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Pollentier : le crapaud, la poire et la tragi-comédie de l'Alpe

Laurent Vergne

Mis à jour 09/07/2020 à 08:31 GMT+2

LES GRANDS RECITS - Le 16 juillet 1978, Michel Pollentier signe un double coup de maître sur les pentes prestigieuses de l'Alpe-d'Huez : vainqueur de l'étape, le Belge endosse également le maillot jaune. Il ne le portera jamais. Quelques heures plus tard, démasqué, honteux et ridicule, Pollentier était exclu du Tour de France comme un malpropre.

Michel Pollentier - Grand Récit.

Crédit: Eurosport

Les Grands Récits repartent pour une troisième saison. Nouvelle année, et nouvelle thématique pour votre rendez-vous du mardi. Ces prochaines semaines seront consacrées aux grandes controverses et aux grands scandales de l'histoire du sport. Dans ce troisième épisode, une sombre page d'histoire : en 1978, pour la première fois, un maillot jaune est banni du Tour de France.

Michel Pollentier vient d'arriver. Anonyme parmi d'autres. Ce 15 juillet 1979, le Belge a coupé la ligne d'arrivée en 54e position à l'Alpe-d'Huez. 13 minutes et 34 secondes après le vainqueur, Joaquim Agostinho. Bernard Hinault, qui n'a eu qu'à contrôler son dauphin Joop Zoetemelk, est déjà redescendu du podium avec son maillot jaune sur le dos quand Pollentier en termine.
Il y a un an moins un jour, le 16 juillet 1978, c'est pourtant lui, Pollentier, qui trônait tout en haut et tout en jaune au même endroit. Coup double magistral : victoire de prestige et prise de pouvoir. C'était son jour de gloire. Son heure, plutôt. Le soir-même, l'éphémère roi serait déchu. Déchu et, en prime, ridicule. La double peine de la destitution la plus rapide et la plus croquignolesque de l'histoire de la Grande Boucle.
"Je ne reviendrai plus jamais sur le Tour", avait promis le Flamand en partant la queue entre les jambes et la poire sous l'aisselle. Dernière fanfaronnade, non suivie d'effets. On ne se passe pas du Tour, même quand il vous a tout pris. Pollentier est donc revenu en 1979 pour partir là où douze mois plus tôt, tout avait commencé et tout s'était achevé pour lui. Mais cette fois, personne ne l'a remarqué.
Qui sait, peut-être est-il parti pour ne pas célébrer son sinistre anniversaire. Le Tour a la folie des grandeurs et des hauteurs : lors de cette édition 1979, il impose aux coureurs deux arrivées consécutives à l'Alpe-d'Huez. Le 16 juillet, Michel, pile un an après "l'affaire Pollentier", aurait dû se farcir à nouveau les 21 virages et les souvenirs qui vont avec. Il n'en avait plus les jambes et pas davantage le cœur.
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Michel Pollentier dans son style caractéristique, lors du Tour de Suisse 1978.

Crédit: Getty Images

Michel et Freddy

Drôle de personnage. Drôle de coureur. Quand il signe son premier contrat pro, en 1973, Briek Schotte, le manager de l'équipe Flandria, dira de lui au soigneur Jeff d'Hont : "on vient de signer un gars bizarre." Dans un documentaire que Belga Sport lui a consacré en 2013, Michel Pollentier était revenu sur cette défiance initiale : "Briek ne me voulait pas, il avait assez de coureurs et il ne croyait pas en moi."
Le natif de Dixmude a 22 ans quand Flandria le recrute. Il a percé sur le tard chez les jeunes, trois années plus tôt. Il explose, même. C'est là, au début des naissantes années 70, qu'il envisage de faire de sa passion un métier. L'idée ne plait pas à son père. Pour lui, on ne gagne pas sa vie sur un vélo. Michel commence alors à travailler comme garagiste. Mais rien, pas même les paternelles réticences, ne pourront l'empêcher d'effectuer le grand saut.
Chez Flandria, Pollentier rejoint celui qui deviendra son alter ego, son complice et son meilleur ami : Freddy Maertens. Les deux compatriotes sont tous les deux nés un 13 février. En 1951 pour Michel, un an plus tard pour le grand Freddy. Des presque jumeaux indissociables, sur la route comme en dehors. Maertens est la star. Il a les yeux bleus, prend la lumière. Pollentier, crâne dégarni dès la vingtaine, reste dans l'ombre. Michel se sacrifie pour Freddy. Mais, chacun à sa place, ce duo fait des merveilles. "J'ai fini 2e de la première course qu'il a gagnée, se souvient Pollentier. On est devenu inséparables. Je faisais le boulot, il faisait le sprint. On était l'équipe parfaite."
1976 : Quand Michel Pollentier fait boire le champagne à Freddy Maertens après un succès d'étape sur le Tour.
Il est belge, petit, chauve, chausse du 46 et pédale de travers
L'ainé des deux Flamands prend la gloire par bribes et par ricochet. Il pédale moins vite que Maertens et, en prime, de travers. On dit de lui qu'il est un des coureurs les plus laids à voir sur un vélo. Un style unique. Tant mieux, d'ailleurs. Aplati sur sa machine. Un déhanchement bizarre. Le dos qui dodeline. Les coudes et les genoux vers l'extérieur, toujours. Ou, selon la formule de Jean De Gribaldy, alias "le Vicomte", qui fut son directeur sportif pendant trois ans chez Flandria : "il est belge, petit, chauve, chausse du 46 et pédale de travers."
Au fil des saisons, Pollentier hérite de surnoms peu enviables. Cuisses de mouche. Le crapaud. Quasimodo. Ou, plus cruel encore, celui dont l'affublera Bernard Hinault : "Pollentier le Polio". Il aurait fait passer Chris Froome pour un modèle de classicisme. Lors de son triomphe à l'Alpe, en 1978, avant la brutale chute, Daniel Pautrat, au micro sur TF1, ne pourra s'empêcher de se référer à l'allure disgracieuse du Belge. Même dans l'hommage, le dénigrement n'était jamais loin : "Regardez comment il se bat Pollentier ! Un courage énorme. C'est l'un des coureurs les moins beaux à voir à vélo, mais certainement l'un des plus courageux."
Il n'y met pas du sien, non plus. Il est de ceux qui s'excusent toujours d'être là. Comme lors de son premier coup d'éclat, sur le Tour de France 1974. A 23 ans, Pollentier termine à une prometteuse 7e place à Paris. Surtout, la veille de l'arrivée, il commet un crime de lèse-majesté en dominant le dernier contre-la-montre autour d'Orléans, devant un certain Eddy Merckx. Ce dernier s'apprête à remporter le lendemain son 5e Tour, égalant Anquetil, et n'en fait pas un drame. Mais on le sent vexé. "Pollentier ? C'est un jeune qui a du talent", lâche quand même le patron devant les caméras.

1978, un Tour à prendre

L'effronté, lui, ne bombe pas le torse. Il reste à sa place, même si on imagine l'impact pour un jeune Belge de mater la légende Merckx, figure si tutélaire. On lui demande s'il est le nouveau Merckx. Pollentier manque de s'étrangler. "Non, non, non !, conteste-t-il. C'est Freddy Maertens ! Il est l'homme qui va arriver après Merckx." Dans l'ombre, toujours. Ne pas en sortir, surtout. Briek Schotte, qui n'aurait pas misé une demi-roue sur lui, ouvre pourtant les yeux. "On a un vrai coureur, un futur leader pour notre équipe", glisse-t-il à Jeff d'Hont après ce coup d'éclat orléanais. La suite ne lui donnera pas tort.
Pollentier va cesser d'être le toutou de Maertens. Quand on lâche la laisse, il montre à son tour les crocs. Redoutable rouleur, bon grimpeur, solide puncheur, le crapaud bave tout-terrain. A nouveau 7e du Tour en 1976, il connait la consécration au printemps suivant en remportant le Giro devant la meute des Italiens menée par Francesco Moser et Gianbattista Baronchelli. Ce maillot rose lui confère une dimension nouvelle et, beaucoup le pressentent, 1978 sera son année. Quand le Belge gagne le Dauphiné, ou le survole, plus exactement, il n'est plus possible de ne pas le considérer comme un très sérieux candidat au maillot jaune.
C'est un Tour à prendre. Un Tour sans Merckx. S'il n'avait plus triomphé à Paris depuis 1975, le Cannibale demeurait la référence et, pour le peloton, le point d'ancrage. Mais en mai 1978, à bientôt 33 ans, le plus grand champion de l'Histoire tire sa révérence. "Je voulais disputer une dernière fois le Tour, comme une apothéose, mais je ne peux plus me préparer. Après avoir consulté mes médecins, j'ai décidé d'arrêter la compétition", explique-t-il lors d'une conférence de presse à Bruxelles. Merckx out, Bernard Thevenet, le tenant du titre, est à peine plus présent. Absent pendant des mois, il s'aligne certes au départ de Leiden mais on le sait condamné à la figuration. Il abandonnera lors de la 11e étape.
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Les deux Bernard, Thévenet et Hinault, lors de la 6e étape du Tour 1978. Le premier perdra vite son sourire, le second l'aura jusqu'au bout.

Crédit: Getty Images

Hinault était "sûr de gagner"

Cette 65e édition a tout du choc générationnel. D'un côté, la meute des anciens. Lucien Van Impe, seul ancien vainqueur au départ. Joaquim Agostinho, le grimpeur portugais à l'allure aussi atypique que Pollentier, "épais comme un rhinocéros" comme disait de lui Pierre Chany. Joop Zoetemelk, plus poulidorien que Poulidor lui-même. Sans jamais gagner, le Néerlandais a déjà fini à six reprises dans le Top 5 à Paris, dont trois deuxièmes places. Ou encore son compatriote Hennie Kuiper, dauphin de Thévenet en 1977. Tous ont dépassé la trentaine ou s'apprêtent à l'atteindre, comme Kuiper.
Face à eux, un jeune loup dont tout le monde parle déjà. Certains l'annoncent comme le nouveau Merckx. Il est brun, ténébreux, charmeur, charismatique, insupportable, français et, plus important encore, breton. Il a 23 ans et s'appelle Bernard Hinault.
Chaperonné par Cyrille Guimard, lui-même plus jeune que la plupart des adversaires de son poulain, Hinault n'a pas envie d'attendre. "Je ne venais pas pour amuser la galerie, nous avait-il confié en 2008 pour les trente ans du début de sa mandature juilletiste. Je venais pour gagner, et d'ailleurs, avec Cyrille, on l'avait annoncé dès l'année d'avant. J'avais déjà gagné la Vuelta, je me sentais prêt pour le Tour. Je dirais même que j'étais sûr de le gagner." Ah, le Blaireau...

Flandria, l'aigle à trois têtes

Pollentier, lui, n'a rien annoncé. Pas son genre. A 27 piges, il oscille entre le jeune impétueux d'Yffiniac et la vieille garde. Toujours à chercher sa place. Y compris, peut-être, au sein de sa propre équipe. La Flandria a une sacrée gueule sur le papier. On y trouve un tout jeune Irlandais de 22 ans, Sean Kelly, dont on reparlera. Une trouvaille, là encore, de De Gribaldy. Mais Flandria, c'est d'abord un aigle à trois têtes : Joaquim Agostinho, arrivé à l'intersaison, Freddy Maertens et Michel Pollentier. Même symbolique, la répartition des dossards demeure révélatrice. Maertens hérite du 91, celui du leader, Pollentier du 92, Agostinho du 93. Malgré ses triomphes au Giro ou sur le Dauphiné, "Cuisses de mouche" peine à en imposer dans sa propre maison.
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Freddy Maertens (regardant l'objectif) et Michel Pollentier à sa gauche, en 1978.

Crédit: Getty Images

A mi-Tour, Maertens a gagné son étape, Thévenet a disparu, le Belge Joseph Bruyère est au cœur de son long séjour en jaune (il portera le maillot neuf jours, jusqu'à... l'étape de l'Alpe d'Huez) mais au fond, cette cuvée 78 refuse encore de livrer ses secrets. Au Pla d'Adet, Hinault et Pollentier, arrivés ensemble juste derrière le vainqueur Manuel Martinez, ont fait cause commune. Mais tout reste encore à écrire.
Le lendemain, le premier très grand moment de ce Tour de France sera... l'absence de course. Furibard, le peloton décide de se mettre en grève. Les coureurs ne supportent plus les cadences infernales imposées par l'organisation. C'est un autre temps. Celui où une étape courte est celle qui ne franchit pas le seuil des 250 kilomètres. Où l'on inscrit au parcours un chrono par équipes de 153 bornes. Une norme qui, de nos jours, apparaît délirante. Les coureurs des 70's y sont rompus mais, même pour cette génération, trop, c'est trop.

La grève de Valence-D'agen

Ce 12 juillet au matin, le réveil a claironné à 5 heures dans les hôtels. Le départ de la première demi-étape du jour est prévu à 8 heures. La veille, le temps de redescendre du Pla d'Adet en télécabine, puis d'attendre que les bus soient prêts, les coureurs ont rejoint leur hôtel à 23 heures, sans repas et sans passer par la case massage. Alors, la colère gronde. Le peloton s'offre un train de cyclo-touriste entre Tarbes et Valence-d'Agen. Là-bas, à 5 mètres de la ligne d'arrivée, tout le monde met pied à terre. Image rarissime, un brin surréaliste. Dans le documentaire de Belga, Bernard Hinault raconte :
Tous les anciens sont là : 'ce n'est pas normal, on n'a pas dormi, tout le monde est fatigué'. Puis quand on est arrivé tout près de la ligne d'arrivée, on m'a dit 'toi tu es le champion de France, donc tu vas nous représenter, parce que c'est le Tour de France'. J'ai dit 'OK, d'accord, on va y aller'. Là, le maire nous a dit 'il faut passer la ligne à vélo'. Je lui ai répondu 'jamais, on la passera à pied'. Et c'est comme ça qu'on devient le patron du peloton. En défendant la profession.
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Bernard Hinault en fer de lance de la protestation des coureurs à Valence-d'Agen en 1978 sur le Tour de France.

Crédit: Getty Images

Mains dans le dos, menton haut, regard noir et fier, Hinault se délecte devant les photographes de cette position de meneur qui lui sied à merveille. A ses côtés, tous les ténors sont là, à commencer par la colonie belge : Bruyère en jaune, Maertens en vert, Pollentier à pois. Mais l'image qui restera, c'est bien celle de Hinault en bleu, blanc, rouge. Sa réputation de figure centrale du peloton s'est forgée là, dans les rues de Valence-d'Agen.
Il n'est en revanche pas encore l'homme fort de ce Tour. Dans le dur lors du chrono du Puy-de-Dôme, le Blaireau mate Kelly et Maertens au sprint et à l'orgueil le lendemain. Avant le grand rendez-vous de l'Alpe d'Huez, Joseph Bruyère est un maillot jaune en sursis. L'Alpe sera sa montée aux enfers. Zoetemelk pointe à 1'03", Hinault à 1'50", Pollentier à 2'38". Les autres sont hors-jeu pour la gagne.

Le droit de rêver

Dimanche 16 juillet. La chaleur écrase les Alpes et l'Alpe. Michel Pollentier porte l'estocade dans l'avant-dernière ascension, le Luitel, un col à son image car sous-estimé. Il y avait déjà éparpillé tout le monde sur le Dauphiné. Son audace trouve aussi sa récompense dans le jeu de dupes auxquels se livrent Hinault, Zoetemelk et Kuiper. Personne ne veut assumer la poursuite derrière le crapaud.
Dans la vallée, entre Séchilienne et Livet, Pollentier a pris 2'30" à ses poursuivants en un peu plus de cinq kilomètres ! Louis Caput a demandé à Zoetemelk de ne pas rouler, craignant un contre de Hinault dans l'Alpe. Guimard a ordonné la même chose à son poulain, au prétexte que Zoetemelk était devant lui au général. Le grand bluff. Résultat, à la sortie du Bourg d'Oisans, à l'entame des 21 lacets de supplice, Pollentier dispose ainsi d'une marge supérieure à trois minutes.
Plus de traviole que jamais, la souffrance accentuant son allure disgracieuse, le Belge tient bon dans la montée finale, malgré un petit coup de pompe. "Il a bien géré son mauvais passage à 3-4 km de l'arrivée. Il finit fort. Je pense que Pollentier va avoir le maillot jaune", prédit au micro Raymond Poulidor, consultant sur TF1. L'ex-quadragêneur, jeune retraité, a le coup d'œil. Mais chaque seconde vaut de l'or. Alors Pollentier donne tout jusqu'au bout et lève à peine le bras gauche en signe de victoire.
Maintenant, l'homme fort de Flandria doit attendre. Les comptes d'apothicaire commencent. Il préserve 37 secondes sur Kuiper, 45 sur Hinault et repousse Zoetemelk à 1'18". Par le jeu des bonifications, Michel Pollentier hérite du maillot jaune. Le nouveau trio majeur se tient dans un mouchoir : Zoetemelk à 4 secondes, Hinault à 14. Suspense royal. Deux étapes peuvent encore peser : celle de Morzine, avec six cols au menu et Joux-Plane en juge de paix, puis le dernier contre-la-montre de 72 kilomètres entre Metz et Nancy. A minima, Pollentier a gagné le droit de rêver. De savourer, aussi. La journée de repos s'annonce. Il va la passer en jaune.

L'empêcheur de pisser en rond

Hinault, lui, accuse le coup, même s'il tente de donner le change juste après son arrivée. "Aujourd'hui, lance le Breton encore essoufflé, je fais jeu égal avec Kuiper et Zoetemelk, ça prouve que je n'étais pas ridicule l'autre jour dans le Puy-de-Dôme. C'était juste un jour sans." Cela n'en reste pas moins un échec pour lui. A l'Alpe, il voulait frapper un grand coup. Prendre le pouvoir. Pollentier lui a volé la vedette, la victoire et le maillot. Ça fait beaucoup. "Je pensais qu'il allait peut-être s'écrouler mais aujourd'hui, il était dans un grand jour. Tant mieux pour lui", bougonne le leader des Renault.
Michel Pollentier n'a plus qu'à se soumettre au contrôle antidopage avant d'aller sabrer le champagne. Le Flamand se présente à la petite caravane située près de la ligne d'arrivée, où deux hommes sont en charge du contrôle : l'Italien Renaldo Sacconi, pour l'UCI, et le Docteur Alain Calvez, dirigeant du comité Atlantique-Anjou, représentant la FFC.
L'endroit est exigu. A l'entrée, une mini-salle d'attente. A gauche de celle-ci, la table de l'inspecteur et, au fond, une armoire et le lavabo. Pollentier entre, prend ses flacons et va se coller dos à l'armoire. Il n'en faut pas plus pour éveiller un début de suspicion chez Alain Calvez. Le médecin français, zélé et scrupuleux, sera l'empêcheur de pisser en rond.
Pour que le stratagème fonctionne, le fraudeur a besoin d'inattention, tout en prenant son air le plus naturel. Le système est rudimentaire mais efficace : une poire est fixée sous le creux de l'aisselle du coureur. Un petit tuyau glisse ensuite le long du dos et atterrit dans le cuissard. A l'intérieur, l'urine d'un tiers. Il suffit d'une pression sur la poire pour remplir le flacon.
Dans son autobiographie, parue en 2012, Freddy Maertens livrera les petits secrets de l'arnaque : "Michel s'est servi dans la trousse de soins. On avait des préservatifs, quelques grosses seringues, des pipettes et des bandes adhésives. C'est avec ce matériel qu'on contournait les contrôles." Voilà pourquoi le maillot jaune, au prétexte de se changer, a demandé à regagner son hôtel avant de satisfaire au contrôle.
Je tombe sur le tuyau, alors j'ai tiré dessus, j'ai reçu toute l'urine sur mon pantalon
Un quart d'heure après son entrée dans la caravane, Michel Pollentier n'a toujours pas accompli son devoir. "Il me dit 'je n'y arrive pas c'est l'émotion, j'ai gagné l'étape'", témoigne le Dr Calvez dans le documentaire de Belga. Débarque alors Fred De Bruyne, le directeur sportif de Flandria. A-t-il flairé un problème ? Est-il inquiet devant les minutes qui défilent ? Toujours est-il qu'il commence à discuter avec Alain Calvez. "Son rôle, c'était de m'éloigner, reprend le médecin. Pollentier se serait servi de son appareil. Il aurait rempli le flacon à ras bord, et je n'aurais rien vu. Mais moi, j'ai un principe, c'est moi qui fais le prélèvement. Donc tant qu'il n'a pas uriné, je ne bouge pas. Alors je reste là et j'attends."
Les minutes passent. Les quarts d'heure aussi. La situation devient ubuesque. De Bruyne tente alors un coup de poker : "il a gagné l'étape, il est maillot jaune, il est tellement ému qu'il ne peut pas uriner. Pourquoi on ne ferait pas le contrôle à l'hôtel ? Il serait plus décontracté." Renaldo Sacconi semble prêt à accepter. Mais pas Alain Calvez, le rigoriste du règlement.
Michel Pollentier est là depuis une heure quand tout bascule. Alain Calvez raconte : "il avait le flacon, et qu'est-ce que je vois ? Le flacon qui se remplit, alors que je ne le voyais pas uriner. Je mets ma main, et nom de nom, je tombe sur le tuyau alors j'ai tiré dessus, j'ai reçu toute l'urine sur mon pantalon. Je le décolle (...), il était collé dans le dos et remontait sous l'aisselle. Il avait la poire sous l'aisselle, il n'y avait pas de système pour l'arrêter tant que ce n'était pas vide. Alors je lui arrache, je le mets sur la table de l'inspecteur en lui disant, voilà, il y a fraude."

Tartufferie

L'étape s'est achevée depuis deux heures et demie quand Pollentier et De Bruyne quittent la zone de contrôle. Une caméra traîne en chemin. Devant elle, dans un jeu de dupes absurde, les deux hommes assurent que "tout s'est passé normalement". Avec sa bonne tête de coupable, le maillot jaune en passe d'être déchu s'apprête à rentrer dans le tourbillon de la honte. La curée arrive.
L'information a filtré peu avant 20 heures dans la salle de presse, installée dans l'église Notre-Dame-des-Neiges de l'Alpe d'Huez. C'est la panique. En urgence, il faut traiter cette information surréaliste. Les papiers dithyrambiques sur le vainqueur du jour tombent à l'eau. La nouvelle est annoncée en direct dans le journal de 20 heures de TF1. La presse rapplique illico dans l'hôtel où logent les Flandria. Installé au fond de la salle à manger, polo rouge sur ses épaules voutées, Michel Pollentier parait avoir pris dix ans en deux heures.
Il commence pourtant par nier. La tartufferie continue. "Je m'étonne d'apprendre ma mésaventure par l'intermédiaire des journalistes", s'indigne-t-il. Puis une jeune femme s'approche, l'éloigne de la meute et le guide vers sa chambre. Le Belge est au bord des larmes. Quelques minutes plus tard, il reçoit dans sa chambre Noël Couedel, l'envoyé spécial de L'Equipe. Son maillot jaune, qu'il ne portera jamais en course, est posé là, négligemment, sur le lit. Mais il ne dévie pas de sa trajectoire de communication : "j'ai mis longtemps à uriner, mais le médecin ne m'a fait aucune remarque. J'ai signé les papiers habituels. Comment se fait-il qu'une heure après on découvre une fraude ? Ça, je ne le comprends pas..."

Deux poids deux mesures ?

Une fois démasqué, le Belge a effectivement uriné normalement. Le Dr Calvez a voulu suivre la procédure, jusqu'au bout, même si tout ceci n'avait plus grand sens. L'affaire est d'ailleurs vite réglée. Dans la soirée, le jury international des commissaires annonce l'exclusion de Michel Pollentier, condamné par l'application de l'article 24 bis du règlement UCI. Celui-ci stipule que "Les cas de fraude caractérisée seront punissables par des sanctions prévues au terme d'analyses positives et ceci sans possibilité d'appel". Sont également prévus par le même article :
. Une amende de 10000 francs
. Un déclassement à la dernière place du classement de l'étape
. Une pénalité de 10 minutes au classement général
. Une suspension automatique et immédiate de deux mois
Furieux, le Team Flandria menace de ne pas reprendre la course le mardi matin, au lendemain de la journée de repos. Elle repartira finalement, et Freddy Maertens ramènera son beau maillot vert à Paris.
Le lundi, Pollentier reconnait les faits, mais à demi-mots. Il évoque une "tentative de fraude" plus qu'une "fraude". Sa défense s'oriente autour d'une double ligne, entre pleurnicherie et complotisme. Pour résumer, c'est doublement injuste car :
1. Tout le monde (ou presque) fait pareil
2. Les organisateurs voulaient sa peau
Marcel Tinazzi, coéquipier de Pollentier chez Flandria, trouve qu'on emmerde un peu trop les coureurs. Il évoque son boulanger, qui, lui, "ne passe pas au contrôle antidoping le matin. Il est libre d'exercer sa profession comme II l'entend. Nous ne le sommes pas."
"Il faut regarder tous les autres, aussi, hein, assène quant à lui le furtif maillot jaune lors de la journée de repos. Le jour avant, un coureur d'une autre équipe, à Saint-Etienne, il a pissé sans docteur. Ça, ce n'est pas normal non plus, il y a deux poids deux mesures." Un quart de siècle plus tard, Pollentier dira : "C'était une autre époque. Je n'étais pas le seul à faire ça. Je ne dis pas que tout le monde le faisait, mais beaucoup de coureurs avaient leur système".
Sur ce point, il a sans doute raison. La pratique était répandue. A l'instar des Festina vingt ans après, le fait d'être pris la main dans le pot de confiture est donc vécu par les contrevenants comme une injustice. "Pourquoi moi ? Tricher n'est pas juste ? Peut-être. Mais se faire sanctionner est insupportable quand les autres ne le sont pas..." Par un curieux biais, le coupable devient à ses propres yeux une sorte de victime vis-à-vis des coupables non démasqués. Le problème majeur n'est alors pas de se doper mais de se faire prendre. Voilà, en gros, le raisonnement.
Gloires et déboires : Michel Pollentier range ses affaires dans sa valise dans sa chambre d'hôtel. Il vient d'être banni du Tour.

La poire sabotée

Quant au présumé complot, il viserait à tout faire pour consacrer le jeune Bernard Hinault à Paris. Dès le lundi, Pollentier s'avance à tâtons sur ce terrain : "Est-ce que c'est fait pour arranger Hinault ? Je ne peux pas le dire, d'autres disent ça... Mais je pense qu'on (les Belges) gagne trop. Maillot vert, maillot jaune, maillot de la montagne..." Le Docteur Calvez dément poliment mais fermement. "Je n'aurais pas fait quelque chose parce que c'était M.Pollentier et que c'était un belge. Ça, ce n'était pas mon problème. Moi, je fais mon travail."
Si complot contre Pollentier il y a eu, il est peut-être venu... de l'intérieur. Car le système utilisé par le Flamand lors du contrôle était défectueux. Voilà pourquoi il n'est pas parvenu à l'utiliser pendant plus d'une heure. La bonne poire, devenue mauvaise, avait été sabotée. Par qui ? On ne le saura jamais.
L'onde de choc, immense, éclabousse sérieusement l'épreuve. D'autant que, ce même jour, le Français Antoine Gutierrez, démasqué par Renaldo Sacconi, est lui aussi exclu pour les mêmes motifs, alors que sept coureurs sont disqualifiés pour avoir été poussés dans la montée de l'Alpe. Mais c'est bien la tornade Pollentier qui emporte tout. Pour la première fois (mais pas la dernière) un maillot jaune est exclu du Tour pour une histoire de dopage.
"S'il n'avait pas eu le maillot jaune, ça n'aurait pas eu le même impact. C'était la première fois que le maillot jaune se faisait prendre. Le maillot jaune positif ! Ou tricheur, plutôt," rappelle Bernard Hinault, avant de pointer la préméditation du geste. "Au départ, il n'a pas dû penser qu'il pouvait gagner l'étape. Pourquoi il est retourné à l'hôtel ? C'est pour monter tout son attirail." Un Hinault qui, comme il l'avouera en 2018 à nos confrères du Télégramme, avait à peine bronché en apprenant la nouvelle au dîner le dimanche soir : "Ça ne m'avait pas choqué plus que ça. Il dégage et on n'en parle plus !"
Une semaine plus tard, le Breton, ayant surclassé Zoetemelk dans le contre-la-montre décisif, parade pour la première fois en jaune sur les Champs-Elysées. Son règne vient de débuter. On ne saura jamais si Michel Pollentier, sans la tragi-comédie de l'Alpe, aurait remporté ce Tour. Il serait toujours, aujourd'hui encore, le dernier vainqueur belge de la Grande Boucle.
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Tour de France 1978 : Bernard Hinault fête à Paris sa 1re victoire sur le Tour de France. A droite, en vert, Freddy Maertens.

Crédit: Getty Images

Je sais que quand je mourrai, la presse ne parlera que de la poire
S'il se contentera d'une simple figuration par la suite sur le Tour, qu'il ne finira plus jamais, sa carrière connaîtra d'autres pages glorieuses. Deux podiums sur la Vuelta, notamment, et surtout une victoire dans le Tour des Flandres 1980. Le rêve absolu pour un coureur belge, a fortiori un flandrien. Ce jour-là, lorsqu'il régla au sprint Francesco Moser et Jan Raas, la poire de l'été 78 semblait loin. Même Hinault glisse son compliment dans le documentaire de Belga : "Ça fait partie des coureurs qui ont marqué une génération quand même. On ne peut pas dire le contraire."
Mais il n'est pas naïf, le crapaud. Il n'ignore pas que son maillot jaune sali à jamais lui collera à la peau pour toujours, comme il l'avait confié à La Dernière Heure en 2011 : "Je sais que quand je mourrai, la presse ne parlera que de la poire. Je suis marqué à jamais. Mais qu'importe. J'ai surmonté tout ça."
Son absence d'aigreur, palpable dans chacun de ses propos au fil des décennies, est peut-être sa plus grande victoire. Après sa retraite en 1984 (et des aveux enfin sans ambiguïté), il va s'éloigner du milieu professionnel. Le vélo, ce sera en amateur, en passionné, dans son club local. Puis, du maillot jaune au bleu de travail, il retourne, sinon à ses premières amours, à ses premières affaires : les bagnoles et les pneus. Prévoyant, il avait investi avant même la fin de sa carrière. Le cheveu plus ras mais à peine moins abondant que du temps de sa vie de champion, il bossera jusqu'à la retraite dans sa centrale de pneus de Nieuport, au bord de la Mer du Nord, entre Ostende et La Panne. Une terre de cyclisme.
Ni héros ni salaud, Pollentier a payé pour avoir été pris la main dans le sac. D'autres sont passés entre les mailles. Son histoire interroge au fond notre propre rapport au cyclisme en particulier et à la performance sportive en général, entre besoin d'admiration et indignation non dénuée d'une certaine hypocrisie. Plus que lui, plus qu'eux, et si c'était nous, les vrais coupables ?
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Michel Pollentier en 2018.

Crédit: Imago

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