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Symphonie inachevée et main du diable : Le rêve brisé de l'OM 1990

Laurent Vergne

Mis à jour 14/04/2020 à 19:28 GMT+2

LES GRANDS RECITS - Il y a trente ans, l'Olympique de Marseille émergeait sur la scène européenne. Porté par l'ambition dévorante de son président, un jeune entraîneur et une équipe aussi séduisante que talentueuse, le club phocéen rêve au printemps 1990 de remporter la Coupe d'Europe. Il va échouer aux portes de la finale. Ce sera la fameuse "main de Vata".

Benfica - OM : La main de Vata...

Crédit: Eurosport

Le monde du sport est à l'arrêt mais Les Grands Récits continuent. Suite de notre thématique consacrée aux grandes controverses et aux grands scandales de l'histoire du sport. Cette semaine, nous retournons trente ans en arrière. Presque jour pour jour. Après avoir atteint les demi-finales de la Coupe des champions, l'Olympique de Marseille voit ses rêves de finale brisés par son incapacité à tuer le match à l'aller, puis par une main devenue célèbre au retour.

MARADONA A MARSEILLE. Ce samedi 3 juin 1989, le titre barre la une du quotidien L'Equipe. Sans même un point d'interrogation. C'est une invraisemblable bombe. Diego Maradona est, à la fin de cette décennie 80, le plus grand joueur de la planète et plus encore l'immense star du football international. Le voir débarquer sur la Canebière aurait tout du tremblement de terre médiatico-sportif. L'Olympique de Marseille n'est encore personne sur la scène européenne et le Championnat de France est au mieux regardé par ses principaux voisins comme une anecdotique curiosité.
Le Pibe de Oro a des envies d'ailleurs. Dieu vivant et enjeu économique au moins autant que sportif dans la baie de Naples, où il a débarqué cinq ans plus tôt via un transfert record, il semble prêt à se laisser tenter par l'aventure phocéenne. Son agent contacte Michel Hidalgo, alors manager général de l'OM. L'ancien sélectionneur rencontre l'Argentin chez lui, à Naples. Diego imagine déjà sa villa à Cassis. Mais la fuite en une de L'Equipe va compliquer un dossier sulfureux, provoquer l'ire du président du Napoli Corrado Ferlaino et, au-delà, de la Camorra, dont l'ombre plane au-dessus du club campanien.
Parce que la rumeur est trop belle et que, même à l'état de rumeur, elle impose son club au centre du jeu, Bernard Tapie va faire mine d'y croire jusqu'au bout. Lorsque Marseille lance sa saison fin juillet à Lyon, son patron assure n'avoir pas totalement renoncé, comme il le souffle au micro de Canal + : "Maradona ? On veut faire venir les plus grands. Et il est un des plus grands si ce n'est le plus grand, alors on a très envie de le faire venir." En réalité, l'affaire est entendue depuis des semaines. Maradona ne viendra pas.
Maradona à Marseille !

Un double fantasme non assouvi

On ne saura jamais si, avec lui, Marseille se serait installé sur le toit de l'Europe dès le printemps 1990. Mais il lui aurait à coup sûr conféré un statut qui lui manquera cruellement à l'heure de braquer le coffre-fort de la C1. Redevenu roi de France pour la première fois depuis 17 ans, l'OM n'est encore qu'un "nain" au niveau européen, selon les mots d'Eric Di Meco, une des figures défensives de cette équipe.
Qualitativement au niveau, les Phocéens vont voir leur rêve brisé aux portes de la finale par une main, celle de l'attaquant du Benfica Lisbonne, Vata Matanu Garcia. La main du diable, en écho à "la main de Dieu" de... Diego Maradona quatre années auparavant, lors du quart de finale de Coupe du monde contre l'Angleterre, à Mexico. "On s'est fait enfler comme un nain d'Europe face à une équipe qui a un passé et une aura", martèle aujourd'hui encore Di Meco.
Cette saison, pour l'OM, c'est donc l'histoire d'un double fantasme non assouvi. La venue de Maradona à l'été, une finale de Coupe des champions envolée au printemps suivant. Trente ans plus tard, la blessure demeure vive. Même si les Marseillais ont atteint la finale puis touché le graal dans les années suivantes, la main de Vata reste en travers des gosiers. Peut-être aussi parce que, au-delà du sentiment d'injustice, cette équipe-là possédait un charme et une empreinte esthétique supérieurs à celles qui lui succéderont.
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Le Napoli de Diego Maradona face à la Juventus de Luigi De Agostini, le 17 avril 1988

Crédit: Getty Images

Ce que Tapie veut...

Car Maradona ou pas, Tapie a vendu du rêve au peuple de Marseille lors de ce mercato 1989. Le doublé Coupe-championnat a comblé d'aise le businessman, arrivé à la tête du club trois ans et demi plus tôt. Jamais à une ambition près, surtout si elle s'avère gigantesque, Tapie veut conquérir l'Europe. La "coupe avec les grandes oreilles", comme il aimait à le dire.
Cet horizon a pourtant quelque chose de démesuré à l'échelle d'un football français qui n'a jamais soulevé la moindre Coupe d'Europe et dont seulement trois représentants ont réussi, en plus de trois décennies, à atteindre les demi-finales de la plus prestigieuse d'entre elles : Reims, Saint-Etienne et Bordeaux. "Mais avec Tapie, nous confie Gérard Gili, jeune entraîneur de 37 ans alors installé sur le banc phocéen, il n'y avait pas de paliers. La saison 88-89 avait été exceptionnelle sur le plan national mais là, on passait à autre chose. L'équipe avait fait le doublé, on essayait de lui donner une dimension européenne et l'objectif était clair : il fallait aller au bout."
Si Bernard Tapie a sans doute bien des défauts, il possède une force de persuasion assez phénoménale, que Franck Sauzée résume d'une formule : "S'il vous lançait 'préparez vos piolets, demain matin, on va monter en haut de l'Everest, vous vous disiez, 'oui, pas de problème, on va le faire.'"
Juste avant la malheureuse finale de Bari, en 1991, Jean-Pierre Papin se souviendra dans L'Equipe du jour où le boss a posé ses ambitions sur la table, devant ses joueurs : "C'était au début de la saison dernière (à l'été 1989, NDLR) et on était tous réunis dans un grand hôtel marseillais. Tapie nous a simplement dit : 'Je veux gagner la Coupe des champions.' C'était tellement énorme qu'on s'est tous regardés. Il nous a également fixés les uns après les autres et il a continué. 'Ben quoi, je vous sens mitigés. Vous n'êtes pas d'accord ?' Alors tout le monde a dit OK et la C1 est devenue notre objectif avoué."
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Bernard Tapie au stade Vélodrome à l'été 1989.

Crédit: Getty Images

Tigana, Amoros, Mozer, Francescoli, Waddle...

De l'effectif sacré champion de France, Marseille a conservé une ossature, avec Jean-Pierre Papin, Franck Sauzée, Gaétan Huard, Eric Di Meco, Bruno Germain ou Karl-Heinz Förster. Mais lorsque débute l'exercice suivant, c'est une véritable armada que Bernard Tapie offre à Gérard Gili.
Deux tauliers des Bleus des années 80 débarquent : Jean Tigana, l'enfant des Caillols, qui assouvit là un rêve de gosse, et Manuel Amoros, l'un des meilleurs latéraux de la planète. Débauché à Monaco, il se voit offrir un contrat en or : Amoros est alors le premier joueur à gagner plus d'un million de francs par mois. Autre international, plus jeune celui-ci, Alain Roche arrive lui aussi. Mais c'est le recrutement "étranger" de l'OM qui va passer sur la carrosserie marseillaise la couche la plus rutilante.
A défaut de Maradona, le Vélodrome voit débarquer trois gros poissons. En défense, Carlos Mozer, la tour de contrôle brésilienne venue du Benfica Lisbonne. Et deux artistes bientôt associés à Papin pour former un trio offensif dévastateur : Enzo Francescoli et Chris Waddle. L'Uruguayen a peut-être perdu ses plus belles années en végétant au Matra Racing alors que l'Anglais interpelle : certes, il est titulaire au sein du XI de sa Majesté, mais Tapie a déboursé une somme faramineuse pour l'époque. Trop, peut-être, entend-on sur le Vieux Port. L'un et l'autre ont beaucoup à prouver, pour des raisons variées. Bientôt, tout Marseille sera fou d'eux.
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Chris Waddle : un jeu et un look uniques.

Crédit: Getty Images

Un géant aux airs de nain

Chahuté en championnat par le retour de flamme du rival bordelais, l'OM vogue sur son ambition européenne sans dommage. Brondby (3-0, 1-1), l'AEK Athènes (2-0, 1-1) et le Stredets Sofia (0-1, 1-3) des Stoichkov, Kostadinov et Balakov que le football français n'imagine pas encore en bourreaux, sont successivement écartés sur la route des demi-finales. Marseille trace son sillon mais en dépit de son ambition démesurée, le géant de Provence a des airs de nabot dans ce dernier carré.
Face à lui, le grand Milan de Sacchi, Baresi, Maldini et de l'inégalable triplette batave Rijkaard - Van Basten – Gullit. Tenants du titre, les Rossoneri ont une tête d'épouvantail. Deux autres monuments européens encombrent la voie pas vraiment royale de l'OM : le Bayern Munich et le Benfica Lisbonne, respectivement finalistes de la C1 en 1987 et 1988 pour n'évoquer que leurs plus récents faits d'armes. Tous observent ce nouveau venu dans le gratin sans crainte excessive mais avec un certain respect. En Benfica, c'est peut-être le moins effrayant des trois mastodontes que le sort propose aux Marseillais.
Le 4 avril 1990, toute une ville retient son souffle, entre excitation et fébrilité. L'OM va savoir. S'il est à sa place. Si son ambition a une quelconque légitimité ou s'il a les yeux plus gros que le cœur. Avant ce que chacun appréhende à raison comme un des rendez-vous les plus importants de l'histoire du club, ne se dresse qu'un seul nuage dans le ciel bleu azur de Provence. Mais il est de taille. A la toute fin du quart de finale retour contre Sofia, Gaétan Huard paie sa sortie kamikaze au prix fort : jambe fracturée.

L'épine Castaneda

Le champion de France doit désormais lier son destin à celui de Jean Castaneda. L'ancien portier des Bleus a été enrôlé à l'intersaison pour jouer les doublures. Mais ses premiers pas, à Brest, tournent à la catastrophe. L'ancien "Chat" de Geoffroy-Guichard ne rejouera plus en D1. L'OM recrute en urgence le Lavallois Pascal Rousseau comme joker médical. Pas de quoi rebooster la confiance de Castaneda. Il est même un temps envisagé de faire jouer contre Lisbonne le tout jeune Guillaume Warmuz, gardien de la réserve, avant que celui-ci ne se luxe l'épaule à l'entraînement.
"Ça a été l'épisode le plus délicat, concède Gérard Gili. Jean a perdu confiance après ses débuts difficiles. A ce moment-là, on a du mal à retrouver le Jean que l'on connaissait, qui était un gardien de but extraordinaire. C'était un truc un peu bizarre. Rousseau titulaire en Ligue 1, Castaneda est obligé d'être titulaire en coupe d'Europe... (Rousseau n'était pas qualifié en C1, NDLR) J'ai deux gardiens, un qui joue chaque compétition alors que ce qui était prévu, c'était que Jean Castaneda joue dans les deux. Mais on était aussi à la lutte avec Bordeaux pour le titre, il fallait aussi penser à cet objectif-là. On a fait un double pari."
Le vent de panique n'est pas loin. Avant la demi-finale aller, Philippe Bergeroo, alors à la DTN et entraîneur des gardiens de l'équipe de France, est appelé à la rescousse pour "préparer" Castaneda. "Pour Jean, ça a été très compliqué, poursuit Gili, lui-même ancien gardien. Il n'était pas bien du tout. Sur le match aller contre Benfica, dans les sorties aériennes, on sent qu'il souffre, il a beaucoup de retard, ce qui le met souvent très loin du ballon. Quand on est dans cet état-là, pour un gardien, c'est dur." De fait, le Vélodrome va bruisser de murmures de craintes dès que le ballon s'approchera de la cage marseillaise.
On avait quand même Jean Castaneda dans le but. Ce n'était pas Darry Cowl
Paradoxalement, la mémoire d'Eric Di Meco n'offre pourtant pas le même discours. "Je n'ai pas souvenir d'avoir été tendu, assure le consultant de RMC. On avait quand même Jean Castaneda dans le but. Ce n'était pas Darry Cowl. Je n'ai pas le souvenir d'avoir senti de la fébrilité défensive par rapport à cela. Puis quand on regarde les deux matches, je ne pense pas que ça ait joué. Jean ne peut pas faire grand-chose sur les deux buts. Donc l'excuse du gardien de but ne tient pas." Si l'OM ratera son premier rendez-vous avec l'Histoire, "Casta" n'y sera en effet pas pour grand-chose. "Jean n'est pas responsable de l'élimination, confirme Gili. Si on avait mis un ou deux buts de plus, nous serions allés en finale avec Jean Castaneda."
Un ou deux buts de plus... Trente ans après, tout Marseille se demande encore comment l'OM n'a pas désintégré son adversaire au tableau d'affichage lors de la première manche. Après l'ouverture du score de Lima d'un coup de tête consécutif à un corner, on n'y verra que du blanc et du bleu. Plus de rouge, ou si peu. Franck Sauzée égalise presque aussitôt. A la pause, les joueurs de Gili ont pris l'avantage grâce à un but de l'inévitable Papin, servi par le roi du caviar anglais Waddle. Le Brit' au mulet, peu avant, avait touché la barre de Silvinho sur un coup-franc. Première d'une longue série d'infortunes.
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Chris Waddle dans se soeuvres face au Benfica.

Crédit: Getty Images

Plus aucun but ne sera marqué dans cette soirée. Assez invraisemblable avec le recul, tant le second acte marseillais va regorger d'opportunités. Comme sur cet extérieur du droit de Papin dès la reprise, direction le poteau. Ou cet enchaînement surréaliste de deux corners à l'entrée du dernier quart d'heure. Sur le premier, Mozer se jette. Le ballon touche le poteau puis la main d'un défenseur portugais. Dans la foulée, rebelote et cette fois, Veloso sauve sur sa ligne après une tête de Germain.

Le symbole Francescoli

Un homme va symboliser plus que tout autre la grandeur et les malheurs marseillais ce soir-là : Enzo Francescoli. Cette saison n'a pas toujours été rose pour "El Principe". Pendant que Waddle devient l'idole des foules, tant par son jeu que son exubérance, Enzo accumule les petites blessures. Il n'y a pas toujours de place pour lui et le duo Papin – Waddle ne se meut pas d'évidence en trio. Mais contre Lisbonne, Gérard Gili mise sur sa triplette. Il ne va pas le regretter. Ce ne sera pas le soir de gloire de Francescoli. Parce qu'il ne marquera pas. Si héros il est, c'est d'abord un héros malheureux. Mais son récital a durablement marqué les esprits.
Eric Di Meco est aux premières loges pour y assister. Les deux hommes évoluent dans le même couloir, à gauche. "Quand tu joues avec Enzo, tu as un souci de moins qui s'appelle la relance, avance-t-il. Tu peux lui envoyer des ballons qui tournent dans tous les sens, ça ne bouge pas. C'est sûrement son plus beau match avec l'OM. Il est énorme, il marche sur l'eau. Il fait l'amour avec toute la défense du Benfica. Et je pense que ce n'est pas de la maladresse devant le but mais de la malchance. De ce match, j'ai surtout le souvenir de la performance XXL d'Enzo. Il fait un truc de dingue." Mais il ne marque pas.
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4 avril 1990, match aller : Enzo Francescoli tente tout face au Benfica.

Crédit: Getty Images

Quand les Marseillais quittent leur pelouse sous l'ovation méritée du Vélodrome, un drôle de sentiment les habite. Ils ont livré une merveille de match. Peut-être un des plus beaux de l'histoire du football français sur la scène continentale. Même avec trois décennies de recul, le visionnage de la rencontre laisse le souffle coupé devant l'intensité du rythme. Et son engagement d'un autre temps, des deux côtés, comme le souligne Gérard Gili :
C'était un combat d'une intensité incroyable. Je l'ai revu dernièrement par curiosité. J'étais un peu mort de rire en voyant l'arbitrage. J'ai vu des tacles… Je pense que les joueurs, aujourd'hui, seraient expulsés au bout de cinq minutes. Là, l'arbitre faisait signe de jouer. C'était presque une boucherie par moments.

A la merci

Mais la maigreur de leur avantage ne rend pas justice à la démonstration des Olympiens. "Au match aller, témoignera un an plus tard dans Le Sport Aldair, le défenseur brésilien du Benfica, les Marseillais auraient dû nous battre 4 ou 5 à 1." Bientôt, tout le monde ne parlera plus que de la main de Vata, mais l'OM aurait dû se mettre à l'abri d'un coup fourré. C'est le 4 avril, pas le 18, que l'équipe de Gili a vu la finale s'évaporer.
"Vous savez, insiste le technicien provençal, dans une demi-finale comme ça, il ne faut pas laisser passer sa chance.Cette chance, elle peut être au match aller, au retour, dans le premier quart d'heure, la dernière demi-heure, peu importe. Mais arrive un moment où elle est là et il faut savoir faire la différence. Nous, malgré un très grand match, on a trois poteaux, des arrêts exceptionnels du gardien adverse, des occasions gigantesques manquées, et on ne gagne que 2-1. On reste à la merci. A la merci, ça pouvait vouloir dire un grand match de Benfica, un mauvais match de notre part ou des aléas de jeu." Ce sera la réponse C.
Avant de se jeter dans la gueule du volcan de la Luz et ses 120 000 spectateurs, cette victoire 2-1 ne garantit rien. Même si, désormais, Marseille sait qu'il est à sa place. "Malgré tout, reprend Di Meco, on montre ce soir-là que l'on est supérieur au Benfica. On leur fait la misère. Et ne l'oublions pas, c'est une grosse équipe européenne à ce moment-là. Or à l'époque, on est des nains. Eux, c'est Valdo, Aldair, Ricardo… C'était l'équipe du Portugal renforcée par des Brésiliens monstrueux et des Suédois de très haut niveau avec Magnusson et Thern."
Fort sur la pelouse, le grand club portugais est aussi malin en coulisses. Dès la fin du match aller, Joao Santos, le président du Benfica, sonne la charge. "Les Marseillais font preuve d'une force physique étonnante, lance-t-il dans un sous-entendu lourd de sens. Nous ne savons pas pourquoi le contrôle antidopage n'existe pas à Marseille. Nous allons demander à l'UEFA d'en effectuer un au match retour." Santos se voit réprimandé par l'UEFA mais l'enjeu de sa tirade était ailleurs. Il fait diversion, agace l'adversaire, et, ce faisant, le perturbe. Tout en chauffant à blanc son public. La veille de la seconde manche, lors de sa séance d'entraînement, l'OM est reçu par des chants peu accueillants : "Drogués !", "Cocaïne !".

Jouer le 0-0, inconsciemment

Il est 22 heures, heure de Paris, lorsque les deux équipes se lancent dans la lutte finale. L'Estadio de la Luz, ancienne version, est aussi impressionnant que somptueux. Plus moderne, le nouveau stade construit pour l'Euro 2004 n'en impose pas autant. "Je n'oublierai jamais la Luz, nous avoue Eric Di Meco. A l'époque, ce n'est pas la Luz de maintenant. C'est 120 000 personnes. Un stade magnifique, coupe-gorge." Chez eux, les Marseillais ont démontré leurs qualités pures. Maintenant, il faut y adjoindre une grinta, une solidité, une force de caractère pour tenir dans cet enfer rouge.
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120 000 personnes : L'impressionnante enceinte de l'Estadio de la Luz dans son ancienne version.

Crédit: Getty Images

Une question se pose au vu du scénario de l'aller : comment doivent-ils appréhender cette seconde manche ? "Si on va chercher le 0-0, on a perdu, tonne Sauzée en résumant le sentiment général. Ce serait un suicide. Et puis, quel gâchis de brider un Waddle ou un Papin." Il a raison, bien sûr, mais des paroles de principe à la réalité du Jour J, cette assurance-là va se fissurer. Presque sans le vouloir. "On fait un très bon début de rencontre, avec une grosse occasion sur une tête de Mozer, mais c'est vrai, on s'est inconsciemment accrochés à ce résultat au fil du match", concède Gili.
"Mais comment reprocher à une équipe qui a gagné 2-1, va dans un stade comme celui de la Luz à l'époque qui est chaud bouillant et affronte une équipe aussi forte, de peut-être calculer un petit peu ?, s'insurge presque Di Meco. Après coup, quand on connaît le résultat, on peut le dire. Mais, même si on avait Waddle, Papin et Francescoli et que l'on avait une équipe qui jouait, on était quand même très forts défensivement. Alors comment reprocher cela au coach et même aux joueurs ?"

Le syndrome de la 83e minute

Les minutes passent. Les dizaines de minutes, bientôt. Benfica ne pousse même pas. Pas par manque d'envie, mais faute de moyens. "On sentait qu'on avait une emprise sur ce match. Ils n'étaient pas à l'abordage parce qu'ils n'y arrivaient pas", rappelle l'entraîneur phocéen. Mais une inquiétude diffuse trotte dans un coin de sa moustache : "Au fur et à mesure, ce qui nous tracassait, c'étaient les décisions arbitrales. On trouvait qu'il y avait beaucoup de coup francs sifflés contre nous, à des endroits un peu dangereux. J'ai toujours gardé cette appréhension-là. Ça nous a mis dans une sorte d'état de danger inconscient. Mais le match avançait, avançait. Il restait quoi, cinq, sept minutes ?"
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Marcel Van Langenhove au sifflet. L'arbitre belge sera bientôt au centre d'une polémique qui ne séteindra pas...

Crédit: Icon Sport

Sept et des poussières, Gérard. 83e minute. La même que celle de la blessure de Huard contre Sofia. La même qui, trois jours après Lisbonne, précipitera la perte de l'OM au Parc en championnat. La minute de toutes les catastrophes, jusqu'à ce que Bordeaux ne s'incline à son tour à Nantes à la... 83e minute, offrant la place de leader et bientôt un nouveau titre à Marseille.
Retour à Luz. 83e minute, donc. Corner côté gauche pour Benfica. Valdo le frappe, rentrant. La haute tête blonde de Magnusson dévie au premier poteau. Surgit alors Vata, plein axe. L'attaquant portugais, entré en jeu quelques minutes plus tôt, s'étend et coupe la trajectoire. Jean Castaneda plonge sur sa gauche. Trop tard. Le ciel vient de tomber sur l'OM.
Spontanément, plusieurs mains se sont levées pour protester. Qu'ont vu les joueurs marseillais, qui se précipitent sur l'arbitre belge, Marcel Van Langhenove ? A l'antenne, sur TF1, il faudra trois ralentis à Jean-Michel Larqué pour être bien sûr : Vata a marqué de la main. De l'avant-bras, au mieux. Peu importe. L'intention du geste est limpide, en tout cas.

Di Meco : "Un grand frisson qui me parcourt"

Du banc, Gérard Gili n'a rien vu. Mais il a compris. "Le rebond du ballon m'avait paru bizarre, dit-il. Il m'avait semblé taper sur la poitrine mais dans ma tête, je me suis dit, 'il doit avoir une bosse de chameau ce joueur pour voir le ballon repartir aussi vite avec une telle trajectoire'. Mais je vois la réaction unanime des joueurs. Les onze. C'est rare. Parfois, vous avez un gars qui lève la main. Mais là, les onze en même temps..."
Eric Di Meco, lui, est le témoin le plus direct de la scène. Au marquage de Vata. "Tout se passe devant moi, nous raconte-t-il. Je le vois toucher le ballon de la main. Je lève la main par réflexe, parce que je crois que tout le monde l'a vu. C'est une évidence pour moi, à ce moment-là. Ce sont des secondes qui durent des minutes en réalité. Et quand je me rends compte que l'arbitre de touche est dans mon dos et ne peut pas la voir, et que j'aperçois aussi que l'arbitre est à l'opposé de la surface et qu'il n'a pas vu, là, j'ai un grand frisson qui me parcourt."
Dans le vestiaire, c'est la dévastation et l’hébétement. "Il y avait un grand silence, parce qu'on ne comprend pas ce qui vient de nous arriver, se remémore Gérard Gili. On sait qu'on est éliminés, mais on ne comprend pas." "Avec le recul, confiait de son côté Enzo Francescoli dans La Provence il y a quelques années, je ne sais pas comment on a fait pour ne pas tout casser à la fin du match. La déception ne s'est pas atténuée avec le temps. Il s'agit du plus grand moment d'impuissance de ma vie entière. Savoir que tu es en train de te faire voler et que le monde entier est en train de le voir, c'est une sensation indescriptible."

Théorie du complot

Tout Marseille tombe sur Marcel Van Langenhove, qui n'a donc rien vu. Dans un documentaire de RMC, il est revenu au mois de janvier dernier sur cet épisode qui a figé sa carrière. Plus que d'erreur, il parle de "malchance". "C’est triste, c’est désagréable comme tout, et j’aurais préféré que tout soit correct, admet-il. Mais quand vous voyez les images, vous voyez mon placement, je suis masqué par six joueurs, donc ce n’est pas ma faute."
Il a bien vu les malheureux marseillais lui tomber dessus, mais que faire ? Son honnêteté, de son point de vue, fut presque d'assumer son erreur sur le moment : "A qui tu vas demander ? A ton juge de touche ? Il ne sait pas non plus. Tu vas dire au hasard qu’il y avait main quand tu ne l’as pas vue ? Alors tu es un tricheur, souffle l’intéressé. Si tu reviens sur une décision que tu n’avais pas prise en te faisant influencer, alors là ce n’est pas bon. Il faut être honnête envers soi-même. Tu ne l’as pas vue, tu ne l’as pas vue." "Si la VAR avait existé...", regrette Gili.
La tentante théorie du complot va fleurir. Corrompu, ce bon vieux Marcel ? "A aucun moment, je n'ai eu ça en tête, comme quoi l'arbitre a été acheté ou que l'OM s'est fait arnaquer, assure Di Meco. Ce n'est pas mon impression.Il y a main. On s'est fait escroquer. Mais par Vata. J'en ai toujours voulu à Vata." Non sans confesser, quand même, une forme de compréhension : "Si c'est un coéquipier à moi qui le fait, je me demande si je ne le remercie pas toute la vie. Ce sont les petites histoires du football qui font les grandes histoires."
Si j'avais été marseillais ce soir-là, je partais directement pour Rio et j'arrêtais le football
Vata. Quatre lettres qui hantent encore les nuits du Vieux Port. A Marseille, personne ne le connaissait vraiment. D'un geste, un seul, il est devenu une bête noire pour l'éternité. Un personnage honni. Il va d'abord nier, non sans un certain culot. "Je ne l'ai pas touché de la main, j'ai poussé le ballon dans le but avec la poitrine", jure-t-il le soir de son forfait.
En 2010, il n'en démordait toujours pas, à l'heure des retrouvailles européennes en Ligue Europa entre l'OM et le Benfica, ces deux vieilles gloires un peu défraîchies. "Les gens continuent d’en parler, inventent des histoires. Je respecte l’opinion de chacun mais, vingt après, j’ai la conscience tranquille. On n’arrête pas de parler de la main du diable mais je n’ai pas marqué avec la main. Di Meco me poussait, me tirait le maillot et j’ai marqué de l’épaule."
En dehors du dénouement de la séquence, l'ancien défenseur international n'est pas loin d'acquiescer :
L'erreur que je fais, c'est que je suis au marquage serré sur lui. Quand je sens qu'il va me passer devant, je le retiens. Et je me demande si son réflexe d'aller mettre la main n'est pas parce qu'on est justement au duel et que l'on se tient tous les deux. Depuis, je me demande toujours : s'il a un mètre d'avance sur moi, je ne sais pas s'il le met… Mais ça, ce sont les regrets que tu as quand tu refais l'histoire.
Les dénégations de Vata, si elles peuvent se comprendre, n'ont pas convaincu grand monde, y compris à Lisbonne. "Sur le coup, je n'étais pas sûr que mon coéquipier avait marqué de la main, mais je l'ai su rapidement, avouera Aldair. Honnêtement, si j'avais été marseillais ce soir-là, je crois que je partais directement pour Rio et que j'arrêtais le football ! La pire des choses, en football, c'est l'injustice."
Maintenant, je sais ce qu'il faut faire pour gagner une Coupe d'Europe
Après la catastrophe, entre en scène Bernard Tapie, lequel va prononcer des mots dont l'écho résonnera a posteriori avec un sens tout particulier lorsque l'affaire OM-VA éclatera trois ans plus tard, précipitant la chute du grand manitou marseillais et celle de son club.
"Ce n'est pas une défaite des joueurs mais des dirigeants de l'OM, moi le premier, assène-t-il. Nous avons négligé certains détails comme l'accueil des arbitres à Marseille, par exemple. On va chialer un bon coup, ça nous fera du bien. Mais l'an prochain, ça ne se passera pas comme ça. Moi, je ne mets pas 40 ans pour comprendre certaines choses." "Maintenant, je sais ce qu'il faut faire pour gagner une Coupe d'Europe", insistera le patron le lendemain.
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Bernard Tapie au stade de la Luz le soir de la demi-finale retour entre le Benfica et l'OM.

Crédit: Icon Sport

"Des gens ont transformé cette phrase quand certains ont eu envie de lui faire dire ce qu'il n'avait pas dit, plaide Eric Di Meco en troquant le short et le maillot pour la robe d'avocat. Il disait tout simplement : quand tu es un nain et que tu joues contre une équipe qui représente quelque chose, la pièce ne tombe jamais de ton côté. C'est ça que Tapie a voulu dire : on s'est fait enfler comme un nain d'Europe face à une équipe qui a un passé et une aura. Derrière, on a transformé ces propos-là quand on a voulu le tuer."
Avant la chute, Bernard Tapie restera au pouvoir quelques années de plus, le temps d'installer son club sur le toit de l'Europe. Comme il l'avait annoncé à ses joueurs. A jamais les premiers. A Munich, le fameux 26 mai 1993, la colère de Lisbonne et les larmes de Bari semblaient loin. La consécration d'une folle ambition clamée quatre ans plus tôt venait de se matérialiser. Papin n'était plus là. Waddle, Mozer ou Francescoli non plus. Pas plus que Gérard Gili, sacrifié dès la fin de l'été 1990 sur l'autel de l'indispensable prestige au profit de Franz Beckenbauer.

Une place spéciale

Mais la double confrontation avec le Benfica, pour le meilleur et le pire, a posé les jalons des aventures suivantes. Cette équipe n'a pas été championne d'Europe comme celle de 93. Elle n'a pas atteint la finale comme celle de 91. Elle conserve pourtant, parmi bon nombre de supporters marseillais, une cote d'amour très élevée.
"On me parle encore de cette équipe, composée de très grands joueurs, glisse Gérard Gili. C'est dû à ces deux matches. La qualité extraordinaire de l'aller et l'injustice du retour. Au Vélodrome, contre Benfica, c'était LE rendez-vous et elle en afait un rendez-vous lumière, créant une sorte de rêve presque hystérique dans toute la ville. L'équipe est restée ancrée dans l'esprit des gens pour sa qualité de jeu, ce rêve qui est né, et cette injustice."
Eric Di Meco, lui, a été de toutes les campagnes. Il est même le seul Marseillais à avoir vécu le triptyque Lisbonne – Bari – Munich. Pour lui aussi, la cuvée 1990 conserve une place spéciale. "C'est la plus belle équipe dans laquelle j'ai eu la chance d'évoluer, celle dans laquelle j'ai pris le plus de plaisir", ose-t-il.
Alors, chacun pourra se positionner : quel héritage est le plus enviable ? Celui d'un Vata, décisif héros d'un soir aux yeux aveuglés de la Luz, mais associé pour toujours à cette seule image d'un but entaché d'une tricherie, ou celui d'un Francescoli, artiste génial mais inabouti, dont la grâce soufflera à un certain Zinédine Zidane, dont il était l'idole, le prénom de son fils ainé ? Vata, Francescoli. Benfica, OM. Autant de faces d'une même histoire qu'ici et là-bas, on se raconte encore, avec un nœud dans le bide ou un sourire en coin. Tout l'art subtil des grandes controverses.
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Enzo Francescoli (avec le numéro 10 dans le dos) et Jean-Pierre Papin, en mars 1990.

Crédit: Getty Images

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