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Les Grands Récits - Unique comme Petrovic

Laurent Vergne

Mis à jour 24/09/2021 à 12:57 GMT+2

LES GRANDS RECITS - Génie du basket, Drazen Petrovic a été le premier européen à s'imposer comme un joueur majeur en NBA, à une époque où celle-ci était hermétique aux talents venus de l'autre côté de l'Atlantique. A 28 ans, il était au sommet de son art et de sa gloire, quand sa vie s'est arrêtée sur une autoroute allemande, un jour de juin 1993.

Drazen Petrovic

Crédit: Eurosport

D'abord, Drazen Petrovic a hésité. Sans doute s'est-il un peu méfié. Comme beaucoup de stars NBA, ce qu'il avait fini par devenir, il est courtisé. Alors, quand une jeune femme a appelé le siège des New Jersey Nets au mois de mars 1993 pour demander si elle pouvait entrer en contact avec lui, allant même jusqu'à s'enquérir de son numéro de téléphone personnel, il a tiqué. La jeune femme avait un fort accent de l'Est et se disait une grande fan du Croate. On lui a dit de laisser ses coordonnées. Si Petrovic le souhaitait, il la recontacterait.
Mis au courant par le secrétariat, l'arrière vedette de la franchise d'East Rutherford a demandé conseil à son ami Mario Miocic. Ce dernier a quitté Zagreb en 1986 pour émigrer aux Etats-Unis. Petrovic ne prend aucune décision importante sans le consulter. Finalement, il rappelle le numéro. C'est un hôtel à New York. A l'autre bout du fil, la jeune femme. Elle s'appelle Klara Szalantzy. Elle est hongroise et a 23 ans. Joueuse de basket professionnelle, elle mène parallèlement une carrière dans le mannequinat.
La discussion se passe bien. Elle est à New York pour 48 heures encore, en compagnie d'une amie. Le lendemain, New Jersey joue à domicile. Petrovic invite les deux jeunes femmes. Billets pour le match, et pass pour accéder aux vestiaires. Après la rencontre, Petrovic, Miocic et leurs deux invitées dinent chez Houlihan's, le restaurant préféré des joueurs, tout près de la salle de Meadowlands. Encore un jour de plus et l'amie est repartie pour l'Europe. Klara Szalantzy prolonge son séjour d'une semaine. Petrovic passe beaucoup de temps avec elle. Les semaines suivantes, ils s'appellent. Souvent. Drazen lui envoie des fleurs. Il décide de profiter de l'été pour la revoir en Europe et apprendre à mieux la connaitre. Peut-être le début d'une histoire durable.
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Drazen Petrovic sous le maillot des Nets.

Crédit: Getty Images

L'orage d'Ingolstadt

Lundi 7 juin 1993. L'équipe de Croatie revient de Pologne, où elle a disputé le tournoi de qualification pour l'Euro qui doit débuter dans deux semaines. Les vice-champions olympiques sont en escale à Francfort avant d'embarquer pour Zagreb. Mais Drazen Petrovic a un autre plan. Il ne rentrera pas tout de suite au pays. Klara Szalantzy vient le récupérer à l'aéroport. Direction Munich, où ils souhaitent passer quelques jours ensemble avant que le joueur ne rejoigne la sélection. L'Euro est organisé en Allemagne. L'occasion est trop belle. Une décision de dernière minute. Drazen avait un billet sur le vol Francfort-Zagreb.
Pour effectuer les quatre heures de route qui séparent Francfort de Munich, le duo sera trio. Klara est accompagnée par Hilal Edebal. Amie d'enfance, cette joueuse de basket turque a 23 ans, comme Szalantzy, et revient des Etats-Unis, où elle a joué à l'université. Les deux amies se sont retrouvées la veille.
La Golf rouge quitte Francfort peu avant 15 heures. Klara Szalantzy a pris le volant. Drazen Petrovic est installé sur le siège passager, Hilal Edebal juste derrière lui. Vers 17h15, la Golf est déjà à la hauteur d'Ingolstadt. Klara roule vite sur l'autoroute dépourvue de limitation de vitesse. Très vite. 180 km/h. Il ne reste plus qu'une grosse demi-heure de route pour atteindre Munich. C'est une chaude journée de fin de printemps. Mais en cette fin d'après-midi, le temps se fâche sur la Bavière. Gros orage. Trombes d'eau. Visibilité minimale. Mais la Golf ne ralentit pas.
En sens inverse, arrive un camion néerlandais. Son chauffeur perd le contrôle sur la chaussée devenue glissante. Il traverse le terre-plein central et se retrouve de l'autre côté des voies. Juste au moment où la Golf rouge déboule. Klara Szalantzy freine, part en aquaplaning, tape la glissière de sécurité puis vient percuter le camion sur le côté. Drazen Petrovic dormait, la tête appuyée contre la vitre. Il ne portait pas sa ceinture de sécurité. Sous l'impact du choc, il a été expulsé de la voiture à travers le pare-brise. Il est mort sur le coup. "A son poignet gauche, une montre en or, raconte Todd Spehr dans la biographie Drazen : la remarquable vie et l'héritage du Mozart du basketball. Elle s'est arrêtée au même moment que sa vie. La petite aiguille sur le cinq, la grande sur le quatre."
La golf après l'accident. Drazen Petrovic, qui n'était pas attaché, a été ejecté par la pare-brise.

Biserka voulait savoir

Trois personnes, trois destins différents. Petrovic est le seul à laisser la vie dans l'accident. Klara Szalantzy est la moins touchée. Elle passera une semaine à l'hôpital, mais sans garder de séquelles graves. Hilal Edebal est entre la vie et la mort. Plusieurs semaines de coma, au cours desquelles son sort reste incertain. "Même si elle se réveille, personne ne peut dire si elle pourra avoir une vie normale", alertent les médecins devant ses parents. Elle va s'en sortir. Mais elle ne garde aucun souvenir de l'accident, ni même d'être montée dans la voiture. Elle est incapable de savoir pourquoi elle était en Allemagne. Ses derniers éléments mémoriels se situent un mois avant, alors qu'elle était encore aux Etats-Unis.
En 2017, par l'entremise de la chaine turque TRT, Hilal a rencontré la maman de Drazen Petrovic pour la première fois. Biserka espérait entendre les derniers mots prononcés par son fils. Avait-il ri cet après-midi là ? De quoi avait-il parlé ? Quelle était son humeur ? Elle a besoin de savoir. Mais Hilal Edebal n'a pu lui être d'aucune aide. "Ce n'est pas grave, je suis juste heureuse de rencontrer la dernière personne qui a vu mon fils vivant", a-t-elle dit. "J'aimerais me souvenir de lui, j'adorais le basket, j'y jouais, il était un immense joueur, et je ne me souviens même pas de ces moments-là. Cette partie de mon cerveau a disparu", avoue Hilal Edebal.
Vingt-cinq ans après, Klara Szalantzy n'a jamais reparlé publiquement de l'accident. Mariée depuis 2001 à l'ancien footballeur allemand Oliver Bierhoff, elle a rapidement repris sa carrière de basketteuse et de mannequin. "On m'a dit qu'elle était venue me voir à l'hôpital quand j'étais dans le coma, explique Edebal. Puis nous nous sommes revues une ou deux fois après mon réveil, mais après ça, elle a disparu". Szalantzy a essayé de tourner la page. Mais il lui a fallu s'isoler, fuir le ressentiment de tout un peuple. "Drazen était une immense star en Croatie, tout le monde le pleurait, poursuit son ancienne amie. Certains sont même allés jusqu'à dire qu'elle avait voulu le tuer. Oui, c'était de sa faute, mais ils s'aimaient. Ils voulaient se marier. Elle me l'avait dit."

Kukoc a vu la Golf, alors il a compris

La triste nouvelle se répand vite. Le lendemain matin, les joueurs de la sélection croate se retrouvent au Café Amadeus, dont Petrovic, le Mozart du basket, était le propriétaire. Il y a là Stojko Vrankovic, le pivot des Celtics, son ami le plus proche. Aleksandar, le frère aîné de Drazen, est également présent. La terre vient de se dérober sous leurs pieds.
Toni Kukoc est à Chicago. La nouvelle étoile du basket croate vient d'arriver aux Etats-Unis pour entamer sa carrière en NBA, chez les Bulls de Michael Jordan, sur le point de signer leur premier "Threepeat". Il est à l'hôpital, pour une intervention mineure aux amygdales. A son réveil, il regarde la télé. Le son est coupé. Kukoc voit le visage de Petrovic sur l'écran et croit d'abord à une info transfert. Il sait que des rumeurs annonçaient un retour possible de Drazen en Europe. Puis il voit la Golf, concassée. Alors il comprend.
"Le plus grand regret de ma carrière, dira un jour Kukoc, c'est de ne jamais avoir joué en NBA avec lui. Je suis sûr qu'il serait resté là-bas quelques années de plus. Je rêvais de ce match entre les Bulls et les Nets. Connaissant Drazen, il aurait voulu me botter le cul". Il y a tant de lignes non écrites, tant de chapitres inachevés. A 28 ans, Petro n'était jamais monté aussi haut, mais il semblait capable de grimper davantage encore.
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Le retour triomphal à l'aéroport de Zagreb de Drazen Petrovic après la victoire en Coupe des champions en 1985.

Crédit: Getty Images

Et l'Europe découvrit Drazen

Pour tous, en Europe, il était donc Mozart. Un génie du jeu. Surclassé à 13 ans pour pouvoir jouer avec des plus grands que lui. Son tout premier coach, à Sibenik, parle de lui comme d'un "miracle." A 15 ans, il intègre l'équipe première. A 17, l'Europe le découvre vraiment. Le KK Sibenka atteint la finale de la Coupe Korac. Le club yougoslave s'incline contre le Limoges CSP, mais le talent de Petrovic éclate aux yeux de tous.
Après avoir effectué son service militaire, il quitte en 1984 le Sibenka, devenu trop petit pour lui et doit prendre la première grande décision de sa vie : rejoindre le Cibona Zagreb ou partir aux Etats-Unis, à l'Université de Notre-Dame, dont le coach, Digger Phelps, le drague ostensiblement depuis ses 15 ans. Finalement, il choisit de rester à la maison.
Sous le maillot du Cibona, Petrovic va écrire quelques-unes des plus grandes pages du basket européen. Le Cibona est sacré champion d'Europe deux fois de suite en 1985 et 1986. Sa deuxième saison est une des plus époustouflantes de tous les temps. En championnat de Yougoslavie, contre Ljubljana, contraint d'aligner une équipe de jeunes, il inscrit 112 points.
Mais c'est bien en Coupe des champions qu'il scintille le plus : 51 points contre Limoges, 45 points contre Kaunas, 44 contre le Maccabi Tel-Aviv et un match délirant à 47 points et 25 passes contre Milan. Au printemps 1986, la finale oppose le Cibona et Petrovic au Kaunas d'Arvydas Sabonis, l'autre géant du Vieux Continent. Le match déçoit, Sabonis est exclu pour un coup de poing et le meneur yougoslave ne marque "que" 22 points. Mais Zagreb conserve son titre. Comme des rock stars, sur le chemin du retour, les joueurs du Cibona s'arrêtent dans une quinzaine de villes yougoslaves pour fêter ce doublé. A 21 ans, Petrovic est un dieu dans son pays.

Petrovic 62 – Schmidt 44

La suite sera moins flamboyante. Le Cibona est éclipsé par le Partizan Belgrade de Vlade Divac et Sasha Djordjevic, et le Jugoplastika Split de Toni Kukoc et Dino Radja. La plus extraordinaire génération de joueurs yougoslaves de l'histoire est en train d'émerger. Elle propulsera le pays jusqu'au titre mondial en 1990. Mais avec la guerre et la dislocation de la Yougoslavie, ces jeunes gens deviendront bientôt des étrangers les uns pour les autres. Au propre comme au figuré.
La carrière européenne de Drazen Petrovic s'achève au Real Madrid. Il n'y reste qu'une saison. Là-bas, pour sa première expérience à l'étranger, il n'est pas heureux. Isolé du reste du groupe, il peine à s'intégrer. La faute, notamment, à un vieux contentieux : quatre ans plus tôt, lors d'un match entre le Cibona et le Real, Petrovic avait craché au visage de Fernando Martin. La star du Real n'a pas oublié.
De cette année, reste quand même une victoire en Coupe des coupes, à l'issue de ce qui est peut-être le plus extraordinaire match jamais joué sur le sol européen. Le 14 mars 1989, à Athènes, le Real de Petrovic affronte le Caserte du Brésilien Oscar Schmidt. Le duel entre les deux scoreurs fous atteint des sommets. Schmidt claque 44 points, mais Petrovic en inscrit... 62. 62 points dans une finale européenne...
Reste que dans sa tête, l'artiste yougoslave n'est déjà plus là. Il rêve d'Amérique. Au cours de sa saison avec le Real, lors des entraînements, il ne shoote à trois points qu'à la distance NBA, ce qui rend fou son coach. Mais s'il est une icône en Europe, Petrovic n'est personne aux Etats-Unis. A l'époque, la Ligue américaine ne s'est pas encore ouverte aux étrangers. Il y a bien eu quelques pionniers, comme le Bulgare Georgi Glouchkov, en 1985. Un bide. Malgré ses titres de gloire et sa réputation, personne ne retient vraiment son souffle quand Petrovic finit par débarquer en NBA à l'automne 1989.
Soyons réalistes : on parle d'un gars qui tournait à sept points par match
C'est un rookie de près de 25 ans qui arrive à Portland. Les Blazers jouent dans la cour des grands. Pour son malheur, Petrovic, capable d'occuper indifféremment les postes 1 et 2, est barré par les deux vedettes de l'équipe, Terry Porter et Clyde Drexler. Sous-utilisée par Rick Adelman, la star européenne devient un simple role player, chargé de shooter à trois points (à une époque où le tir primé n’est qu’une arme d’appoint). Le Yougo cire le banc. Lors de sa première année, Portland atteint les "Finals", mais il ne joue que douze minutes par match.
Son cas s'aggrave à l'été 1990. Alors qu'il revient du Mondial en Argentine auréolé de sa belle médaille d'or, Petrovic voit arriver dans l'Oregon Danny Ainge, en provenance de Sacramento. Un joueur au profil similaire au sien. Ainge devient le sixième homme des Blazers, Petro le douzième homme du roster. Mozart s'est mué en coupeur de citrons. Il manifeste publiquement son insatisfaction dès le début de saison. Le recadrage de coach Adelman est sévère. Violent, même :
Je comprends que quelqu'un qui ne joue pas soit mécontent. Mais nous avons gagné nos six premiers matches et nous visons le titre. Soyons réalistes : on parle d'un gars qui tournait à sept points par match l'an dernier. Pas d'un All-Star. Il y a beaucoup de joueurs devant lui dans l'effectif. Je ne peux pas faire grand-chose pour lui et je n'ai pas à m'excuser.
De génie adulé de tous, Drazen Petrovic est devenu un anonyme parmi des dizaines d'autres dans cette Ligue qui parait trop grande pour lui. On lui reproche de ne pas défendre assez, ce qui n'était pas faux. Lui est convaincu de subir le mépris des Américains pour le basket européen, ce qui était vrai. Aux yeux de la NBA, ses colossaux exploits à Sibenik, Zagreb ou Madrid n'existaient pas, en dehors de quelques rares techniciens à l'esprit curieux.
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Sous le maillot des Blazers, à son arrivée en NBA. Pas sa période la plus épanouie...

Crédit: Getty Images

Le bourreau de travail

Beaucoup auraient craqué et seraient repartis sur un constat d'échec. Mais Drazen Petrovic n'était pas seulement un esthète du jeu, un magicien du ballon. C'était, aussi, un monstre de travail. Une dimension plus méconnue du personnage. "C'était un ermite du basket, explique Kenny Grant, qui fut son agent. Il n'avait pas beaucoup de vie sociale en dehors du terrain à l'époque. Il voulait réussir en NBA et il consacrait tout son temps et son énergie à ça."
Danny Ainge a raconté à ESPN une anecdote qui en dit long : un jour, après le déjeuner, les deux hommes retournent à l'appartement de Petrovic. Il y avait eu entraînement le matin, un autre était programmé l'après-midi. Ainge s'installe sur le canapé et, digestion aidant, s'endort. Quand il se réveille, il voit Petrovic en sueur en train de pédaler à pleine vitesse sur son home-trainer. "Il avait une telle passion, il était prêt à en faire dix fois plus que les autres", assure l'ancien Celtic.
Peut-être parce que, dès le début, il lui a fallu se battre. Né avec une hanche déformée, il a marché normalement sur le tard. Même adulte, il conservait parfois cette allure de canard. A 10 ans, un souffle cardiaque est détecté. Très tôt, le jeune Drazen a donc été confronté à l'adversité. Ce n'est pas Adelman qui l'arrêterait.
En janvier 1991, il obtient gain de cause : Portland le trade à New Jersey. "Une énorme connerie", regrettera Drexler. Petrovic n'a encore que 26 ans. Pas trop tard pour prouver ce qu'il vaut vraiment. Les premiers mois ne sont pas roses, d'autant que sa petite amie vient de le quitter après six ans de vie commune et que la désintégration de la Yougoslavie l'éloigne de certains amis proches comme Divac. Mais il s'accroche encore. On lui promet une place de titulaire la saison suivante. Promesse tenue.
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Duel face à Magic Johnson, après l'arrivée de Drazen Petrovic aux Nets.

Crédit: Getty Images

Nets : explosion et frustations

Transformé physiquement (pour la première fois, il travaille le haut du corps avec le préparateur physique des Nets), il progresse aussi défensivement. Mais c'est surtout sa palette offensive qui enchante la banlieue new yorkaise. Les mains enfin libres, il donne sa pleine mesure et boucle la saison 1991-92 avec plus de 20 points de moyenne par match. Les Nets retournent même en playoffs pour la première fois depuis six ans. A l'été, ses performances hissent la Croatie jusqu'en finale des Jeux de Barcelone. La Dream Team est beaucoup trop forte, mais Petrovic a bien changé de dimension.
Son ultime saison sera la plus aboutie de toutes. Il augmente encore ses stats (22,3 points par match) et devient l'idole de Meadowlands. Sa créativité (ah ses passes aveugles...) mais aussi son charisme et son leadership font l'unanimité. Petrovic adore le trash-talk (ses accrochages avec Reggie Miller, Vernon Maxwell ou John Starks sont restés fameux) et les Américains, les New Yorkais encore plus, aiment ça. Il est devenu le patron de son équipe, comme il le rêvait. La star.
Cette campagne 1992-93 n'est pourtant pas dénuée de frustrations. Collectives, car les Nets s'arrêtent à nouveau au premier tour des playoffs contre Cleveland (défaite 3-2), et plus encore individuelles. S'il est le premier joueur non-américain retenu dans la "All-NBA Third Team", soit le troisième meilleur cinq de la saison, Petrovic a été snobé lors du All Star Game en février. Il était pourtant en pleine bourre. Fin janvier, il avait signé son record en carrière : 44 points. Suivi d'un autre carton contre Seattle quelques jours plus tard. Mais ça n'avait pas suffi. Même devenu un joueur majeur, on lui déniait la carte du club. Sur les quinze meilleurs scoreurs de la NBA, il est le seul à ne pas être sélectionné.
"C'était une blessure pour lui, et il est persuadé que s'il avait été américain et non croate, il aurait joué le All Star Game", a confié Mario Miocic au New York Times en 2003. Cette vexation, car c'en était une, doublée de renégociations compliquées avec les Nets, l'incitent à envisager de quitter la NBA à l'été 1993. "Je n'ai plus rien à prouver ici", lâche-t-il sur NBC après l'élimination face à Cleveland. Serait-il rentré en Europe ? Le début de son aventure avec Klara Szalantzy peut le laisser penser. D'autres, comme Kukoc, sont donc convaincus du contraire. Sur ce point, Petrovic a emporté sa part de mystère avec lui.
Il n'est peut-être pas le meilleur joueur européen de l'histoire de la NBA, mais il est sûrement le plus important
Il aura en tout cas été un pionnier. Certes, il n'a pas été le premier joueur européen en NBA. Mais il est le premier à s'être imposé comme l'incontestable leader de sa franchise. "Il n'est peut-être pas le meilleur joueur européen de l'histoire de la NBA, car ce qu'a accompli Nowitzki est énorme, mais il est sûrement le plus important", juge Neven Spahija, son ami d'enfance et ex-sélectionneur de la Croatie au début des années 2000. Parce qu'il a ouvert des portes, il y eut bien un avant et un après Petrovic.
S'il est déplorable qu'il soit mort si tôt, on peut aussi regretter qu'il ne soit pas né plus tard. Dans le jeu NBA tel qu'il est pratiqué aujourd'hui, Drazen Petrovic aurait fait des merveilles, lui le shooteur soyeux. Rick Carlisle, qui l'a connu aux Nets, est en convaincu : "il a été le premier joueur à tirer à trois points deux ou trois mètres derrière la ligne. Peu de joueurs shootaient en première intention, contrairement à aujourd'hui. Lui adorait ça. Et en sortie d'écran, il était impérial. De nos jours, il mettrait quatre ou cinq paniers à trois points par match".
Shooteur à la mécanique parfaite, Petrovic a fini sa carrière NBA à 43,7% de réussite à trois points. Le troisième meilleur pourcentage de l'histoire. Danny Ainge, autre grand artilleur devant l'éternel, se souvient de leurs joutes amicales lors de leur brève période commune à Portland : 50 tirs à trois points enchainés, en "catch and shoot". "Sur une douzaine de parties, j'en ai peut-être gagné trois, sourit Ainge. Si je n'en rentrais pas 44 ou 45, je n'avais aucune chance de le battre."
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Barcelone 1992 : Drazen Petrovic contre Michael Jordan. La Croatie atteindra la finale.

Crédit: Getty Images

Tout ce qui aurait pu être, tout ce qui n'a pas été

Le joueur est irremplaçable. Il y avait du Pete Maravich en lui et du Steph Curry avant l'heure. Mais l'homme manque au moins autant à ceux qui l'ont connu. Comme Kenny Anderson. "Je regrette de ne pas l'avoir croisé plus longtemps, dit l'ancien meneur des Nets. J'aurais voulu qu'il me parle plus de son pays. J'essaie de garder son nom vivant. Mais ça me tue de penser depuis toutes ces années à tout ce qui aurait pu être, et à tout ce qui n'a pas été."
La perte fut plus grande encore pour ses plus proches amis, comme Neven Spahija, qui ne manque pas de rappeler que son pote était aussi un boute-en-train, jamais avare d'une blague. Comme celle-ci : un jour, Vrankovic est de passage à Meadowlands. Petrovic donne un papier à Rick Carlisle avec quelques mots en serbo-croate, que l'assistant-coach des Nets, curieux de tout, était désireux de découvrir. "Tiens, va lui dire ça, ça lui fera plaisir." Carlisle s'exécute. Tout content de lui, il bredouille ce qui est écrit et, sans comprendre, dit au pivot de 2,18m : "mais pourquoi es-tu aussi grand ?" Vrankovic croit qu'il se fout de lui. Les deux se retournent et voient Petrovic se gondoler.
C'est ce joueur-là et cet homme-ci que tout le monde pleure le 11 juin 1993 à Zagreb. Parmi la gigantesque foule de 250 000 personnes réunie le jour de ses obsèques, ses anciens coéquipiers croates. Chemise blanche, pantalon, cravate et lunettes noires, tous sont habillés de la même façon. Ce sont eux qui portent le cercueil. Toni Kukoc ne desserre pas les dents. Stojko Vrankovic, inconsolable, est secoué de sanglots. Il faut que Dino Radja le soutienne pour qu'il ne s'écroule pas. Le président croate, Franjo Tudjman, est là lui aussi, tout comme la quasi-intégralité du gouvernement. Ce ne sont pas des funérailles nationales, mais ça y ressemble.
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La douleur suprême, le jour des obsèques. A gauche, Stojko Vrankovic, main gauche sur le cercueil et bras droit autour de l'épaule de Dino Radja. Tous en larmes.

Crédit: From Official Website

Je savais que c'était une star dans son pays, mais il fallait le voir pour le croire
Dans la cathédrale, ils sont nombreux à se succéder pour prendre la parole. Parmi eux, Miro Juric, un jeune basketteur de Sibenik, là où tout avait commencé pour Petrovic. "Nous connaissons la guerre (en Croatie, elle s'arrêtera seulement en 1995), mais aucune grenade tombée sur Sibenik ne nous a choqué autant que l'annonce de ta mort," lance-t-il.
Les Nets sont représentés par Willis Reed, leur vice-président, et plusieurs joueurs, dont le pivot Chris Dudley, qui mesure ce jour-là ce que Drazen Petrovic incarnait aux yeux des Croates : "je savais que c'était une star dans son pays, mais il fallait le voir pour le croire. Sa mort était une tragédie nationale, et ça m'avait bouleversé de voir ça."
Doug Lee n'était pas à l'enterrement. Le "journeyman" américain avait brièvement été le coéquipier de Petrovic aux Nets en 1993 mais ils avaient eu le temps de sympathiser. L'été suivant, deux mois après la mort de Mozart, il signait au... Cibona Zagreb. Une expérience presque mystique. "Les gens m'approchaient dans la rue, ils m'embrassaient, me prenaient dans leurs bras, juste parce que j'avais joué avec Drazen et que nous étions amis. C'était fou", a-t-il confié à Sports Illustrated.
Le temps estompe à peine l'héritage. Dario Saric, né à Sibenik un an après la mort de Petrovic, assure avoir débuté le basket "parce que mes parents m'ont parlé de Drazen." Au-delà de son impact sur le basket croate, il a jeté un pont entre la NBA et l'Europe. Pour mesurer son influence, on peut aussi se tourner vers Dirk Nowitzki. Il est allemand. Il n'a jamais joué avec Petrovic. Mais, dit-il, "le plus grand compliment que j'ai reçu, je le dois à la maman de Drazen. Un jour, elle m'a dit que je lui rappelais son fils. Il n'y a pas de plus grand honneur pour moi." Comme les autres, Nowitzki est un enfant de Mozart.
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La statue de Drazen Petrovic trône devant la salle du Cibona Zagreb, qui porte également son nom : le Dražen Petrović Basketball Hall.

Crédit: Eurosport

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