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Les Grands Récits - Basket - NCAA - Mike Krzyzewski (Duke), l'adieu du coach aux 1200 victoires

Laurent Vergne

Mis à jour 01/04/2022 à 14:34 GMT+2

LES GRANDS RECITS – Mike Krzyzewski, 75 ans, s'apprête à faire ses adieux. L'entraîneur des Blue Devils de Duke rêve d'un départ par la grande porte lors du Final Four NCAA, qui pourrait lui offrir un 6e sacre. C'est un mythe du basket universitaire, et même du basket tout court, qui va s'éloigner des parquets. Portrait du Coach K., qui aura aimé ses joueurs comme ses propres enfants.

Les Grands Récits - Mike Krzyzewski (Visuel Quentin Guichard)

Crédit: Eurosport

Une telle légende méritait bien une sortie légendaire. Depuis qu'il avait annoncé en juin 2021 que la saison suivante serait aussi la dernière, les dés étaient jetés. Cette "March Madness 2022" ne serait pas tout à fait comme toutes les autres pour Mike Krzyzewski, le mythique entraîneur de Duke.
Chaque sortie des Blue Devils pouvait être la dernière dans ce tournoi NCAA. A l'image de l'intérieur Paolo Banchero, étincelant ces dernières semaines, les joueurs du Coach K. sont apparus surmotivés pour prolonger la tournée d'adieu. Cette équipe restera la dernière à avoir servi pour le Coach K et elle veut lui offrir un au revoir à la hauteur de sa carrière. En se qualifiant pour le Final Four, elle a d'ores et déjà fait de cette ultime campagne une réussite. Maintenant, elle rêve du titre. Samedi, Duke affrontera en demi-finale sa grande rivale et voisine, North Carolina.
Malgré tout, peut-être est-il préférable que 2022 soit la dernière danse de Mike Krzyzewski. En février, il a connu une alerte lors de la première période du match face à Wake Forest. Il est resté assis, demandant à ses adjoints Jon Scheyer et Chris Carawell d'assurer le coaching. A la mi-temps, pensant se sentir mieux, il s'est levé pour rejoindre le vestiaire avant de reposer aussitôt ses fesses sur la chaise : "J'ai vraiment cru que j'allais m'évanouir."
"On sortait d'une période très intense, avec notre quatrième match en huit jours et un voyage fatigant", a-t-il plaidé en retrouvant son poste après quelques jours de repos. Mais à bientôt 75 ans, tout ça n'est peut-être plus tout à fait de son âge. Même s'il a consacré plus de la moitié de son existence au coaching et davantage au basket, il n'est pas prêt à mourir sur scène.
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Mike Krzyzewski, le 20 mars 2022.

Crédit: Getty Images

La folie (dérisoire) des chiffres

Mike Krzyzewski, ce sont d'abord des chiffres, tous plus effarants les uns que les autres. 42 ans sur le banc de Duke et cinq autres avant cela sur celui de l'Armée. 5 (bientôt 6 ?) titres de champion NCAA avec les Blue Devils (1991, 1992, 2001, 2010 et 2015). 13 participations au Final Four en comptant celle de ce week-end, pour lui permettre de s'approprier seul un record qu'il partageait jusqu'ici avec John Wooden, autre entraîneur mythique du basket universitaire, à l'ouest du pays, chez les Bruins de UCLA.
Entre 1985 et 1994, il a mené Duke à sept reprises au Final Four en l'espace de neuf saisons, dont quatre fois consécutivement. 1200 victoires, donc. En 2015, Krzyzewski avait ajouté une page de légende à son CV en devenant le premier coach à atteindre la barre des 1000 matches gagnés. Ce sont, aussi, trois médailles d'or olympiques et deux titres mondiaux avec Team USA en tant qu'entraîneur principal.
Mais la statistique la plus folle de sa carrière, c'est peut-être celle-ci : lors de ses 42 années de présence sur le banc de Duke, les Blue Devils n'ont été absents du tournoi NCAA qu'à cinq reprises. Lors des trois premières saisons de son mandat, puis en 1995, lors d'une campagne qu'il n'avait que très partiellement dirigée en raison de sérieux problèmes au dos, et enfin en 2020-2021, une saison "bizarre", largement perturbée par le Covid-19, avec un nombre de matches réduit de moitié et l'impossibilité de travailler correctement sur la durée. Cinq exceptions pour une règle d'or : avec Krzyzewski à la manœuvre, Duke a toujours été compétitive, parfois irrésistible.
On pourrait continuer longtemps ainsi mais la litanie des chiffres ne dira jamais tout de ce qu'était l'entraîneur Mike Krzyzewski et jamais assez de ce que sera le legs du Coach K. Lorsqu'il a été célébré après sa 1000e victoire, son épouse, Mickie avait tout résumé d'une phrase : "Dans la vie de Mike, les chiffres n'ont cessé de s'ajouter aux chiffres, tous plus impressionnants les uns que les autres, mais ces chiffres n'ont jamais rien ajouté à sa vie." Le réduire à ça serait passer à côté de l'essentiel pour se focaliser sur le dérisoire.
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4 février 2015 : La cérémonie organisée pour la 1000e victoire en carrière du Coach K. Sa femme, Mickie, est présente, tout comme ses filles et ses petits enfants.

Crédit: Getty Images

Le "Polish kid" de Chicago

Né en 1947 de parents immigrés polonais, il gardera de son enfance dans un milieu très modeste trois valeurs cardinales : le travail (via ses parents), la rigueur (conséquence de sa longue scolarité dans des établissements catholiques très stricts puis de son engagement dans l'armée) et, sans doute par-dessus tout, la famille. Dans toutes les acceptions du terme.
Les Krzyzewski se partagent une petite maison loin du confort moderne. Mike vit avec ses parents et ses frères dans le sous-sol aménagé. Les deux étages au-dessus sont occupés par des cousins, des oncles et des tantes. Voilà pour la famille au sens strict. La communauté polonaise, où tout le monde se serre les coudes, en est une autre.
Certains immigrés choisissent parfois d'américaniser leur nom pour se donner de meilleures chances d'ascension sociale. C'était tout particulièrement vrai pour les arrivants d'Europe de l'Est dans les années 50-60. En 2015, lors d'un reportage sur les terres d'enfance du Coach K., ESPN avait retrouvé plusieurs de ses amis, dont Ed Stanislawski : "Il a gardé son nom et ça veut dire beaucoup pour nous. Je ne crois pas que Mickey réalise, et je pense même qu'il n'en a pas la moindre idée, à quel point le fait qu'il soit devenu un tel modèle en conservant ce nom nous rend fier, ici, nous, les familles polonaises."
Ce nom qui provoquera des cauchemars aux journalistes à ses débuts (s'il n'a jamais répété la phrase "Il faut prononcer Chi-chev-ski", il ne l'a jamais dite) mais s'imposera comme une partie intégrante de sa renommée. "Quel genre de personne je suis ? Je suis un polonais, un Polish Kid de Chicago", a-t-il répondu un jour lors d'une interview.
Devenu entraîneur, Krzyzewski ne se départira jamais de ces mantras, travail, rigueur, famille. Il serait un coach strict, dur, parfois cassant, mais il donnerait tout pour ses joueurs, au-delà du terrain, bien après leur passage à l'université. Les enfants ont vocation à s'éloigner de leurs parents pour mener leur propre vie, mais ils restent à jamais un fils, une fille. Les joueurs de Duke ont eux aussi volé de leurs propres ailes, en NBA ou ailleurs, mais le lien avec le Coach K. était tissé pour la vie. Il a consacré à ses joueurs plus de temps et presque autant d'affection qu'à ses trois filles.
L'entraîneur aux cinq titres a raconté à plusieurs générations de joueurs la même histoire pour leur faire comprendre la force de ce qui devait les unir, sur les parquets comme en dehors. "Ma mère, leur disait-il, n'a pu aller à l'école que jusqu'en 4e. Toute sa vie, elle a porté les deux mêmes robes. Elle n'avait pas d'argent pour s'en offrir davantage. Pourtant, je l'ai toujours vue heureuse. Pourquoi était-elle heureuse ? Parce qu'elle était membre d'une famille, elle faisait partie de quelque chose de plus grand qu'elle. Vous comprenez ? Vous tous, les gars, vous êtes membres de quelque chose de plus grand que vous. Les expériences que l'on partage sont toujours les plus importantes."
Je pense qu'il considère ses joueurs comme les fils qu'il n'a pas eus
Derrière les paroles, les actes témoignent eux aussi de cette philosophie. Christian Laettner, star et leader de la formidable équipe de Duke doublement titrée en 1991 et 1992 a sans doute passé plus de temps pendant des années chez les Krzyzewski que chez ses propres parents. Bobby Hurley était le meneur de jeu de cette équipe mythique. En décembre 1993, lors de sa saison rookie chez les Sacramento Kings, il est victime d'un grave accident de voiture qui, s'il ne mettra pas immédiatement fin à sa carrière NBA, la ruinera en grande partie jusqu'à sa retraite précoce à 26 ans.
Dès le lendemain de son accident, Hurley reçoit à l'hôpital la visite de son ancien coach qui avait pourtant un match le soir-même, comme il l'a raconté à USA Today il y a quelques semaines : "Je ne jouais plus pour lui, mais il m'a montré qu'il serait toujours là, dans les bons et surtout les mauvais moments. C'était un geste magnifique, qui m'a montré que je pourrais toujours compter sur lui."
"Il a trois filles mais n'a jamais eu de garçon, rappelle Chris Collins, qui a joué quatre ans pour Krzyzewski dans les années 90 avant de devenir son adjoint. Je pense qu'il considère ses joueurs comme les fils qu'il n'a pas eus. Il nous traitait comme ça et, pour moi comme pour beaucoup d'autres, il a été un deuxième père."
Comme Hurley, Collins peut témoigner du fait que Coach K n'est pas du genre à oublier les siens. En 2015, devenu entraîneur de Northwestern, il reçoit un soir un appel de son ancien coach après une douloureuse défaite au buzzer contre Maryland. Ce même soir, Mike Krzyzewski décrochait sa fameuse 1000e victoire. "Je rentrais de l'aéroport en voiture et j'étais vraiment détruit, a-t-il confié au New York Times. Puis mon téléphone a sonné. C'était Coach K. C'était un des plus grands moments de sa carrière, de sa vie même, il aurait pu célébrer tranquillement en famille. Mais il a pensé à moi. Avec lui, c'est un engagement à vie."

Le jour où Coach K a craqué

Il était un compétiteur et un professeur. Son obsession pour la gagne est bien documentée. "Il a toujours eu faim, confirmait en 2015 Grant Hill, autre légende du début des années 90 : "Ça se sentait dès le processus de recrutement. Il voulait les meilleurs. Il est en permanence dans la compétition. Durant les quatre années où j'ai joué pour lui, je pouvais le sentir. Chaque jour, il était prêt à partir au combat. Je suis allé voir un match de Duke récemment et, à l'évidence, il avait toujours cette envie, je ne sais pas, cette sorte d'œil du tigre à la Rocky. Après avoir autant gagné, il en voulait encore. Et il se comporte comme s'il devait en permanence se prouver quelque chose."
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Mike Krzyzewski et Grant Hill au début des années 90.

Crédit: Getty Images

Mais la relation avec ses joueurs est sans doute la seule chose qu'il plaçait au-dessus de la victoire. Lors du Final Four 1989, Duke prend une raclée face à Seton Hall en demi-finale. Dans le vestiaire, Coach K parle à son groupe. Dans Sports Illustrated, il avait dévoilé en 1991 la teneur de l'atmosphère, lourdement chargée en émotion : "J'étais déterminé à ce qu'aucun d'entre eux n'ait un sentiment de culpabilité après cette défaite. Je leur ai dit que nous allions rester jusqu'à la finale et célébrer ce que nous avions accompli ensemble."
Puis il a regardé ses trois "Seniors" (les joueurs de dernière année), dont son leader, Danny Ferry, et a fondu en larmes. Pas parce qu'il avait perdu, mais parce qu'il réalisait que c'était la dernière fois de sa vie qu'il les coachait. Le regard du coach se porte ensuite sans le vouloir sur Christian Laettner, son freshman (joueur de première année) :
"Il est assis juste en face de moi. Il a 19 ans. Je ne sais même pas s'il a déjà vu un adulte pleurer, et c'est son coach. Je le sens déconcerté. Plus tard, dans la soirée, alors que je revois le match en vidéo, on frappe à la porte de ma chambre. C'est Christian. Il est venu me demander si tout allait bien, si j'avais besoin de quelque chose. Il s'assoit, et je lui dis que je suis fier d'eux, fier de lui, et que la victoire viendra. Ce sont des moments très forts."
Le 5 mars dernier, pour le tout dernier match à domicile de sa carrière, une centaine d'anciens joueurs a fait le déplacement afin de lui rendre hommage. Parmi eux, Laettner, Hill, Ferry, mais aussi Shane Battier, JJ Reddick ou Jay Williams. Lors de l'entrée des équipes sur le parquet, ils ont accompagné Krzyzewski en l'entourant. Une séquence émouvante, pour un des évènements sportifs de l'année aux Etats-Unis. Le commissionner de la NBA, Adam Silver, était présent. Jerry Seinfeld aussi, entre autres.
North Carolina, le grand rival honni (les deux facs sont distantes de seulement 12 kilomètres et leur rivalité est une des plus féroces de tout le pays), a gâché la fête en venant s'imposer au Cameron Indoor Stadium, mais lors de la cérémonie organisée après la rencontre, Coach K. ne s'est pas écarté de sa philosophie éternelle en s'adressant à tous, et surtout à ses joueurs : "Quand j'ai signé ici en 1980, on m'a dit que j'entrais dans une famille. C'était bien le cas. Je suis fier d'avoir fait partie de la famille Duke avec vous tous."
Tu fais de la grosse merde, Gerald
Pourtant, tous pourraient narrer des souvenirs douloureux sur le moment, même s'ils se sont avérés fondateurs pour la suite. Être le joueur de Mike Krzyzewski n'a jamais relevé de la sinécure. Exigeant, dur même, et sujet à une certaine impulsivité. Derrière ses costumes serrés et sa raie sur le côté toujours impeccable qui lui conféraient presque l'allure d'un notaire chabrolien, se terrait un volcan prêt à entrer en ébullition à tout moment. Intraitable avec lui-même, Krzyzewski a toujours réclamé en retour un investissement total à ses joueurs.
Il convient de ne pas oublier que Coach K. a passé dix ans dans l'armée avant de poser ses valises à Durham. Engagé à 22 ans, il n'est pas parti au Vietnam. Krzyzewski a été le meneur de jeu des "Black Knights", l'équipe de l'Armée, où il a officié sous les ordres d'une autre légende du coaching Bobby Knight. C'est aussi là qu'il a effectué ses débuts comme entraîneur, entre 1975 et 1980. Ressorti avec le grade de capitaine, il a conservé de cette décennie un goût certain pour la discipline.
A le voir posé et la plupart du temps sans un mot plus haut que l'autre en conférence de presse, on peine à imaginer les foudres qui se sont abattues une fois la porte du vestiaire fermée. "Je pense qu'il s'est un peu calmé, de ce que je sais, mais oui, il pouvait piquer des colères terribles et les mots employés n'étaient pas à mettre devant les oreilles des enfants", rigolait encore Christian Laettner en 2017. Pas un joueur n'y a échappé au moins une fois, mais Krzyzewski n'a jamais agi par perversité ou abus de pouvoir. "Il était très franc et quand il s'en prenait à vous, c'était toujours pour le bien de l'équipe et le vôtre, même si ce n'était pas toujours évident de le comprendre sur le coup", selon Grant Hill.
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Mike Krzyzewski, 42 ans à Duke, cinq titres NCAA.

Crédit: Imago

Gerald Henderson a passé trois années à Duke entre 2006 et 2009 avant d'intégrer la NBA. Lors de sa deuxième saison chez les Blue Devils, Coach K. ne supporte plus son dilettantisme. Henderson va passer un très sale quart d'heure, comme il l'a raconté au Bleacher Report en 2014 :
MK : Dis-moi, tu penses que tu joues comment Gerald ? A ton avis ?
GH : Je pense que je joue bien même si je pourrais peut-être faire ci ou ça et....
MK : (Il coupe) Tu fais de la grosse merde, Gerald. Quand je te vois, je vois un athlète. Ton style de jeu devrait être athlétique, agressif, tu devrais attaquer le cercle, tu devrais dominer défensivement. Mais je ne vois rien de tout ça. Quelles sont tes ambitions ? C'est quoi ton objectif en partant d'ici ? Que veux-tu faire de ta vie ?
GH : Je veux être en NBA, coach.
MK : Alors laisse-moi te dire ça : si aujourd'hui j'étais general manager ou coach en NBA, je ne te drafterais pas. Les joueurs NBA, ils font des choses spéciales. Toi, tu ne fais rien de spécial.
Et Gerald Henderson d'avouer qu'il est ressorti de cette discussion blessé, vexé comme un pou : "Mais il avait raison. Je ne faisais rien de spécial. J'étais juste là, je jouais, l'équipe était mauvaise et perdait. A partir de là, j'ai changé d'attitude et j'ai pratiqué mon meilleur basket." Et Duke s'est remis à gagner. En piquant son joueur au vif, Krzyzewski avait fait d'un problème deux bénéfices, pour l'équipe et pour Henderson, finalement sélectionné en 12e position lors de la draft 2009.
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Duke : Coach K et Gerald Henderson, en 2009.

Crédit: Getty Images

Psychologie et métaphores

En réalité, derrière ses éruptions, Coach K. aura d'abord été un fin psychologue, un artiste du dosage entre manière forte et douce. "C'est comme pour vos enfants, estime-t-il dans son livre, Leading with the Heart. Certains sont plus sensibles, d'autres veulent vous affronter, et vous devez composer avec le caractère de chacun. Il n'y a que quelques centimètres entre une tape dans le dos et une tape sur les fesses. Il faut faire le bon choix."
Lors d'un match face à Georgia Tech en 1999, il prend un temps mort juste avant la mi-temps. Les Blue Devils sont menés de sept points face à un adversaire pourtant bien inférieur. Il a passé les quarante-huit dernières heures à prévenir : ne les prenez pas de haut, jouez avec intensité. Mais ses paroles n'ont pas porté. Alors, il regarde ses joueurs un à un puis retourne s'asseoir sans dire un mot, les laissant seuls, "un peu comme des cons", selon les mots de Shane Battier. Sa façon de leur dire : "Vous ne méritez même plus que je prenne la peine de dire quoi que ce soit." Avec un tout autre visage en seconde période, Duke remportera ce match puis, quelques semaines plus tard, atteindra la finale du tournoi NCAA.
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Mike Krzyzewski et ses joueurs après le sacre NCAA en 2015.

Crédit: Getty Images

Autre jour, autre temps mort. Cette fois, Krzyzewski choisit les actes plutôt que la parole ou l'absence de parole. Nous sommes au premier tour du tournoi NCAA 2011. "Vous devez être prêts à tout pour gagner, à plonger sur chaque ballon", leur dit-il. Puis il se met debout sur sa chaise et plonge en direction du parquet devant ses joueurs, médusés. Si lui, à 67 ans, était prêt à ça, alors eux aussi. Les Blue Devils se sortiront encore d'un mauvais pas ce soir-là.
Mais il aime avant tout convaincre par les mots. Dans Leading with the Heart, Krzyzewski regrette son manque de culture littéraire, faute d'avoir fait des études poussées. Alors il manie la métaphore. "Elles sont mes béquilles pour mon manque de vocabulaire", estime-t-il. Comme celle-ci, pour faire comprendre à chacun l'importance de son rôle, même si tout le monde ne peut pas être un leader : "Si tu as un artiste, un peintre génial, tu ne vas pas lui faire peindre une clôture, mais une toile. Tout le monde n'en est pas capable. Mais pour exposer ces chefs-d'œuvre, il faudra bâtir un musée."
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Mike Krzyzewski montrant la voie.

Crédit: Getty Images

Bryant a regardé Krzyzewski et répondu : 'J'ai compris, coach. J'ai compris. Ne vous inquiétez pas pour ça. Désolé.'
A l'heure où il quitte la scène, le plus remarquable dans son parcours réside peut-être dans la façon dont il a su s'adapter à l'évolution du basket et de la société. Quand il a commencé à entraîner il y a près d'un demi-siècle, la ligne à trois points n'existait pas. Le temps de possession non plus. Internet, les téléphones portables, les smartphones non plus. Les réseaux sociaux, n'en parlons pas. La seule constante, dans son métier, a tenu au fait de travailler avec des jeunes sortis de l'adolescence, doués voire surdoués pour le basket, mais qui avaient encore tout à apprendre de la vie.
Un jeune de 18 ans de 1980 n'est pas un jeune de 18 ans de 2020. A ses débuts, il était presque inimaginable pour un joueur de quitter l'université pour la NBA avant la fin de son cursus, à 22 ans. Aujourd'hui, rares sont les stars qui vont jusqu'à leur année de senior. Sportivement, mais aussi humainement, l'impact n'a pas été neutre pour les coaches de la NCAA. Mais quand son ancien mentor Bobby Knight, avec lequel il est en froid depuis un bail, n'a rien gagné dans ses vingt dernières années de coaching au point de devenir selon ses propres mots "un anachronisme", assumant son décalage avec l'évolution de son temps, Mike Krzyzewski a constamment eu le désir de prendre les bons trains au bon moment. Dans la galaxie des immenses entraîneurs, c'est ce qui l'isole de ses plus illustres collègues.
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Mike Krzyzewski et Bobby Knight.

Crédit: Eurosport

Son plus grand défi en matière d'adaptation, Coach K. l'a connu non pas à Duke mais avec la sélection américaine. A Los Angeles, en 1984, il était l'adjoint de Bobby Knight. Mais l'équipe US était alors composée de joueurs universitaires, dont un certain Michael Jordan. Huit ans plus tard, Krzyzewski fut à nouveau choisi pour épauler le sélectionneur Chuck Daly pour manager la fameuse Dream Team.
Reste que quand le coach de Duke a été intronisé au poste de sélectionneur en 2005, au lendemain du fiasco des Jeux d'Athènes, beaucoup doutaient de sa capacité à faire cohabiter des stars de la NBA. Habitué à œuvrer sur la durée avec des mômes, Krzyzewski allait-il briller dans un contexte radicalement différent, sur de courtes périodes, avec des joueurs confirmés et même plus que cela ?
La réponse, il l'a apportée par les résultats. Trois médailles d'or consécutives aux Jeux Olympiques, de 2008 à 2016. A Pékin, quatre ans après le traumatisme grec, Team USA aligne une équipe hors normes, une des plus de son histoire. C'est la "Redeem Team", chargée de restaurer la suprématie américaine. Kobe Bryant. LeBron James. Dwyane Wade. Jason Kidd. Carmelo Anthony. Chris Bosh. Chris Paul. Dwight Howard. L'Oncle Sam a sorti l'artillerie lourde. Le paquet cadeau est sublime, mais on ne peut plus inflammable.
Tout le monde a été surpris de voir Kobe Bryant, loup solitaire parmi les loups solitaires, accepter la sélection. Mais au premier soir du regroupement, il annonce la couleur en mangeant seul à une table. A cinq jours du début du tournoi, lors d'un match de préparation contre l'Australie, la star des Lakers prend des shoots suspects. Il joue pour sa gueule, pour résumer. LeBron James n'a alors que 23 ans mais il est lui aussi d'ores et déjà une vedette. En rejoignant le banc, il souffle : "Coach, vous devriez vous occuper de ce connard." Les Américains s'imposent d'une dizaine de points, mais leur collectif inquiète si près du tournoi olympique.
Dans le livre Coach K : L'ascension et le règne de Mike Krzyzewski, Ian Connor évoque la discussion entre Bryant et le sélectionneur le lendemain de la rencontre. Une entrevue à quitte ou double :
"Avant de quitter Shanghai, Krzyzewski a demandé à voir Bryant en privé. 'Le coach était nerveux, dit un membre du staff, mais il savait qu'il devait le faire.' Coach K a sorti un ordinateur portable et a montré à Kobe des exemples de choix discutables de sa part, et souligné que certains coéquipiers attendaient, démarqués. Krzyzewski a fixé Bryant et lui a dit 'Ce sont des tirs de merde', avant d'ajouter : 'Il faut que le ballon circule davantage.' Puis il a retenu son souffle en attendant la réponse. Selon un membre de l'équipe, Bryant a regardé Krzyzewski et répondu : 'J'ai compris, coach. J'ai compris. Ne vous inquiétez pas pour ça. Désolé.'"
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Kobe Bryant et Mike Krzyzewski, le pacte olympique.

Crédit: Getty Images

La métamorphose de Durant

Après une sorte de pacte à trois entre Bryant, James et Krzyzewski, Team USA survolera les Jeux de Pékin. Mais c'est peut-être aux Mondiaux 2010 que l'entraîneur de Duke a livré sa plus grande masterclass, en termes de coaching et de management. La sélection américaine est cette fois dépourvue de vedettes, aucun des champions olympiques de 2008 n'ayant rempilé. On moque gentiment ce groupe, baptisé la "B Team". La moyenne d'âge est dérisoire. Sept joueurs ont moins de 23 ans, cinq moins de 22. Parmi eux, Kevin Durant, déjà très fort mais encore très jeune. Coach K. remarque le regard systématiquement fuyant de l'ailier du Thunder dans les discussions. "Pardon, coach, mais je suis très timide", plaide Durant.
Ce soir-là, les Américains s'imposent à Madrid en match de préparation contre l'Espagne, dans un remake de la finale des Jeux de Pékin. Le lendemain matin, lors du debriefing vidéo, le sélectionneur arrête à plusieurs reprises l'image, non pour soulever des aspects tactiques, mais pour montrer des expressions faciales de Durant.
Sur l'une d'elles, après un contre, le poing rageur et les yeux exorbités, le joueur semble soudain habité. "Voilà Kevin, c'est de ça dont je parle, c'est ça que je veux voir!", hurle Coach K, rapportera Sports Illustrated. Puis il se tourne vers Russell Westbrook : "Russell, quand tu vois Kevin dans cet état-là, qu'est-ce que tu ressens ?" "Quand il fait cette gueule-là, je me dis qu'on va gagner, coach !"
Kevin Durant trônera sur ces Championnats du monde, dont il sera désigné meilleur joueur. Cette campagne en Turquie fera gagner des années à bon nombre des membres de cette équipe. La saison suivante, Durant sera sacré meilleur marqueur de la NBA. Kevin Love, meilleur rebondeur. Derrick Rose deviendra le plus jeune MVP de l'histoire de la Ligue. Tyson Chandler, lui, accèdera au titre NBA, jouant un rôle tout sauf négligeable dans la victoire des Mavericks. Tous, d'une manière ou d'une autre, doivent quelque chose à Mike Krzyzewski.
Des jeunes recrues de Duke aux stars planétaires de la NBA, Coach K. les aura aussi tous considérés comme des fils. Sa conception du coaching, c'est d'abord celle d'un indispensable rapport humain, dont la qualité a toujours été à ses yeux un préalable à la victoire. C'est certainement cela, au moins autant que la gagne, les titres et les honneurs, qui manquera désormais à l'entraîneur aux 1200 victoires.
Car derrière les apparences, si sa dernière danse va s'achever en beauté ce week-end par un ultime Final Four, l'essentiel pour lui aura toujours été dans le chemin, non dans la destination. Dans l'accompagnement des conquérants, non dans la conquête elle-même. Et si Mike Krzyzewski était la meilleure définition possible de l'entraîneur ?
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Les Grands Récits - Mike Krzyzewski (Visuel Quentin Guichard)

Crédit: Eurosport

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