie", plaisante Norman, sans le moindre regret. Seul Carlos tire la tronche. La boule de muscles de Harlem a cru à l'or, avant de se crisper en voyant Smith revenir à sa hauteur. A plusieurs reprises, il dira, tantôt sérieux, tantôt bravache, avoir laissé gagner son compatriote, selon un pacte qu'ils auraient passé. Ce sera toujours une source de conflit, la seule, entre les deux Yankees. Dans son autobiographie, Tommie Smith n'est pas tendre pour Carlos à ce sujet.
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Tommie Smith coupe la ligne en 19"83 : Record du monde et médaille d'or. A gauche, Peter Norman décroche l'argent devant John Carlos, masqué ici par Smith.

Crédit: Getty Images

Je suis avec vous
"John avait un côté très arrogant, estime Stan Wright, un des entraîneurs du sprint américain à Mexico. Il a été blessé de ne pas être sacré champion olympique, mais plus encore d'avoir été battu par Norman." Il a fini par le digérer. Beaucoup plus tard, dans un entretien au LA Times, Carlos rendra à sa façon hommage à la surprise venue des Antipodes : "Il s'est passé beaucoup de choses incroyables ce soir-là, pendant et après la course. Mais le truc qui me sidère toujours le plus, c'est que je ne savais pas que le petit blanc pouvait courir aussi vite."
Le public est encore sous le coup de l'excitation de ce demi-tour de piste d'anthologie quand, dans les entrailles de l'Estadio Olimpico Universitario, se noue une scène qui éclipsera largement ces vingt secondes de folie. Pour Smith et plus encore Carlos, la cérémonie protocolaire qui va suivre ne doit pas être l'occasion de manifester leur joie mais leur colère. En l'absence d'Harry Edwards, qui n'est pas venu à Mexico par crainte pour sa vie, Carlos est le porte-parole de l'OPHR. Il veut frapper fort. Contrairement à une tenace légende, ils n'ont rien prémédité. Tout ce qui va suivre a été largement improvisé dans le vestiaire, en à peine trois minutes. "La seule chose qu'ils savaient, écrit Andrew Webster dans The Peter Norman Story, c'est qu'ils allaient faire quelque chose."
Dans le tunnel, Norman va voir Carlos pour lui serrer la main. Après la tension des dernières rencontres entre les deux hommes, l'Américain apprécie ce geste, en dépit de sa banalité. "Tout est parti de là. John a eu le sentiment qu'il pouvait me faire confiance", a raconté Norman. "Nous sommes impliqués dans le Projet Olympique pour les Droits de l'Homme. Est-ce que tu crois aux droits de l'homme ?", demande Carlos au vice-champion olympique. "Bien sûr", répond ce dernier. John Carlos veut alors donner un badge de l'OPHR à l'Australien. Tommie Smith est plus hésitant. "Je ne voulais pas embarquer Peter là-dedans." Mais Norman le rassure : "je suis avec vous".
Quand les trois hommes reviennent dans le stade pour la cérémonie, ils portent donc tous les trois un badge à leur poitrine. Ils reçoivent leur médaille. Lorsque l'hymne américain démarre, Tommie Smith et John Carlos baissent la tête. Le bas de leur pantalon de survêtement, relevé, laisse apparaître des chaussettes noires. Ils dressent chacun un poing ganté de noir.
Quelques minutes après la finale du 200m, Peter Norman a le sourire. Smith et Carlos, visages fermés, pensent déjà à la suite.

Un gant chacun ? L'idée de Norman

Smith en avait ramené une paire au cas où Avery Brundage lui remettrait sa médaille. Il ne voulait pas lui serrer la main sans que quelque chose ne sépare leurs peaux. Brundage n'est pas là (il n'était pas fou non plus) mais les gants vont quand même servir. John Carlos, lui, a oublié les siens. C'est Peter Norman lui-même qui suggère aux deux hommes de les partager. Voilà pourquoi ils n'en ont qu'un chacun sur la photo. John Dominis, le photographe du magazine Life, est le premier à capter l'image, peut-être la plus célèbre de toute l'histoire des Jeux. Le public, d'abord incrédule, se déchaine quand les trois médaillés du 200m descendent du podium pour quitter le stade. La curée vient de commencer. Elle ne s'arrêtera plus.
Lors de la conférence de presse qui suit, Smith, très calme, s'explique : "Nous avons gagné des médailles et reçu des applaudissements. Mais les Blancs estiment que nous, les Noirs, sommes des animaux. Quand nous avons manifesté sur le podium tout à l'heure, nous avons vu des Blancs tourner le pouce vers le bas. En fait, ils nous considèrent comme des animaux de cirque, à qui on distribue des cacahuètes ou des coups de fouet." Carlos ne dit pas autre chose : "Vous tous, journalistes, vous êtes tous intéressés quand je suis sur la piste, mais une fois en dehors, je redeviens juste un negro et vous ne voudriez même pas me parler."
Dès le lendemain matin, Tommie Smith et John Carlos sont exclus des Jeux. "J'avais dit que si des manifestations, venant de qui que ce soit, avaient lieu pendant les Jeux, les participants seraient renvoyés chez eux. Il n'y a pas de place pour de tels agissements aux JO," assène le patron du CIO. Les deux Américains savent qu'ils viennent de se condamner. Ils verront leur carrière brisée. Smith n'avait que 24 ans, il aurait pu marquer durablement l'histoire de l'athlétisme. En ruinant leur carrière, parce qu'ils avaient compris mieux que personne que les Jeux Olympiques ne sont pas seulement une scène sportive, Smith et Carlos sont passés à la postérité en tant qu'hommes, et non comme de simples athlètes. Ce n'est ni mieux ni moins bien. C'était leur choix. Le choix de deux hommes, américains, noirs, mais surtout libres.
Ils seront les seuls à payer au sein de l'équipe américaine. Bob Beamon, quelques jours plus tard, restera sage après son historique saut à 8,90m à la longueur. Proche de John Carlos et aussi vindicatif que lui, Lee Evans voulait lui aussi manifester après son triomphe sur 400 mètres. Mais s'il se présente avec un béret noir lors de la cérémonie protocolaire, il l'enlèvera poliment quand l'hymne résonnera.
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Les relayeurs du 4x400m arrivant sur le podium de Mexico avec leurs bérêts.

Crédit: Getty Images

Tsunami pour Smith et Carlos, vagues successives pour Norman

Pour Smith et Carlos, l'athlétisme, c'est terminé. Ils tenteront de se tourner vers la NFL, sans grand succès. Smith reviendra vers l'athlétisme, comme entraîneur, à la fin des années 70. Pendant des années, il recevra dans sa boite aux lettres des menaces de mort, parfois agrémentées de faux billets d'avion avec, toujours, la même destination dessus : Africa.
Dès le 17 octobre, la presse américaine les a éreintés. Le Los Angeles Times évoque un "salut nazi". Brent Musburger, journaliste vedette du Chicago's American, parle d'une attitude "puérile et ignoble" et de symboles "peu imaginatifs, rappelant l'accoutrement des SA", la police paramilitaire du parti nazi dans les années 30. "Ça, je ne l'ai jamais pardonné, grognait encore Smith il y a quelques années. Ce type nous a traités de nazis". En 1999, dans le New York Times, Musburger admettra que ses mots étaient "trop forts", mais sur le fond, il ne "regrettait rien."
Pour Peter Norman, les conséquences seront à la fois moins brutales et moins visibles. Dans la presse australienne, son comportement est même salué dans un premier temps. Si un tsunami a tout de suite emporté Smith et Carlos, les dommages collatéraux se feront par vagues successives pour Norman. Tout sera plus insidieux, à l'image des Jeux de Munich en 1972. Bien qu'ayant réalisé les minimas sur 100 et 200m, il n'est pas sélectionné, sans que les raisons ne soient très claires. Le comité de sélection décidera finalement de ne retenir... aucun sprinter pour Munich. "S'ils avaient écarté Peter et retenu d'autres gars, ça aurait été risible", peste aujourd'hui encore Neville Sillitoe.
Greg Lewis, victime collatérale, ne sait trop quoi penser de tout ça. "Est-ce que Peter a été le catalyseur de tout ça ? Est-ce que c'était dû à ce qui s'était passé avec Smith et Carlos ? Peut-être, je n'en sais rien." "A l'époque, se défend Ray Weinberg, le coach du sprint australien en 1968, sa non-sélection n'a pas vraiment fait débat en Australie. C'est bien des années plus tard que, rétrospectivement, cela a eu un impact. Est-ce que Peter a été blacklisté ? Le mot est peut-être trop fort." Mais sa carrière ne s'en relèvera pas.

Les larmes d'Edwin Moses

Sans jamais être officiellement mis à l'écart et sans avoir jamais été sanctionné, Norman aura pourtant toujours le sentiment de devoir payer le podium de Mexico. Y compris très longtemps après les évènements. En 1999, dans un livre consacré aux 100 plus grands sportifs australiens du XXe siècle, son nom n'apparait pas. Un an plus tard, lors des Jeux de Sydney, il n'est pas invité à la cérémonie d'ouverture, où figurent pourtant des dizaines de médaillés olympiques australiens.
"C'était la meilleure preuve rétroactive qu'il avait bien été mis sur une liste noire à Munich", juge son ancien coach Neville Sillitoe. A l'époque, Norman, dont la vie personnelle a volé en éclats dans les années 70 et 80 (il a divorcé et perdu de vue ses enfants, de sa propre initiative d'ailleurs avant de renouer avec eux sur le tard, est devenu alcoolique et a failli être amputé d'une jambe), n'a plus vraiment la cote. Il reste "le gars sur la photo de Mexico" mais en tant que personne, il n'intéresse plus dans son propre pays.
Paradoxalement, il jouit d'un crédit et d'une notoriété beaucoup plus forte aux Etats-Unis. En 1991, NBC signe un documentaire sur Smith et Carlos, qui marquent les retrouvailles entre les trois hommes. "Nous nous sommes regardés, et nous nous sommes mis à pleurer, expliquait alors Norman. "Je ne me souviens plus ce que je leur ai dit exactement, ajoutait-il vingt ans plus tard, mais c'était quelque chose du genre : 'je ne vous ai pas vus depuis 20 ans, mais j'ai l'impression d'avoir été avec vous tous les jours."
A Sydney, quand il apprend que Norman n'a pas été convié par les organisateurs, Steve Simmons, responsable de l'équipe américaine d'athlétisme, n'en revient pas. Le 13 septembre 2000, deux jours avant la cérémonie d'ouverture, il l'invite à la soirée d'anniversaire de Michael Johnson organisé au Planet Hollywood de Sydney. Là, Peter Norman prend pleinement conscience de ce qu'il représente. Johnson passe une heure à discuter avec lui. Puis Edwin Moses, l'ancienne légende du 400m haies, vient le voir des larmes dans les yeux : "c'est un honneur pour moi de vous rencontrer", lui dit-il. Moses glisse à Simmons : "c'est un des plus grands honneurs de ma vie. Peter Norman est un de mes héros."

Smith et Carlos, jusqu'au bout avec lui

Le contraste entre ces marques de respect et l'indifférence manifestée par ses propres concitoyens a de quoi déconcerter. Matt Norman, le neveu de Peter, se met alors en tête de réhabiliter son oncle. Sportivement, et humainement. Sportivement d'abord, car Peter Norman reste le plus grand sprinter australien de l'histoire. 50 ans après, ses 20"06 constituent toujours le record national sur 200m. La lame de fond du podium a éclipsé ce qu'il avait accompli sur la piste. Raelene Boyle regrette que le champion qu'il fut passe aujourd'hui au second plan. "Il avait un style magnifique. Sa technique de bras, sa façon de monter les genoux, juge-t-elle. Et il avait toujours la bonne ligne. Il ne gaspillait jamais d'énergie, à chaque mouvement. C'était un immense coureur de 200m."
Mais c'est surtout sur le sens des actes de l'homme que Matt Norman souhaite modifier les regards. Pendant des années, il va se battre pour monter un documentaire, baptisé "Salute", qui verra le jour en 2008. Symbole de la gêne occasionnée, Matt Norman n'avait trouvé que trois témoins australiens ayant accepté de témoigner face caméra. "L'Australie a voulu oublier cette histoire, estime Paul Jenes, ancien membre du staff de l'équipe nationale d'athlétisme. Peut-être parce qu'il y avait une forme de culpabilité de notre relation aux aborigènes dans notre pays. L'affaire de Mexico nous a renvoyés à nos propres maux."
Le documentaire de son neveu, Peter Norman ne l'a jamais vu. Il avait quitté ce monde depuis deux ans. Le 3 octobre 2006, une crise cardiaque l'a terrassé. Il avait 64 ans. La fédération américaine d'athlétisme a tout de suite fait du 3 octobre le "Peter Norman Day". Tommie Smith et John Carlos, dont il était plus proche que jamais, traversent la planète pour assister à ses obsèques. Ils sont de ceux qui ont porté son cercueil.
Tous deux prennent ensuite la parole. "Peter Norman, l'homme qui pensait qu'il ne pouvait pas avoir tort de faire ce qui lui semblait juste, lance Tommie Smith. Son héritage est un roc. Accrochez-vous à ce roc." Mais les mots les plus forts sont ceux de John Carlos : "Ce soir-là, à Mexico, je pensais voir de la peur dans ses yeux, je n'y ai vu que de l'amour. Il n'a jamais baissé la tête ni détourné le regard. Racontez à vos enfants l'histoire de Peter Norman."
Tommie Smith et John Carlos portant le cercueil de Peter Norman lors des obsèques de l'Australien, en 2006.
Peter n'a pas brandi le poing, mais il a tendu la main
Les paroles de ses deux "frères d'armes", et le film "Salute" contribueront à modifier la perception des Australiens sur les évènements de Mexico et l'attitude de Norman. En 2012, le chemin de la rédemption s'ouvre enfin. Le gouvernement australien adopte une "motion d'excuses" à Peter Norman pour le traitement dont il avait été l'objet. Une décision qui provoquera la colère du Comité olympique australien.
Celui-ci mettra six années de plus à reconnaitre ses torts, par la voix de son président John Coates : "Je ne crois pas que le COA ait mal agi envers Peter, mais nous avons été négligents, nous avons eu tort de ne pas reconnaitre à sa juste valeur et sa performance sportive et la portée de ses actes." Coates, si longtemps aveugle dans cette histoire (il est à la tête du COA depuis 1990 après en avoir été le vice-président les cinq années précédentes) a visé juste : plus que condamné, sanctionné ou jugé, il a été ignoré. L'injustice ressentie n'en fut pas atténuée. A la demande du comité, en avril 2018, Norman a été décoré à titre posthume de l'Ordre du mérite australien.
L'acte final de cette réhabilitation a eu lieu la semaine dernière, à Melbourne. Lors d'une conférence de presse, le ministre australien des Sports, John Eren, a annoncé qu'une statue de Peter Norman serait prochainement inaugurée aux abords du Stade Lakeside de Melbourne. La famille de l'ancien sprinter était là. Son premier coach, Neville Sillitoe, âgé de 93 ans, aussi.
"Nous ne faisons pas l'histoire, nous sommes faits par l'histoire", disait Martin Luther King. Il ne parlait pas de Norman, Tommie Smith et John Carlos, mais il aurait pu. "Je n'étais pas parfait, je n'étais pas spécialement bon ni spécialement mauvais, disait Norman. Mais ce jour-là, je crois avoir fait ce qui était juste." Et s'il n'a jamais voulu comparer son destin à celui de Smith et Carlos ("pour eux, les dégâts ont été bien plus importants que pour moi", estimait-il), il leur est à jamais lié. Même sa mort n'y a rien changé. Comme le dit Carlos, "Peter n'a pas brandi le poing, mais il a tendu la main". Ce n'était pas moins fort.
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Avril 2018 : Janita Norman, la fille ainée de Norman, et John Coates, président du comité olympique australien, lors de la remise de l'Ordre du mérite australien à Norman à titre posthume.

Crédit: Getty Images

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