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Les Grands Récits - Rubens Barrichello, laquais du Baron

Maxime Dupuis

Mis à jour 05/10/2018 à 14:31 GMT+2

LES GRANDS RECITS - Rubens Barrichello, ou l’histoire d’un type bien. Sans doute trop pour rêver plus haut. A jamais, le Brésilien aux 11 victoires et 322 départs en GP restera associé à Michael Schumacher et Ferrari, qui ont profité de sa docilité pour le malaxer comme une pâte molle durant cinq ans.

Rubens Barrichello - Les Grands Récits

Crédit: Eurosport

C'est mardi, c'est Grands Récits. Notre série vous propose de vous plonger dans la folle histoire du sport, entre pages de légendes, souvenirs enfouis et histoires méconnues. Toujours à hauteur d'hommes. Après les héros improbables, les miraculés et les malédictions, nouvelle thématique en septembre-octobre consacrée, aux meilleurs seconds rôles du sport. Dans ce deuxième volet (après Scottie Pippen la semaine dernière), retour sur une relation contrariée et, qui sait ?, un talent gâché...
Un gars loyal, honnête et droit. Avec un cœur gros comme ça. Cherchez, grattez, creusez, tout ce que vous voulez : dans le paddock, vous ne trouverez pas grand monde pour persifler et dire du mal du gentil Barrichello. Au-delà de ses mérites volant entre les mains et sa longévité exceptionnelle parce qu'unique (322 départs et 19 saisons passées sur les circuits), le Brésilien a marqué ceux qu'il a côtoyés et laissé une trace à part, par une loyauté et une droiture qui ne sont pas les qualités les plus répandues dans le monde de la Formule 1, où les requins sont bien plus représentés que les dauphins. Sa différence, Rubens Barrichello ne l'a jamais entretenue. Elle s'est imposée à lui, ainsi qu’aux témoins de sa carrière.
Fils d'un garagiste qui bossait à deux pas du circuit d'Interlagos, "Rubinho" a rapidement eu la vitesse dans le sang. Il s'est rêvé numéro 1. Comme les autres. D’ailleurs, ne croyez jamais un sportif de haut niveau qui ferait sienne la maxime de Coubertin. Parce que l'essentiel est peut-être de participer mais l'indispensable est de gagner. Point barre. Aucun athlète, de surcroit pilote, ne s'est jamais construit en se disant qu'il se contenterait d'être l'autre, de devenir la béquille, celui qui prend ce qu’il reste de lumière en acceptant la pénombre.
Rubens Barrichello ne fait pas exception. Mais le Brésilien a toujours eu à batailler avec sa nature et des ombres envahissantes au-dessus de sa tête. La première était bienveillante. La deuxième, bien moins. Le tort du natif de Sao Paulo aura été de ne pas savoir dire non. D'être celui qui a trop dit oui. Toujours.
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Michael Schumacher et Rubens Barrichello en 2005

Crédit: Getty Images

Inclassable, à sa façon

Quand on lui demande s'il regrette quoi que ce soit et que l'on pointe, évidemment, ce jour de 2002 où il s'est littéralement aplati sous le joug de Ferrari et définitivement livré corps et âme à Michael Schumacher, "Rubinho", tout sourire - comme toujours -, assure que non. On a envie de le croire, avec le droit d'en douter. Et le devoir de penser qu'il n’a pas complètement maximiser son potentiel tout au long de ses presque deux décennies passées à tourner sur les circuits du monde entier.
Sept ans après avoir confié les clés de sa Williams à Bruno Senna, neveu de, Barrichello reste comme l'un des pilotes les plus inclassables de l'histoire. Le Brésilien a gagné onze fois en F1. Un pécule loin d'être ridicule et qui a suffi à d'autres pour inscrire leur nom au palmarès du Championnat du monde. Jacques Villeneuve (11 succès), James Hunt ou Jody Scheckter (10) ont décroché la timbale en évoluant dans les mêmes eaux. D'autres, tel Keke Rosberg, ont même fait mieux avec beaucoup moins. Parce qu'ils ont su saisir leur chance ou s'affranchir à un moment donné. Pas Rubinho. Parce que ce n'était pas lui.
Début 1993, Rubens Barrichello est propulsé par des sponsors en Formule 1. Il débarque chez Eddie Jordan avec des rêves de grandeur plein la tête. Et un exemple : Ayrton Senna. A 20 ans tassés, il ne tarde pas à montrer ses qualités. Si sa monoplace manque de fiabilité, son coup de volant est déjà remarquable et remarqué. Comme à Donington où, dans des conditions météorologiques que l'on qualifiera de difficiles, il s'élance du 12e rang sur la grille pour se retrouver 4e au terme d'un premier tour resté dans la légende de la F1 grâce à la maestria d'un autre pilote auriverde. Le plus grand d'entre eux : Ayrton Senna. Barrichello grimpera jusqu'à la troisième place, avant de rendre les armes. Vainqueur de ce Grand Prix d'Europe, Senna, géant et bientôt légende, va prendre son cadet sous son aile.

Senna, Disneyland et deux cheeseburgers

17 avril 1994. Aïda. Grand Prix du Pacifique. Le jour où Rubens Barrichello met les deux pieds sur un podium pour la première fois, le triple champion du monde n'est pas loin. Le jeunot, heureux troisième, file fêter ça à Disneyland. En sortant de sa chambre d'hôtel, il fonce littéralement sur Senna qui lui demande "où cours-tu comme ça ?" "A Disneyland", lui répond "Rubinho". Senna se laisse embarquer dans la virée et se retrouve attablé chez Mickey pour s'envoyer deux cheeseburgers. Un détail pour vous, pas pour Senna, qui faisait attention à tout et ne négligeait rien quand il était question de sa forme physique. Mais Ayrton aimait bien le gamin, ça valait bien ce petit écart.
L'amitié naissante entre les deux hommes va tourner court. Quinze jours plus tard, Ayrton Senna a rendez-vous avec la Grande Faucheuse à Imola, au cœur d'un week-end maudit et dont Barrichello reste l'un des acteurs oubliés. Parce qu'à la différence de Senna et de Roland Ratzenberger, son spectaculaire vol plané du vendredi, à 220 km/h, ne lui a pas coûté la vie, même si le coup est passé près puisque, toujours attaché dans sa monoplace désossée, le rookie était en train d'avaler sa langue quand le professeur Watkins la lui a retirée de la gorge.
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Rubens Barrichello à Imola

Crédit: Getty Images

"Le premier visage que j'ai vu une fois à l'hôpital fut celui d'Ayrton. Il avait les larmes aux yeux. C'est la première fois que je le voyais ainsi. Il le vivait comme si l'accident lui était arrivé", se remémorait Barrichello, interrogé en 2013 par Motorsport Magazine. Rentré à la maison et devant la télé pour suivre le GP de San Marin, le convalescent ne prend pas conscience du drame qui se noue sous ses yeux. Après le choc de Tamburello, il aperçoit la tête de Senna bouger dans sa Williams-Renault. "Rubinho" pense que son aîné est encore en vie.
Je me suis écroulé
Quatre jours plus tard, Barrichello rentre à Sao Paulo pleurer Senna et assister aux premières funérailles de sa vie. Celles d'une légende. "Ne vous inquiétez pas, je serai là pour vous. Je suis brésilien et j'aime ce pays", lance-t-il alors à ses compatriotes. Les paroles de réconfort se transforment en promesse, qui se révèle vite intenable et va se transformer en fardeau. Si Barrichello devient le plus jeune poleman de l'histoire, quatre mois après à Spa-Francorchamps, il ne parvient pas à transformer l'essai. "Je n'étais pas préparé à cela, reconnaitra-t-il plus tard. Les gens ont commencé à trop attendre de moi. Je me suis écroulé. J'étais trop jeune". Il devra attendre six ans pour rendre à Senna l'hommage qu'il rêvait de lui offrir quand le triple champion du monde a perdu la vie.
A Hockenheim, Barrichello remporte, enfin, son premier Grand Prix. Sur les terres de son nouveau coéquipier et rival, Michael Schumacher, le Brésilien entre enfin dans une caste privilégiée : celle des vainqueurs en F1. Emu aux larmes, drapeau auriverde en mains, Barrichello savoure alors que de nouvelles perspectives paraissent s’ouvrir devant lui. Il n'ira jamais plus haut.
Pendant cinq ans, Ferrari lui a pourtant offert la meilleure monoplace du plateau. Et de loin. Quand Jean Todt, boss de la Scuderia, est venu le débaucher chez Stewart, il lui a promis de le traiter comme un roi. Comme le roi. "Jean est venu me voir, le deal a été rapidement conclu. Je lui ai dit 'si vous m'offrez un contrat pour rester derrière Michael, je préfère vous dire merci beaucoup mais je reste où je suis'. Jean m'a répondu : 'non, non, non, on ne veut pas faire ça.'"
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Former Ferrari driver German Michael Schumacher (L) and Ferrari CEO Jean Todt

Crédit: Getty Images

Coéquipier d’un pilote despote

Barrichello ne va pas tarder à se rendre compte que les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. Les dés sont pipés. Bien comme il faut. Michael Schumacher est déjà double champion du monde (1994, 1995) et un pilote à part, qui n'accepte pas que le monde ne tourne pas autour de sa personne. Demandez donc à Johnny Herbert, son coéquipier chez Benetton en 1995, qui fut privé des datas du Kaizer le jour où ce dernier se rendit compte que le Britannique avait des vues sur le titre mondial.
Durant cinq ans, les relations entre Schumacher et Barrichello seront feutrées, mais fortement teintées de frustration pour le Paulista qui n'aura jamais l'impression de se battre à armes égales avec celui qui, en plus d'être le meilleur pilote du circuit, réussit partout où il passe à s'octroyer les droits qu'il juge inhérents à son talent et sa position. Barrichello souffre en silence. Parce qu'il est comme ça. "J'ai toujours essayé de transformer le négatif en positif. La plupart des gens en F1, pas seulement les pilotes, n'ont pas le sourire parce qu'ils oublient combien ils sont chanceux d'être là. Et ils sont payés pour ça. Quand un pilote se rate, il doit toujours se souvenir qu'il fait ce qu'il aime. S'il ne pilotait pas, il serait peut-être employé de banque ou de supermarché."
Lui est coéquipier d'un pilote despote. "Au début de la saison 2000, je me rends compte que le mulet est seulement paramétré pour Michael", se souvient Barrichello. Pourquoi ? "Parce que c'est dans le contrat de Michael. Le mulet est toujours préparé pour lui", lui répond-on dans les couloirs de Maranello. "Moi, dans mon contrat, il n'y avait rien sur le sujet. J'ai fini par découvrir qu'il y avait beaucoup de choses dans les contrats de Michael qui n'étaient pas spécifiées dans le mien". Ça peut sembler manichéen mais le bon Rubens s'est fait manger tout cru par le machiavélique Michael.
Personne ne peut être ralenti par un contrat
La relation entre les deux hommes est strictement professionnelle. Michael Schumacher est une machine à gagner. Point barre. Sa seule obsession : vaincre. Ses coéquipiers ? Un mal nécessaire, au mieux. Quand Barrichello reviendra sur leur relation, trois ans après avoir quitté la Scuderia, et se plaindra à mots couverts du traitement qui lui a été réservé, Schumi rétorquera, sèchement : "Personne ne peut être ralenti par un contrat. Si tu es rapide, tu es rapide et tu es donc le numéro 1".
Sa meilleure saison, Barrichello la vivra (ou subira, c'est selon) en 2002. Quatre victoires au volant d'une des monoplaces les plus dominatrices de l'histoire. Paradoxalement, c'est au cœur de cette année que Barrichello vit sa pire humiliation. C'est à ce moment-là qu'il devient définitivement le larbin de Schumi et de Ferrari.
Depuis de longs mois, la Scuderia n'a de chaleureuse que la couleur rouge qui recouvre ses monoplaces. L'écurie mythique s'est transformée en froide machine de guerre qui a fait des sentiments un accessoire superflu. Sous la coupe de Jean Todt, général d'armée, et de son tank, Michael Schumacher, Ferrari a mis la main sur la Formule 1. Jamais elle ne l'écrasera autant qu'en cette année 2002, où Schumi roule littéralement sur la concurrence : 11 victoires, un sacre dès le 21 juillet à Magny-Cours et une place réservée sur tous les podiums du Championnat du monde. Barrichello ramasse 4 succès et le reste du plateau se bat pour les miettes.
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Michael Schumacher et Rubens Barrichello

Crédit: Getty Images

Real politik motorisée

Quand le petit monde de la F1 se retrouve en Autriche à la mi-mai, Schumacher n'a pas encore le titre dans sa poche. Mais presque. Quatre victoires en cinq courses, le Baron Rouge compte 21 points d'avance sur Juan Pablo Montoya, son plus "proche" poursuivant. Rubens Barrichello a dominé le week-end quand l'état-major de la Scuderia décide qu'il est temps, pour lui, de rentrer dans le rang. Schumi a un championnat à gagner. Il n'est pas question de tergiverser. Version motorisée de la real politik.
Sur le muret des stands, une voix s'élève à huit tours de l'arrivée. "Let Michael pass for the championship. Let Michael pass for the championship", répète Todt, froid comme l'acier. Une fois n'est pas coutume, Rubens Barrichello a décidé de résister. L'an dernier, même endroit, le Brésilien avait laissé sa deuxième place à l'Allemand à la sortie du dernier virage. Le championnat était en jeu. Cette fois, pas question de céder. Aucune raison.
Barrichello hurle. Bout sous son casque. Il tient tête à son employeur. Mais à la sortie de la dernière courbe, sur la ligne droite concave de Spielberg, le Paulista s'exécute, saute sur ses freins. Schumacher passe. Et gagne. Au moins l’Allemand a-t-il la présence d'esprit et la décence de ne pas serrer le poing au moment où débute son tour de (dés)honneur.
Sur le podium, Schumi laisse la plus haute marche à Barrichello sous les sifflets. Juan Pablo Montoya, le troisième homme du jour, hausse les épaules. La scène est surréaliste. Et devient absurde au possible quand Barrichello fait monter Schumi à ses côtés. L'Allemand résiste avant de s'exécuter. Est-il gêné ? Il fait mine que oui, et assurera quelques minutes plus tard que "ce n'est pas honnête" et qu'il n'assume pas la décision de l'équipe, qui devra régler un chèque d'un million de dollars à la FIA en guise d'amende.
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2002 GP d'Autriche Ferrari Schumacher Barrichello

Crédit: AFP

Le bâton pour se faire battre

Quid de Rubens Barrichello ? Il s'est aplati sur la piste. Il en fera de même devant les caméras. La raison est simple, même s’il tentera de l’enjoliver quelques années après et d'ajouter des détails peu crédibles. S’il a cédé, c’est parce que son logiciel interne le lui a imposé. Ainsi que le nouveau contrat qu’il vient de parapher. "Je viens de resigner pour deux ans avec Ferrari. Je n'avais pas le choix. Je traverse une période plutôt agréable, je deviens un meilleur pilote et j'en gagnerai d'autres. Michael m'a donné le trophée, je le ramènerai à la maison ce soir." Rubinho a donné le bâton pour se faire battre. Ferrari le tenait déjà très fort. Elle ne le lâchera jamais.
Cette victoire volée, il la "récupérera" à la fin de l'été lors du Grand Prix des Etats-Unis où Schumi - déjà sacré - tentera de partager la victoire avec son partenaire en passant la ligne en même temps que lui. Barrichello s'impose pour onze millièmes. "Aujourd'hui, il m'a remboursé", dira-t-il, magnanime comme à son habitude. Mais sans trop y croire. Barrichello a accepté son rôle. Il le tiendra à merveille trois années encore, dans l'ombre du plus grand pilote de tous les temps.
En 2005, un an avant la fin de son bail, il demande à quitter la Scuderia. Jean Todt lui accorde cette faveur. Le Brésilien, qui deviendra le coéquipier d'un autre champion du monde (Jenson Button), coupe les ponts avec la Scuderia. Et Michael Schumacher, évidemment.
Il y a quelques mois, Rubens Barrichello a révélé qu’il avait été victime d’un AVC et dû être opéré d’une tumeur bénigne au cerveau. Rapidement, il a été "naturellement" question de son ancien partenaire, cloitré chez lui depuis son terrible accident de ski en décembre 2013. Barrichello a alors expliqué qu'il avait tenté d'aller rendre visite au septuple champion du monde. "On m'a répondu que cela ne ferait du bien ni à lui, ni à moi… Je n'ai donc aucune nouvelle, mais il faut respecter les vœux de la famille." Un gars loyal, honnête et droit.
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Barrichello et Schumacher en Allemagne (2000)

Crédit: Getty Images

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