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Les Grands Récits : Un funambule sur le World Trade Center, le crime artistique du siècle

Laurent Vergne

Mis à jour 24/02/2023 à 15:02 GMT+1

LES GRANDS RÉCITS – Il y a près d'un demi-siècle, Philippe Petit devenait une célébrité mondiale. Le funambule français a effectué sur un câble huit traversées entre les deux tours du World Trade Center, tout juste sorti de terre. 45 minutes à plus de 400 mètres de hauteur. Plus qu'une performance, un acte poétique et magique. Un vrai thriller, aussi, digne des plus grands braquages.

Les Grands Récits - Philippe Petit.

Crédit: Eurosport

Un mardi au soleil comme New York n'en aura jamais, ou jamais plus avec la même innocence. Ce matin-là, le téléphone sonne chez Philippe Petit. Un des rares objets du quotidien susceptible de le relier au reste du monde. Chez lui, dans son refuge des Catskills, la petite chaîne de montagne nichée à une heure de route au nord de Manhattan, près de Woodstock, il n'y a pas de télévision. Il n'écoute pas la radio, ne lit pas les journaux. Nous sommes le 11 septembre 2001 et, dans tout l'Etat de New York, il est peut-être le dernier à ne pas savoir.
"Philippe, tu as vu que tes Tours ont été attaquées ?" A l'autre bout du fil, Elaine Fasula. Cette artiste-peintre habite à moins d'un kilomètre de chez Philippe Petit. C'est aussi son ex-compagne et la mère de leur fille, Cordia Gypsy. Petit et Kathy O'Donnell, qui partage désormais sa vie, accourent chez Fasula. "A ce moment-là, la première tour avait été percutée mais elle était encore debout. Cela pouvait être un accident. Mais j'avais une intuition. A la télé, je vois le ciel de New York aussi bleu qu'à Woodstock. Il y avait 100% de visibilité, ça ne pouvait pas être accidentel. Puis un autre avion est rentré dans l'autre tour..."
"Tes tours". Elaine Fasula n'a pas dit "les tours" ou "le World Trade Center." C'est que Philippe Petit a tissé un lien unique avec les deux jumelles du sud de Manhattan. Au sens propre comme au figuré. Vingt-sept ans auparavant, à l'aube du 7 août 1974, il a sidéré New York et, au-delà, une bonne partie de la planète, en marchant pendant 45 minutes à plus de 400 mètres au-dessus du vide sur un câble à peine plus large que le pouce.
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Les deux tours du World Trade Center dominant la skyline de Manhattan au soleil couchant.

Crédit: Getty Images

Alors, oui, elles sont devenues "ses" tours. Elles l'étaient en réalité depuis longtemps déjà, avant même de sortir de terre, puisque la traversée du "Frenchman" marqua l'aboutissement de six années de préparation d'un exploit à mi-chemin entre poésie pure et braquage. "Le crime artistique du siècle", comme le baptisera la presse américaine. Avant même de sortir de terre, les Twin Towers étaient devenues son rêve. Son ambition. Son obsession.

Le "Trade World Center"

Tout a commencé chez un dentiste au début de l'année 1968, au cœur de l'hiver parisien. Dans la salle d'attente, "l'air est vicié, le plafond est bas, le papier-peint hideux", comme le dit Petit dans To Reach The Clouds, son livre qui retrace l'aventure insensée du World Trade Center. Il patiente sans passion excessive en feuilletant un magazine quand il bloque sur une double page. Un titre et une illustration : "100 mètres plus haut que la Tour Eiffel, voici le Trade World Center". Au-delà de l'erreur sur le nom, qu'il ne comprendra qu'a posteriori, son regard est happé par le montage affichant côte à côté l'iconique monument parisien et les deux futures tours géantes.
Petit détourne l'attention des autres patients en pointant la réplique d'un Van Gogh affichée au mur, simule l'éternuement le plus gigantesque qui soit, arrache dans le même temps les pages du magazine et quitte la salle en courant. "Il me faudra une semaine pour avoir un autre rendez-vous, mais la douleur qui est la mienne n'est rien comparée à mon rêve fraîchement acquis", dit-il. Avant de commettre son forfait sur ce Paris Match qui n'avait rien demandé, il a pris soin de sortir un stylo et de tracer un trait reliant le sommet des deux tours.
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Septembre 1969. Les travaux ont tout juste commencé et le World Trade Center commence à sortir de terre.

Crédit: Getty Images

A la sortie de l'adolescence, Philippe Petit est un marginal en quête de rêves. Né à Nemours en 1949 dans une famille de la classe moyenne comme il en existe tant, la normalité de ce cadre tranche très vite avec sa différence. A quatre ans, il grimpe aux arbres dans la forêt de Meudon. Autodidacte en tout, il étudie, seul dans son coin, la peinture, le dessin, mais aussi l'escrime, la magie ou la menuiserie. Des disciplines à la fois créatives et manuelles, qui requièrent une dextérité certaine. Il y apprend la concentration, la persévérance et "le respect des outils de travail".
Petit a un côté Bobby Fischer, la légende des échecs, sans le côté clinique. Mais lui aussi désire s'affranchir de tout. De cette famille où, coincé entre une sœur aînée et un petit frère, il se sent incompris. Inadapté, presque. S'il a soif de connaissances et de découvertes, l'école, comme tout système, le rebute. Il s'y sent enfermé.
A 18 ans, il aura été viré de cinq établissements pour sa pratique répétée du pickpocket, dans laquelle il excelle. Il fait les poches de ses profs, chaparde les affaires de ses camarades sous leur nez. Ce n'est pas le gain potentiel qui nourrit son excitation, mais le défi en lui-même. "Pour moi, ce n'était pas un crime, mais un tour de magie", confiait-il en 2014 au quotidien anglais The Guardian. Plus tard, seul sur son câble, le funambule conservera une approche similaire.
On ne met pas une laisse à un oiseau
Ses parents ne saisissent pas la vision iconoclaste ancrée si jeune dans l'esprit de ce gamin n'ayant pas les atours du fils modèle. Entre eux, une gigantesque incompréhension mutuelle. Il a toujours été réticent à parler de son père ou de sa mère. "Ils n'étaient pas vraiment une entité vivante de mon existence, donc je ne préfère pas en parler", lâchait-il, glacial, dans ce même entretien au Guardian. Un an plus tard, auprès du New York Times, il se montrait moins cruel sur la forme, sans rien changer au fond : "Ils n'étaient pas de mauvais parents. Simplement, ils ne comprenaient pas qui je voulais être : mi-homme, mi-oiseau. On ne met pas une laisse à un oiseau."
Sur le tard, Petit finira par se rabibocher avec son père qui deviendra, jusqu'à sa mort en 2000, son "meilleur ami". D'une certaine manière, il l'admirait sans l'avouer. Sans se l'avouer. Son côté aventureux, surtout. Le colonel Edmond Petit, pilote dans l'armée de l'air, est un héros. Il figure sur les images du documentaire clandestin Sous le manteau, tourné par des officiers français détenus par les Allemands dans l'Oflag XVII-A durant la Seconde Guerre mondiale, grâce à une caméra dissimulée dans un faux dictionnaire. Ils parviendront à s'évader du camp. Un épisode de légende, qui inspirera le livre puis le film La Grande Évasion.
Edmond a rêvé de voir Philippe embrasser la carrière militaire. Illusion vite éteinte. A 17 ans, le fils "insolent et individualiste", selon les termes de sa mère Jeanine, est émancipé légalement. Il va pouvoir prendre son destin en mains. Mais pour en faire quoi ? La société ne lui convient pas. Le terme est à considérer ici au sens le plus large. "Je suis quelqu'un qui n'a aucun respect pour la façon dont les êtres humains ont organisé la vie sur Terre, a-t-il écrit. Je n'ai pas de compte en banque, pas de voiture, rien."
Mais il ne faut pas se tromper de combat. Malgré l'époque, Philippe Petit n'a pas l'esprit soixante-huitard. Il n'aspire pas à renverser le système pour construire autre chose. Il ne veut rien mettre à la place. Il n'est pas anticapitaliste, communiste ou qu'importe. Il n'est pas, en quelque sorte. C'est un extrémiste du rien. Ce monde n'est pas le sien. Alors, comment y trouver sa place ? En s'échappant. Même un temps. Par le haut si possible.
Lui qui exècre la notion de métier se définit alors comme "rêveur professionnel". Il devient artiste de rue. Jongleur. Cracheur de feu. Magicien. Funambule aussi. Funambule, surtout. "Je voulais voir le monde sous un autre angle", dit-il. C'est cet art, dont il perçoit de manière viscérale la puissance métaphysique et l'aura mystique dès ses premiers pas sur le fil à 17 ans, qui le fera entrer dans la légende et lui permettra de s'éloigner, un peu, un temps, des vicissitudes terrestres. Et c'est donc via cet art qu'il se met en tête, ce matin d'hiver 68, de marcher entre les deux futures tours géantes de New York. Mais pour ce défi complètement délirant, effrayant même, il a besoin de temps. De préparation. De complices, aussi.
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Philippe Petit à 20 ans.

Crédit: Getty Images

Jean-Louis, l'ami, le complice

Le premier d'entre eux et le plus important de tous se nomme Jean-Louis Blondeau. Un autre rêveur, à sa manière. Un solitaire, lui aussi. Grand, mince, des yeux perçants, la tignasse brune bouclée et abondante, il a 16 ans et Petit le même âge quand il le croise pour la première fois. Le jeune funambule n'a toujours eu que du mépris à offrir aux enfants de son âge, "des crétins", résume-t-il.
"Mais contrairement aux autres, Jean-Louis s'est tout de suite montré respectueux quand il m'a vu pour la première fois poser un câble entre deux cèdres. Il m'a encouragé, même, témoigne Petit. Puis après m'avoir observé, longuement, il m'a demandé s'il pouvait prendre des photos." Sa passion et, plus tard, son métier. C'est Blondeau qui va immortaliser tous les plus beaux "coups" de celui qui, spontanément, devient son ami et son alter ego.
Ensemble, ils décident de sillonner la France et c'est lors de ce voyage que Philippe Petit crée son personnage et son numéro de jongleur de rue, sous le regard admiratif de son compagnon, comme le raconte Jean-Louis Blondeau :
"Le succès est immédiat. En quelques minutes, il gagne ce que j'aurais mis des heures à rapporter avec mes dessins. C'est là que j'ai vu émerger l'univers poétique de Philippe (...). De retour à Paris, le personnage du jongleur des rues est né. Je ne m'en lasserai jamais. J'en avais vu la création et je le verrai s'enrichir lentement comme mûrit un bon vin. Je le savourerai toujours avec le même plaisir et le même émerveillement, celui de l'enfant que l'on amène au cirque pour la première fois."

Notre-Dame et Sydney

En 1971, un jeune Américain à Paris marche le long du boulevard Montparnasse et voit un large cercle se former sur une petite place. Il joue des coudes, s'approche et assiste, médusé, au numéro de Philippe Petit. "Il était tout de noir vêtu. Ses chaussures, son pantalon, sa chemise, son chapeau. Dessous, surgissait une chevelure entre le blond et le roux, puis ce visage, si pâle qu'il semblait être dénué de toute couleur. Avec son monocycle, ses torches enflammées, ses balles pour jongler, ce jeune homme était magique."
Quelques semaines plus tard, en pleine nuit, alors qu'il se promène le long des quais, il voit débouler une petite armée de jeunes gens transportant le plus discrètement possible un matériel imposant dont il ne comprend pas l'utilité sur le moment. "J'ai reconnu l'un d'entre eux, c'était ce petit jongleur du boulevard Montparnasse. J'ai su que quelque chose de spécial allait se passer, mais quoi ? J'aurais la réponse en découvrant la Une du International Herald Tribune : un jeune homme avait marché sur un câble suspendu entre les deux tours de Notre-Dame. Il était resté dessus pendant trois heures avant d'en descendre et de se faire arrêter. Pour la première fois, je découvrais son nom : Philippe Petit."
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Juin 1971 : Philippe Petit signe son premier grand "coup" en reliant les deux tours de Notre-Dame.

Crédit: Getty Images

Ce jeune Américain, du nom de Paul Auster, non content de s'imposer comme un des plus fameux écrivains de la fin du XXe siècle, deviendra aussi l'ami de Philippe Petit et rédigera la préface d'un de ses livres, dont sont extraits ces mots. La traversée de Notre-Dame, voilà le premier gros "coup" du funambule Petit, monté pendant une année entière avec Jean-Louis Blondeau et quelques autres, dont sa petite amie Annie Allix, laquelle tiendra une place capitale elle aussi dans le braquage du World Trade Center.
Après Paris et avant New York, il y aura en juin 1973 Sydney et son emblématique Harbour Bridge. "Avec le recul, commentait le funambule français dans un documentaire de 2007, ce qui me frappe, c'est à quel point tout était improvisé, dans l'instant." Il lui faut 70 mètres de câble pour relier les deux pylônes du pont. Mais il n'a pas un dollar australien pour l'acheter. Avec l'aide d'un ami australien, il passe un deal avec le patron d'une usine spécialisée dans la fabrication de câbles : en guise de compensation, il fera un spectacle gratuit pour les employés de l'entreprise. Mais c'est surtout en lui montrant les photos de son exploit de Notre-Dame que Philippe Petit le convainc.
Comme à Paris, tout se passe bien. Comme à Paris, une fois descendu de son fil, il est arrêté, non sans avoir dérobé la montre du policier qui lui passe les menottes et n'a rien senti. Il la lui rendra au poste. Le lendemain, il est à la Une de tous les journaux. Celle du Sydney Herald Tribune le montre sur un plan large. Le fil est imperceptible, donnant l'impression que le funambule flotte dans le ciel immaculé. L'image, magique, affiche la toute-puissance poétique du geste.
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Philippe Petit au-dessus de Sydney.

Crédit: Imago

Je me suis dit 'OK, ça a l'air complètement cinglé.'
Le voilà prêt pour New York. Si les finitions du flambant World Trade Center restent à peaufiner, les géantes jumelles existent enfin. Le travail préparatoire est immense pour mettre en place "Le Coup", et Philippe Petit doit réfréner son impatience, sa principale ennemie. Il débarque pour la première fois à Manhattan en janvier 1974, flanqué d'un jeune Américain, Jim Moore, son principal complice new-yorkais.
"C'est là qu'il m'a parlé pour la première fois de son projet de fixer un fil entre les deux tours et de marcher dessus, témoigne Moore dans le fabuleux film de James Marsh, Man on Wire, Oscar du meilleur documentaire en 2009. Je me suis dit 'OK, ça a l'air complètement cinglé.' Je n'avais jamais rencontré de funambule de ma vie avant Philippe. A l'époque, je n'ai pas vraiment pensé aux conséquences d'un éventuel accident. C'était juste une aventure amusante à partager alors j'ai dit 'OK, allons faire ça'."
Mais après avoir grimpé les 110 étages par un escalier de service sans se faire arrêter (le premier d'une longue série de miracles), Jim est terrorisé devant la démesure du World Trade Center. Sur le toit, il refuse de s'approcher trop près du bord. Le vertige, ce gardien des abysses, le tétanise.
Philippe, lui, doit au contraire s'imprégner du vide. Il court vers la corniche. Il se tient sur la poutre, en équilibre, un pied dans le ciel de New York. Son ami le prend en photo pour immortaliser la scène. "Tu es vraiment malade", dit-il au Français, qui lui répond en chuchotant à son oreille : "Tu vas voir, ça va être extraordinaire."
Les semaines suivantes, les deux compères retournent sur le toit à plusieurs reprises. Ils vont même louer un hélicoptère pour bénéficier d'une vue surplombant les deux tours. Entre deux visites au WTC, le fildefériste venu de France régale la foule de son talent d'artiste de rue. Un jour, à Central Park, il est repéré par une directrice de casting. Elle le verrait bien dans le prochain projet de Dustin Hoffman et lui laisse sa carte. S'il est intéressé, elle organisera un rendez-vous avec la star. Petit n'a aucune intention de faire l'acteur, mais par curiosité, il la rappelle.
Une semaine plus tard, le voilà au dernier étage d'un immeuble de Madison Avenue, où la star a son bureau. Accueillant, Hoffman lui explique qu'il monte une pièce de théâtre autour du monde du cirque. Il a un rôle pour lui. Mais le Français décline. "Je ne suis pas seulement jongleur, je suis aussi funambule, dit-il. Et j'ai un projet, ici, à New York. Je vais mettre un câble entre deux buildings et marcher dessus."
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Philippe Petit le jongleur.

Crédit: Eurosport

"Faites ça au World Trade Center, ce serait génial !", lui répond l'acteur, qui laisse même son numéro de téléphone personnel. Le Jour J, quelques instants avant que Petit ne s'élance, un de ses complices préviendra la presse et une liste de "happy few". Dustin Hoffman sera prévenu. L'histoire ne dit pas s'il est venu.
Cette première visite a renforcé l'artiste dans sa conviction. Il ne veut pas marcher entre les deux tours du World Trade Center. Il le doit. Excité comme un gosse le jour de Noël, Petit quitte New York en demandant à Moore de se tenir prêt pour la mi-mai, date à laquelle il prévoit de faire "Le Coup".

World Trade Center Association

A son retour en France, il passe à l'étape suivante : prévenir et impliquer Jean-Louis et Annie. Il leur a dit qu'il partait découvrir Big Apple sans rien dévoiler de l'imminence de ses intentions. Son ami le reçoit fraîchement :
- Tu te fous de moi ? C'est une blague, ce truc, ton 'fabuleux' projet. Tu n'es pas monté sur l'autre toit pour l'étudier. Tu ne sais ni à quelle heure les ouvriers commencent, ni à quelle heure ils terminent. Tu n'as aucune idée de la façon dont on va monter le matériel sans se faire arrêter. Tu ne connais même pas la distance exacte entre les deux tours ! Et le vent, tu y as pensé ? Bref, tu n'as aucun plan. Il faut arrêter de rêver, Philippe.
- Ne t'occupe pas de tout ça pour l'instant. Bon, tu es avec moi ou pas ?
- Evidemment.
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Jean-Louis Blondeau en 2008.

Crédit: Getty Images

Annie est à peine moins sceptique. "Quand il m'a montré la photo des deux buildings, avoue-t-elle dans Man on Wire, j'ai été un peu effrayée. C'était inhumain de vouloir aller marcher là-haut, à 450 mètres de hauteur. Ça devenait démoniaque. Là j'avais envie de lui dire stop. (...) Mais il n'aurait pas pu continuer à vivre sans essayer de posséder ces tours. Dans son esprit, c'est comme si elles avaient été construites pour lui." Alors elle dira oui, comme Jean-Louis. Leur indispensable et indéfectible soutien acquis, Philippe Petit peut entrer dans la préparation concrète du plan.
Toute la bande s'installe dans une ferme dotée d'un pré gigantesque dans un petit hameau de la Nièvre, Mauboux. A l'entrée, au bord de la route, ils ont posé un petit panneau en bois avec l'inscription "World Trade Center Association". Tout cela ressemble à une blague de potaches, mais Petit est plus sérieux que jamais. Un fil est dressé dans le champ à deux mètres de hauteur, sur lequel il s'entraîne pendant des heures. Pour simuler les caprices du vent, il demande à ses amis de secouer le câble de toutes leurs forces pendant qu'il est dessus. Jamais il ne tombe.
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Le camp de base de la bande à Philippe Petit.

Crédit: DR

Dans le salon, le funambule a construit une maquette précise des deux toits. C'est le lieu des réunions. On se confronte à tous les problèmes pour tenter de les surmonter un par un. L'équipe fait face à deux soucis : comment réussir à installer deux groupes, un au sommet de chaque tour, sans être pris ? Comment tirer le câble entre les deux tours ?
On se marre. On s'engueule, aussi, beaucoup. Philippe et Jean-Louis, surtout. "Dès le début, Jean-Louis s'est senti une immense responsabilité, confie Annie. Il ne voulait rien laisser passer à Philippe, sur son manque de réalisme. Jean-Louis savait que j'étais de son côté, et Philippe savait que j'étais avec Jean-Louis." S'il ne lui avoue pas, Blondeau a peur que son ami laisse sa vie dans le ciel de New York. La mort, pour tous ceux qui l'entourent, est omniprésente, ce que Petit a du mal à comprendre. Il ne connaît pas la notion de peur dans l'approche de sa discipline. Même à 450 mètres d'altitude.
Son visage est devenu un masque sans âge. On aurait dit un Sphinx
Pense-t-il à la mort, là-haut, seul sur son fil ? "Je ne peux pas tomber. Sur mon câble, je suis indestructible. Sinon, je n'irais pas", assurait-il en 1999 dans le journal Libération. Il ne fanfaronne pas. Sa conscience du risque est permanente, mais la peur de la mort serait fatale. Sa présence, en revanche, pousse à l'excellence : "Il suffit d'un demi-millimètre, d'un quart de seconde d'inattention pour que l'on perde la vie. Ça oblige à prendre les choses très au sérieux. Mon monde est dangereux mais je connais mes limites. Le danger devient un compagnon de voyage, pas un ennemi."
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Philippe Petit, la vie sur un fil.

Crédit: Getty Images

Parallèlement au risque, le côté illégal de sa quête n'est pas négligeable dans le plaisir qui est le sien. Il est même essentiel. Depuis l'enfance, il se nourrit de ce besoin de transgression. "Il y a toujours eu chez Philippe, et il y a encore, un côté mauvais garçon, juge Annie Allix. Philippe a reçu une éducation très stricte. Bien sûr, il n'ira jamais très loin dans l'illégal, mais c'est pour lui un immense plaisir de se permettre de s'octroyer certaines libertés. Le côté excitant de cette aventure, au-delà d'être un très grand spectacle, c'était une attaque de banque et ça, ça lui plaisait beaucoup."
Retour dans la Nièvre. Outre Philippe, Jean-Louis et Annie, il y a Mark, dit "l'Australien", rencontré à Sydney lors de la traversée du Harbour Bridge, Jean-François Heckel, déjà impliqué dans le coup inaugural de Notre-Dame, ou encore deux jeunes Américains, David, alias Donald, et Alan, dit Albert. Ce dernier pense d'abord prendre du bon temps en France, mais sans vraiment croire au projet. "Je ne l'ai pas pris au sérieux. Pour moi, c'était un cinglé ou un escroc mais il avait l'air assez inoffensif, se souvient-il. Puis je l'ai observé sur le câble. Je n'avais jamais vu une telle concentration et je crois n'en avoir jamais vu depuis. Son visage est devenu un masque sans âge. On aurait dit un Sphinx. C'était incroyable."
Barry Greenhouse n'est pas présent. Le directeur adjoint des compagnies d'assurance de l'Etat de New York va pourtant tenir un rôle décisif. Sans lui, le coup du World Trade n'aurait probablement jamais existé. Ce New-Yorkais aux faux airs de Salvador Dali, avec sa moustache ondulante, a découvert Philippe Petit lors d'un voyage en amoureux à Paris. Comme Paul Auster, il a été aussitôt fasciné par ce drôle d'énergumène capable non seulement de marcher sur un fil mais aussi de rouler dessus avec son monocycle.
Trois ans plus tard, début 1974, il repère ce petit Français dans le hall du World Trade Center. "Je suis allé le voir et je lui ai demandé ce qu'il faisait là. Il n'a pas répondu, et nous nous sommes vite séparés, mais quand je lui ai dit que je travaillais ici, j'ai senti qu'il avait une idée derrière la tête", évoquait-il il y a quelques années.
Petit a d'autant plus une idée que Greenhouse travaille au 82e étage, le plus haut à compter des bureaux à l'époque. Il lui expose son projet et lui demande d'être son "insider". "Il a commencé à me parler de ses trucs de funambules et je lui ai dit 'Si tu penses une seule seconde pouvoir marcher là-haut, tu oublies !' Mais il avait cette faculté à vous entraîner dans son monde, une force de persuasion. Et comme j'étais le genre de type qui n'était pas contre le fait de faire des trucs un peu illégaux..." Alors le Dali de Manhattan a dit oui, à son tour. Greenhouse lui prête notamment son badge afin qu'il puisse en faire une copie parfaite.
Rien ne va se passer comme prévu. Nous allons tous être arrêtés
La date du "Coup" est fixée au lundi 20 mai. Toute l'équipe débarque à New York. Jean-Louis Blondeau arrive à J-2, le samedi. Malgré le travail effectué au cours des derniers mois, ils restent mal préparés. D'autant que Mark, l'Australien, recule au dernier moment : "Je ne voulais pas être responsable de la mort d'un ami. Je ne doutais pas de ses capacités sur le fil, bien au contraire. Mais ce sont toutes les inconnues de l'opération, et il y en avait partout, qui me faisaient peur. Nous n'étions pas prêts, et seul Philippe refusait de le voir."
Le lundi matin, à l'heure de se lancer, Jean-Louis parvient à convaincre son ami de renoncer. "Lui était prêt pour le coup mais le Coup n'était pas prêt", résume-t-il. Philippe finit par se rendre à l'évidence. "Peut-être que c'est impossible, finalement", déprime Petit. L'unique instant où sa détermination aura connu une faiblesse. Blondeau se charge de le requinquer : "Non, Philippe, ce n'est pas impossible. Nous y sommes presque. Simplement, nous avons encore besoin de temps. Nous reviendrons et, quand nous serons prêts, nous ferons le Coup."
Philippe Petit au bord du vide, déjà, lors d'une des premières reconnaissances sur le toit. Il est photographié par Jim Moore.
Ils prendront un peu moins de trois mois pour parfaire leur préparation. Jean-Louis pose un ultimatum : ce sera son plan ou rien. Le 6 août, les revoilà. Cette fois, plus de reculade. Ils sont prêts à se lancer dans le vide, au sens propre pour Petit, au figuré pour tous les autres. Dans la camionnette, pas un mot. Tension palpable. Une fois au pied des tours, Philippe embrasse Annie, sans que celle-ci ne sache s'il s'agit d'un baiser d'au revoir ou d'adieu. "Elle était terrifiée", se souvient-il.
En se mettant en route pour le World Trade Center, le funambule a répété inlassablement les différentes étapes du plan :
. L'équipe dépose Jim Moore chez lui, prêt à répondre au téléphone. Si qui que ce soit se montre suspicieux, ils donneront son numéro. Jim est censé être le patron de la Fischer Company, l'imaginaire entreprise de travaux.
. Barry guide Philippe, Jean-François et Donald, déguisés en ouvriers, au 82e étage de la tour sud, où ils doivent stocker le matériel. Dans une zone encore en chantier, Barry a aménagé une cachette en cas de ronde des gardiens.
. Barry redescend et se rend aussi vite que possible à la tour nord pour escorter Jean-Louis et Albert, habillés en businessmen avec deux valises, eux aussi jusqu'au 82e étage. Charge ensuite aux deux équipes d'apporter leur matériel respectif jusqu'aux toits.
. A 18h30, ils s'installent au tout dernier étage sous le toit. Quand la nuit tombe, ils montent sous le toit.
. Toute la nuit, mise en place du câble et sécurisation de celui-ci.
. A l'aube, vers 6h du matin, Philippe effectue la traversée. Annie, Barry, Jim et quelques autres profitent du spectacle, en bas, et préviennent presse et amis.
"En la récitant pour me convaincre, je ne crois pas un mot de ma litanie, écrira Petit à propos du plan. Rien ne va se passer comme prévu. Nous allons tous être arrêtés." Il a raison. Rien ne va se passer comme prévu. Mais ils ne seront pas arrêtés. Pas avant d'avoir réussi le Coup.

Un arc, un câble, une catastrophe

Les heures qui suivent, de la fin d'après-midi du 6 août au petit matin du 7, se résument à une succession de miracles et de galères, voire de catastrophes. La chance, celle qui va expédier directement Philippe, Jean-François et Donald au 104e étage, sous le toit, et non au 82e, soit l'économie des 22 étages qu'ils avaient prévu de monter à pied en transportant l'essentiel du matériel.
La galère, avec l'abandon de Donald, soudain pris de panique. Les deux Français, eux, doivent ensuite se dissimuler pendant près de trois heures, sans bouger, dans l'attente qu'un garde ayant décidé d'enchaîner clope sur clope à deux mètres d'eux retourne enfin à son poste. Et quid de Jean-Louis, dans l'autre tour ? Albert, le fumeur de joints instable, complètement défoncé, en qui il n'avait aucune confiance, va lui pourrir la vie avant de le lâcher au moment critique, à l'aube.
Puis ce câble, au centre de tout, sans qui rien n'est possible. Souvenez-vous du "brainstorming" intense et vain dans la Nièvre, pour trouver comment le fixer entre les deux sommets. C'est Blondeau qui a trouvé la solution. Petit l'a d'abord considérée ridicule au point de ne pas vouloir en entendre parler avant de s'y résoudre, faute de mieux : Jean-Louis va utiliser un arc. Le fil sera sa flèche.
Les idées les plus simples étant parfois les plus géniales, il parvient peu avant minuit à atteindre l'autre tour. Il prévient Philippe par talkie-walkie mais, dans la pénombre, le funambule n'arrive pas à le trouver. Il décide alors de se mettre entièrement nu et de ramper, jusqu'à sentir le précieux fil. Mais il commet une erreur de débutant : il ne sécurise pas le câble qui tombe dans le vide. Sur son site, Jean-Louis Blondeau raconte :
"En quelques secondes, tout le câble et toute la corde qui le retenait ont plongé dans le vide. Au lieu des 50 mètres prévus, me voilà avec plus de 120 mètres à tirer. Dès que j'ai commencé, j'ai aussitôt compris que Philippe n'avait jamais fait le montage d'essai que je lui avais demandé de faire depuis des mois, afin de déterminer l'équipement approprié. (…) Alors que nous étions si près du but, l'échec était pratiquement certain, simplement parce qu'il n'avait pas suivi mes instructions.
Je n'y croyais plus mais Philippe était mon ami, je me devais de l'aider jusqu'au bout. Pendant près de sept heures, j'ai tiré comme un fou sans relâche sur la corde, courant d'un point d'ancrage à l'autre, essayant de gagner de précieuses secondes sur chaque opération pour rattraper la fuite du temps. Une nuit d'angoisse, de détresse et d'épuisement extrême. La tâche semblait impossible, j'étais certain que je n'y arriverais jamais à temps."

Félicité absolue

Ce n'est qu'au lever du jour, en voyant le câble non tendu, que Petit prend conscience de ce qui s'est joué sur le toit d'en face. Blondeau n'a jamais su comment, mais il parvient à finir le montage juste à temps. Il voit Jean-François danser de joie. Philippe, lui, se prépare. Désormais, le voilà seul avec lui-même. Il se change, se pare de sa tenue noire de la tête au pied, sans son chapeau, tombé dans le vide.
Quelques minutes plus tard, juste avant 7 heures du matin, il est prêt à se lancer, sur le "pire fil jamais installé", selon Jean-Louis Blondeau. Trop souple, fait en parant au plus pressé, ce qui n'est jamais bon pour ce genre d'exercice. Encore moins à plus de 400 mètres de hauteur et avec la fatigue d'une nuit blanche, de stress et de labeur. Une folie.
La précarité du câble est telle que le premier pas menace aussi d'être le dernier. Il s'est élancé. Pendant quelques instants, la crispation se lit sur ses traits. Puis, presque à mi-distance, le voilà rassuré. Il sait que, techniquement, il ne risque rien. Alors Petit sourit. Le spectacle va commencer. 45 minutes. Trois-quarts d'heure de félicité absolue. Huit aller-retours d'une tour à l'autre. La police est arrivée. Jean-François a été menotté. Jean-Louis a eu le temps de s'éclipser après avoir pris autant de clichés possibles. Ils feront le tour de la planète.
Philippe, lui, reste dans son monde, sur ce câble qui réunit les deux bâtiments du World Trade Center mais l'isole, lui, du reste de l'humanité. L'espiègle provoque. Il fait mine de se rendre, puis repart. Dans un moment de grâce inégalable, il va s'asseoir au milieu du câble et saluer la foule, qui le devine tout en bas. Puis il s'allonge. L'extase. Plus tard, il jurera être passé à deux doigts de s'endormir. Qui sait ? Les autorités menacent d'envoyer un hélicoptère pour le récupérer de force. Le souffle lui serait fatal. Alors Jean-François hurle, l'implore d'arrêter et le funambule s'exécute. "J'étais fou de rage, mais ça m'a sauvé la vie."
Depuis la rue, Annie, Barry, Jim et la foule qui s'est amassée autour d'eux n'en ont pas perdu une miette. "C'était au-delà de tout ce qu'on peut imaginer, confie Jim Moore. C'était hallucinant. L'énormité de la situation a entraîné mon esprit tellement loin que je ne pouvais plus m'inquiéter pour lui. C'était magique. C'était... profond." Même Charles Daniels, un des deux officiers venus arrêter le funambule sur le toit, semble emporté : "Il ne marchait pas. Il dansait. C'était fascinant. J'ai réalisé que j'étais en train de voir quelque chose que je ne verrais plus jamais. J'ai assisté à un truc unique."

Objet du délit ? Man on wire

Embarqué au poste avec Jean-François, Petit subit un interrogatoire puis passe un examen psychiatrique avant d'être déféré devant le juge. Celui-ci prononce la peine la plus improbable qui soit en condamnant le Français à effectuer un spectacle de rue pour des enfants. Puis il le libère. Sur le PV de son arrestation, dans la case "Objet du délit", ces trois mots : "Man on wire" (homme sur un fil).
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Philippe Petit assailli par les micros après son arrestation.

Crédit: Getty Images

A sa sortie, il est assailli par les micros et les caméras. Tous posent la même question : Pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi ? Pourquoi ? Cette question, Philippe Petit l'entendra des milliers de fois, dès ce 7 août 1974 et jusqu'à la fin de ses jours. "Le plus beau dans tout ça, c'est probablement le fait qu'il n'y a pas de pourquoi", répondra-t-il inlassablement. "Parce qu'il est là", rétorquaient les conquérants de l'Everest quand on leur demandait ce qui les poussait à vouloir le gravir. Pourquoi marcher entre ces deux tours ? Parce qu'elles étaient là.
La performance pure ne l'a jamais intéressé. "Aller d'un point A à un point B n'a aucun intérêt pour moi", répète-t-il. Voilà pourquoi il n'a que du mépris pour nombre de ses successeurs sur le fil, tel que Nick Wallenda. L'Américain, né cinq ans après le braquage du WTC, est un chasseur de records. Il en détient officiellement neuf, notamment pour avoir été en 2012 le premier à relier sur un fil les deux rives au-dessus des chutes du Niagara. 16 millions de téléspectateurs devant leur écran, 150 000 massés sur place. Un an plus tard, sur un câble à 460 mètres de haut, Wallenda marche au-dessus des gorges de la rivière Little Colorado.
Ces exploits sont colossaux, mais ne dites jamais à Philippe Petit que l'Américain est son héritier. Lui est monté à l'insu de tous sur le World Trade Center. Wallenda n'effectue jamais une traversée sans sponsors et battage médiatique. Pour lui, le funambule-businessman floridien n'a rien compris. "Je ne suis pas inspiré par un projet dangereux ou techniquement complexe. Je n'ai aucun respect pour quelqu'un qui se contente de ramener son cul de l'autre côté, sans la moindre âme créatrice. Si c'était le cas, ma colère se transformerait en respect." "Philippe Petit n'a jamais été fan de moi, constate Wallenda. Il serait un grand artiste, moi pas, et ainsi de suite. Il n'est qu'un Français arrogant."

La petite mort

Arrogant, certainement. Mégalo, aussi, à ses heures. C'est surtout l'homme de tous les paradoxes, victime malgré lui de sa propre légende. S'il n'a jamais sacrifié la pureté de son approche poétique de ce qu'il considère comme un art de vivre et non une quête de performance, le World Trade Center a incarné à la fois un sommet et une petite mort.
La fascination que chacun peut éprouver pour le "Coup" new-yorkais tient au danger, à la beauté, la poésie mais aussi à l'illégalité de l'action. La transgression de l'acte. Philippe Petit n'est pas mort sur son fil, mais l'espiègle, lui, a peut-être perdu une partie de son âme entre les deux tours. Il ne risquait plus rien, légalement parlant. "Je m'aime bien en Arsène Lupin", disait-il. Mais après le World Trade Center, le gentleman cambrioleur ne l'était plus, cambrioleur.
Petit s'est embourgeoisé malgré lui. Il est devenu l'ami des stars. Dylan a chanté pour lui. Woody Allen l'a souvent invité dans son penthouse de Manhattan. Il a fasciné Brando. Et il a aimé ça. La reconnaissance aussi, comme cet Oscar de 2009 où, sur scène, il pose la statuette en équilibre sur son nez. L'espiègle a toujours eu besoin de resurgir mais, au fond, contrairement au funambule, lui n'a pas survécu à la traversée du World Trade Center.
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Philippe Petit s'amuse avec son Oscar.

Crédit: Getty Images

Son couple avec Annie Allix non plus et, dans une large mesure, le pacte d'amitié scellé avec les autres pas davantage. Jean-Louis Blondeau, surtout. Entre toute cette bande, quelque chose s'est cassé en ce mois d'août 1974. Comme si Philippe Petit avait eu besoin de tourner une page et d'ouvrir le chapitre suivant sans eux. Il ne les a pas oubliés pour autant. Dans To Reach The Clouds, il aura ces mots magnifiques pour ses deux complices français qui l'ont accompagné tout là-haut :
"Jean-Louis, dès le début de cette aventure, tu as été généreux, déterminé, dédié à la cause. Par ton intransigeance de tous les instants, tu as sauvé le coup plus d'une fois. Et toi, Jean-François, qui ne parle pas un mot d'anglais à part 'Yes'. Qui ne connaît rien au funambulisme, aux gratte-ciels ou à New York. Tu t'es jeté en souriant, en riant, dans le crime artistique du siècle. Sans jamais te soucier des conséquences."
Jean-Louis, Jean-François et Annie ont rapidement quitté New York. Philippe est resté. Blondeau est le premier à avoir compris que l'histoire était terminée : "Dans l'avion, Jean-François me dit : 'Voilà, je suis prêt pour le prochain coup'. Je lui ai répondu : 'Il n'y aura pas de prochain coup.' Quelque chose s'est cassé, je pense, dans cette amitié. Mais ça ne fait rien, parce qu'on l'a fait. Personne ne peut nous enlever ce qui s'est passé."
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Jean-François Heckel et Philippe Petit, menottés, au poste du 1st Precinct stationhouse du NYPD.

Crédit: Getty Images

"Je l'ai vu découvrir la célébrité, relève de son côté Annie Allix dans Man on Wire. Dans la tête de Philippe, beaucoup de choses ont changé. C'était une histoire d'amour mais il était évident que, pour lui, une étape incroyable avait été franchie dans sa vie. Il commençait quelque chose d'autre. Une autre vie. Et, étrangement, moi aussi. Notre aventure devait se terminer là, et c'était beau comme ça."
Ce livre est dédié à rien, ni à personne
Dans le documentaire oscarisé de James Marsh, trente-cinq ans ont passé depuis le Coup. Mais il suffit de voir Blondeau et Allix en larmes, bouffés par l'émotion, quand ils relatent le moment où, lui en haut, elle en bas, voient leur ami et leur amour sur son fil, pour comprendre la magie de ces trois-quarts d'heure au-dessus du monde.
Philippe Petit est passé à autre chose tout en restant prisonnier de l'épopée du World Trade Center. Il a longtemps élu domicile dans la cathédrale St. John The Divine, où il a conservé un bureau depuis qu'il a trouvé refuge dans les Catskills.
Il a tout connu. La futilité de la célébrité, et les drames intimes, comme la mort de sa fille unique Cordia Gypsy, emportée à l'âge de 9 ans par une tumeur au cerveau. "Quand une personne aimée disparaît, vous continuez de vivre avec elle, elle vous accompagne d'une autre manière. Il faut trouver l'équilibre entre le chagrin et la joie. La perte de cet enfant a été une peine immense. Mais je ressens une grande joie quand je pense à elle."
Malgré la reconnaissance, la popularité et les honneurs, Philippe Petit restera toujours éternellement seul dans son monde si différent du nôtre, qu'il n'a cessé de détester depuis. En ouverture d'un de ses ouvrages, d'une formule à l'apparence provocatrice, ce grand solitaire a peut-être signé le plus juste des autoportraits : "Ce livre est dédié à rien, ni à personne."

Pour en savoir plus

. Man on wire
Documentaire réalisé par James Marsh. Oscar du meilleur documentaire. BAFTA (l'équivalent britannique des César). Avec 100% d'avis positifs, il est aussi le film le mieux noté sur le site Rottentomatos. Une grande réussite, portée par les témoignages de Philippe Petit et tous ses acolytes, le film est à la fois haletant et émouvant.
. To reach the clouds
Un des nombreux livres de Philippe Petit. Celui-ci retrace d'un bout à l'autre l'aventure du World Trade Center, de la genèse du projet à l'exploit final.
. Le site de Jean-Louis Blondeau
Avec une impressionnante galerie de photos des principaux "Coups" de Philippe Petit dans lesquels il a été impliqué, le tout agrémenté de plusieurs textes du photographe et complice.
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