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Mai 68 : Roland-Garros, l'autre révolution

Rémi Bourrières

Mis à jour 21/07/2020 à 12:28 GMT+2

LES GRANDS RECITS - Déclinant depuis plusieurs années, déserté par un public lassé de ne plus y voir les meilleurs passés professionnels, Roland-Garros a connu un rebond aussi soudain que fantastique lors d'une édition 1968 sublimée par la conjonction de deux événements : l'ère Open, signée deux mois plus tôt, et les manifestations du mois de mai, qui ont étonnamment joué en sa faveur.

Mai 68 à Roland-Garros, l'autre révolution

Crédit: Eurosport

Cet été, nouvelle série des Grands Récits d'Eurosport, consacrée au "Sport face à l'histoire". Evènement historiques, sociaux, problématiques géopolitiques, le monde du sport se retrouve parfois en confrontation avec des évènements qui le dépassent autant qu'ils le grandissent. Dans ce premier épisode, cap sur le mois de mai 1968 et Paris, pour le premier tournoi "open" de l'histoire du tennis.

Pour saisir l'importance qu'a eu l'édition 1968 dans la pérennité (sinon la survie) de Roland-Garros, il faut humer l'ambiance pesante qui régnait autour du stade lors des années précédentes. Début 1966, Pierre Barthès est de retour en France au sortir de sa toute première tournée professionnelle, en Australie. Tout excité à l'idée de raconter son expérience à ses anciens copains d'entraînement, il débarque illico en taxi Porte d'Auteuil où il est purement refoulé par un gardien du stade, tel un ado solitaire à l'entrée d'une boîte. Il fait alors appeler Pierre Ostertag, le fameux juge-arbitre de l'époque, qui débarque de sa démarche claudicante : "Désolé, Pierre, ça ne va pas être possible... Aussi longtemps que tu seras professionnel, tu ne mettras plus les pieds ici."
Quelques semaines plus tard, François Jauffret atteint les demi-finales des Internationaux de France en battant l'ogre du circuit amateur, Roy Emerson, avant de s'incliner face au futur vainqueur, Tony Roche. Le Bordelais, désormais âgé de 78 ans, s'en souvient comme si c'était hier. "Lors de ma victoire contre Emerson, il devait y avoir 3 000 ou 4 000 personnes sur le central. En revanche, pour ma demi-finale, c'était presque plein. A tel point que la Fédération m'avait offert une prime de remplissage de stade, vous imaginez ! Car Roland-Garros sonnait alors le plus souvent bien creux. "
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Pierre Barthes

Crédit: Getty Images

Un stade, deux ambiances... Dans la France florissante et enivrée des années 60, Roland-Garros, lui, est plongé dans une langueur inquiétante. Il a connu la gloire du temps des Mousquetaires, quand il était le lieu en vogue du Tout-Paris des années folles. Depuis, il est victime de la schizophrénie qui plombe le tennis international, coupé en deux entre le monde des professionnels et celui des amateurs. Les premiers se partagent l'argent et le succès de leurs fameuses tournées. Les seconds, le prestige des tournois du Grand Chelem auxquels eux seuls ont accès, moyennant parfois des sommes rondelettes versées sous la table, comble du caractère hypocrite et malsain d'une situation devenue, au fil des années, intenable.
Entre les dirigeants traditionalistes qui souhaitent le maintien en l'état, et les réformistes partisans d'une ouverture des barrières, au premier rang desquels Philippe Chatrier, membre influent de la Fédération Française de Lawn Tennis (dont il n'est pas encore président), le torchon brûle. Littéralement. C'est bien plus qu'une scission. C'est une guerre idéologique, doublée d'une lutte de pouvoir. Le Mai 68 du tennis international...

30 mars : l'ère Open est signée à Paris

1968, nous y voilà. Fin mars, à quelques jours et quelques kilomètres d'intervalle, vont se jouer, par une pure coïncidence de l'histoire, deux événements qui vont avoir des répercussions majeures, dans la société française comme sur les courts de Roland-Garros.
Le 22 mars, environ 150 étudiants de la Faculté de Nanterre, menés par un certain Daniel Cohn-Bendit, décident d'occuper la tour administrative de leur Université pour protester contre l'arrestation d'un des leurs, coffré dans le cadre d'une manifestation contre la Guerre du Viêt Nam. C'est le Mouvement du 22 mars qui, dans un contexte revendicateur attisé par la jeunesse enragée des sixties, sera considéré comme le détonateur des futurs événements de Mai 68.
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22 mars 1968 : Nanterre occupée.

Crédit: Getty Images

Huit jours plus tard, le 30 mars 1968, dans un salon de l'Automobile Club situé près de la Place de la Concorde, à Paris, s'ouvre une très attendue Assemblée Générale de la Fédération Internationale de Lawn Tennis (ILTF), sous la présidence de l'Italien Giorgio de Stefani. A l'ordre du jour, notamment, la création d'un certain nombre de tournois "Open", c'est-à-dire ouverts à tous, amateurs et professionnels.
A vrai dire, à ce stade, l'issue du vote ne fait plus de doute. Quelques mois plus tôt, en août 1967, Herman David, le Chairman de Wimbledon, a organisé dans le Temple une exhibition réunissant huit des meilleurs pros (Laver, Rosewall, Gonzales, Gimeno, Hoad, Stolle, Ralston et Buchholz). Celle-ci, bénéficiant qui plus est de la première retransmission couleur de l'histoire par la BBC, a rencontré un succès phénoménal. Dans la foulée, Wimbledon a d'ores et déjà annoncé, avant même l'AG de l'ILTF, une édition Open pour 1968. Une décision unilatérale et brutale qui fait grand bruit, mais va permettre de porter un coup d'accélérateur décisif à l'inexorable cours des choses.
Lors de cette fameuse AG, la décision de faire basculer le tennis dans une ère nouvelle est votée à une écrasante majorité. Douze tournois seront ainsi Open en cette année 1968. Celui de Bournemouth, en Angleterre, sera le premier, du 22 au 27 avril, sur terre battue synthétique. Il débouchera sur une victoire finale de Rosewall sur Laver. Un mois plus tard, Roland-Garros aura, lui, l'honneur d'être le premier Grand Chelem Open de l'histoire. Avec une nouvelle victoire finale de Rosewall sur Laver...
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Une page d'histoire : Bournemouth, 1968, le premier tournoi de l'ère Open. Ici, Mark Cox et Roy Emerson avant leur quart de finale.

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3 mai : Cohn-Bendit met le feu aux poudres

Dit comme ça, l'histoire paraît simple. Mais c'est peu dire qu'elle a accouché dans la douleur. A quelques jours de l'ouverture du tournoi, prévu du 27 mai au 9 juin, la Fédération française, présidée par Roger Cirotteau, songe à tout annuler. Elle a déjà le moral un peu plombé par les éditions précédentes - même si le succès de Françoise Dürr un an plus tôt lui a mis du baume au cœur - et se pose de sérieuses questions, comme celle de réaménager le stade en plus petit, ou d'abandonner la terre battue, coûteuse en entretien et pas forcément du goût des meilleurs de l'époque.
Mais là, en plus, le contexte est explosif, au sens premier du terme. Mi-mai, alors qu'approchent les qualifications, Paris est à feu et à sang, meurtrie par des scènes de guérillas urbaines et paralysée par une grève record, qui va atteindre, à son apogée, près de 10 millions de travailleurs. Sans que personne ne s'y attende, l'atmosphère a priori sympathique de protestation juvénile s'est transformée en un incontrôlable foyer de violence.
Tout dégénère en quelques heures. A la suite du Mouvement du 22 mars, Daniel Cohn-Bendit et plusieurs de ses camarades sont convoqués en Conseil de discipline. Le 3 mai, en guise de contestation, quelques centaines d'étudiants, remontés à bloc par le Franco-Allemand, décident d'occuper la Faculté de la Sorbonne, obligeant les forces de l'ordre à intervenir.
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Daniel Cohn-Bendit face aux forces de police, à Paris, en mai 1968.

Crédit: Getty Images

C'est là, en plein cœur du Quartier Latin, qu'ont lieu les premiers affrontements entre les manifestants pourfendeurs d'une société liberticide et les policiers qui en sont, à leurs yeux, le symbole absolu. Des affrontements d'une violence qui n'a d'égale que leur caractère totalement spontané. Les pavés volent haut tout au long d'une nuit d'émeute qui fait près de 500 blessés et laisse une partie de la capitale dans un état de désolation consternant, jonchée de voitures brûlées, de vitrines fracassées et autres immondices en tout genre. On n'est pas loin, vraiment, de la scène de guerre.
Ce 3 mai marque le coup d'envoi du mouvement social le plus dur, peut-être aussi le plus sanglant de l'histoire moderne de Paris. Dans les semaines suivantes, les affrontements se multiplient, atteignant parfois un degré de férocité angoissant, à l'image de la fameuse Nuit des Barricades du 10 au 11 mai, lors de laquelle les étudiants érigent des barrages de fortune constitués de troncs d'arbres, de grillages, de vieux meubles et de tout ce qui leur passe par la main pour prendre le contrôle du Quartier Latin, devenu le bastion de leur insurrection à connotation anarcho-révolutionnaire.
Leurs revendications ? Certaines sont concrètes, comme la réforme de l'Université, qu'ils souhaitent plus participative, et bien sûr la chute du régime gaulliste, en place depuis une décennie. Mais l'essentiel de la fronde est abstrait, protéiforme, idéologique avant tout. Elle est surtout le reflet d'une société qui a profondément changé après la Guerre sans que le cadre de l'autorité, lui, n'ait beaucoup évolué. La libéralisation des mœurs ne s'est accompagnée d'aucun assouplissement de la morale. Enfermé dans son couvercle, le bouillonnement intellectuel propice à l'époque ne pouvait qu'exploser, entraînant avec lui le monde ouvrier qui ne tarde pas à embrayer. Paris, alors, s'enflamme. Paris rugit. Paris s'insurge. Et la France avec elle.

Georges Goven et l'affaire de la 2 CV rouge décapotable

Et dans ce contexte brûlant, alors que même le baccalauréat a été ajourné, on est censé jouer Roland ? La Fédération française, on l'a dit, se questionne. Ère Open oblige, elle doit honorer un "prize money" de 100 000 francs (15 000 €), une inflation considérable qu'elle n'est pas sûre de pouvoir amortir. D'autant qu'en raison des grèves, la présence du public est incertaine, tout comme celle de nombreux joueurs.
Georges Goven, 20 ans et déjà parmi les meilleurs Français, a lui un souci supplémentaire. Quelques jours avant que "tout ne pète", il a porté ses raquettes à corder dans un magasin spécialisé situé en plein Quartier Latin. Or, pas de raquette, pas de tournoi. Il lui faut absolument récupérer ses précieuses.
Le voilà donc parti, en voiture – puisqu'il n'y a ni bus ni métro – avec son compagnon de chambrée Jean-Baptiste Chanfreau, qui comme lui a obtenu une permission du Bataillon de Joinville pour pouvoir jouer Roland. Goven se souvient, se marrant à l'avance de l'anecdote "so 68" qu'il s'apprête à livrer :
"A l'époque, j'avais une 2 CV rouge décapotable, explique-t-il. Arrivés à proximité du Boulevard Saint-Germain, nous étions tombés sur une compagnie de CRS qui faisait barrage. Je ne sais pas comment, je les ai convaincus de me laisser passer. Mais derrière, on s'est retrouvé dans une espèce de no man's land, les jeunesavaient dépavé la rue sur une cinquantaine de mètres. Nous étions là, au milieu de ce bordel, avec le bruit des bombes lacrymos en fond, quand un mec a soudainement surgi d'une barricade, le visage masqué par un bandana, une barre de fer à la main. Là, j'avoue qu'on ne faisait pas les fiers. Je me suis mis à lui parler, sans lui dire que nous étions des joueurs de tennis, encore moins militaires. D'un coup, il s'est retourné et s'est mis à hurler : 'Ils ont une voiture rouge, ils sont des nôtres, laissez-les passer !' "
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Georges Goven.

Crédit: Getty Images

Laver et Stolle dans la 2CV de Dürr !

Un petit miracle qui permettra donc à Goven de jouer les Internationaux de France, dont les organisateurs confirment finalement la tenue au dernier moment, tout comme celle de la Fed Cup, elle aussi prévue à Roland-Garros du 22 au 26 mai. Encore faut-il désormais trouver le moyen de venir à Paris. Et là, c'est Pékin Express multiplié par Koh Lanta. Orly est fermé. Roissy n'existe pas. Les transports tous en grève. Commence alors une course effrénée lors de laquelle tous les moyens sont bons pour arriver à destination.
Ken Rosewall, qui est à New York avant le tournoi pour une série de paris-exhibitions chez le fantasque (ex) joueur américain Bobby Riggs, trouve une bonne combine en dénichant un vol qui se pose à l'ancien aérodrome militaire de Brétigny-sur-Orge, au Sud de Paris. Il est le premier arrivé sur place. La plupart de ses compatriotes lui emboîtent le pas le lendemain.
La majorité des étrangers passe toutefois plutôt par Bruxelles - où un tournoi a lieu auparavant -, à l'image d'Ilie Nastase et Ion Tiriac. Les deux Roumains envisagent carrément de rejoindre Paris en vélo, soit environ 350 kilomètres. Un bon échauffement. Finalement, ils trouvent un auto-stoppeur bienveillant. Arrivée un peu plus tôt pour jouer la Fed Cup, la future gagnante, l'Américaine Nancy Richey, a pu elle attraper un bus depuis la capitale belge. Son frère, Cliff, futur tombeur de Goven, transite par le Luxembourg et en est quitte pour un onéreux trajet en taxi. Mais la palme de l'arrivée la plus tonitruante – et la moins soixante-huitarde – reste l'œuvre du Sud-Africain Abe Segal : il atterrit à Genève où il loue une Ford Mustang qu'il remplit de jerricans d'essence, dont il fera une distribution généreuse à son arrivée.
Car le manque de carburant est aussi une menace sérieuse durant le tournoi. "Il y avait peu de stations-service achalandées et quand on en trouvait une, il fallait compter au moins une heure de queue", s'agace encore Patrick Proisy à l'évocation de ces événements qui le "saoulaient". Alors, il faut s'organiser. Les joueurs se sont arrangés autant que possible pour prendre un hôtel proche du stade. Certains viennent en vélo. Pierre Darmon et François Jauffret, les deux meilleurs joueurs français, font du co-voiturage depuis Chantilly, où ils habitent tous les deux puisqu'ils travaillent à l'International Club du Lys, le club de Philippe Chatrier.
Et puis, une autre Deudeuche tient le haut du pavé, si l'on peut dire : celle conduite par Françoise Dürr, qui a fait des réserves d'essence et seconde efficacement les navettes officielles du tournoi. Un soir, elle se retrouve ainsi à ramener Rod Laver et Fred Stolle à leur hôtel. Dans une scène digne du Gendarme de Saint-Tropez, les deux légendes australiennes se recroquevillent sur la banquette arrière pendant tout le trajet, en sueur, guère rassurés par ce drôle de véhicule qu'ils n'avaient même jamais vu en film !

Dans les tribunes, des "ohhhh", des "ahhhh" et des "PAN" !

Bref, Roland-Garros 68, c'est un peu la Grande Vadrouille, ou plutôt la Grande Débrouille, et beaucoup restent à quai. Chez les hommes, on recense pas moins de 30 forfaits et pas des moindres, comme Lewis Hoad, Jan Kodes ou Nicola Pietrangeli. Beaucoup sont absents aussi pour une autre raison. Ce premier Grand Chelem Open n'a pas encore résolu les problèmes de cohérence du calendrier. Ainsi, l'Espagnol Manuel Santana, double vainqueur à Paris, et le Néerlandais Tom Okker, tout juste titré à Rome, choisissent d'aller courir le cachet sur les tournois de Berlin, Helsinki et Saltsjöbaden, qui se disputent en même temps.
Puis il manque toute une frange du monde professionnel, alors divisé en deux troupes : la National Tennis League, qui regroupe Laver, Rosewall, Stolle, Gimeno, Gonzales mais aussi, côté joueuses, King, Casals, Jones et Dürr ; et la World Tennis Championship au sein de laquelle évoluent Newcombe, Roche, Barthès, Drysdale, Ralston, Buccholz, Pilic et Taylor, dits les "Handsome Eight", les Huit Beaux Gosses. C'est l'ensemble de ce deuxième groupe qui manque à l'appel. Les Beaux Gosses ont une tournée organisée en plein Roland-Garros, ce qui évitera de se faire à l'avenir, moyennant un arrangement financier.
Mais avec tout le respect que l'on doit aux absents, auxquels il faut ajouter l'Américain Arthur Ashe ou, côté femmes, l'Australienne Margaret Court (par choix personnels), les tout meilleurs, eux, sont là. Ou plus exactement ceux que tout le monde estime comme les meilleurs – mais ça reste encore à prouver -, à savoir le Big Four de la NTL : Ken Rosewall et Rod Laver, têtes de série 1 et 2, l'Américain Pancho Gonzalès, considéré pour sa part à 39 ans comme l'attraction n°1, ainsi qu'Andres Gimeno, moins charismatique mais tout aussi redoutable.
"Il y avait une vraie excitation à l'idée de revoir ces joueurs que l'on avait perdus depuis trop longtemps, s'enflamme Jean-Paul Loth, qui n'était pas encore entraîneur fédéral à l'époque. Les gens les considéraient comme les Harlem Globetrotters du tennis. Dans les tribunes, on entendait des "ohhhh, quel superbe revers...", des "ahhhh, tu as vu cette magnifique amortie ?" ou encore des "PAN, quelle patate au service !". On avait l'impression que le public redécouvrait un nouveau sport. C'était très exagéré car les Emerson, les Santana, bien qu'amateurs, jouaient formidablement bien au tennis aussi. Mais cette excitation générale a participé au succès de 68."
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9 juin 1968 : le jour de la finale masculine, ça clope tranquillement en tribunes, notamment Françoise Sagan, au premier plan.

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Soudain, un nouveau public débarque à Roland-Garros

L'autre enjeu majeur de cette édition demeure la fréquentation populaire, dans le contexte que l'on sait. Les doutes sont vite balayés. Dès le premier jour, Roland-Garros est envahi comme jamais. Un matin, au début du tournoi, Jean-Paul Loth se trouve dans le bureau du juge-arbitre à la Porte 13 au moment de l'ouverture des portes. "A peine les grilles avaient-elle été poussées qu'une nuée de gens a envahi le stade dans un mouvement de foule impressionnant. Pierre Ostertag s'est mis à crier : 'ça y est, "ILS" arrivent !' Ce qui voulait dire, dans sa bouche : les 'gauchos' arrivent !"
Les gauchos, c'est un peu cliché. Mais c'est vrai que Roland-Garros, jusqu'alors réservé à une élite bon chic bon genre, attire un nouveau public, plus populaire, largement constitué d'ouvriers en grève et d'étudiants en mal d'occupation. Durant toute la quinzaine, c'est un déferlement non-stop que le stade a bien du mal à contenir. La foule dégueule de partout, juchée jusque sur les toits des constructions voisines et même perchée dans les marronniers du Boulevard de la Porte d'Auteuil. Et les resquilleurs, évidemment, sont légions. Certains restent accrochés par la peau des fesses sur les grilles du stade érigées de "pics", qui seront d'ailleurs supprimés par la suite. Mais la plupart passent sans encombre.
A vrai dire, les organisateurs ferment un peu les yeux, bien contents de constater cet immense succès retrouvé, soucieux aussi de ne pas passer pour de vieux "réac" qui n'auraient rien compris à l'air du temps : "Dans ce vent de liberté qui soufflait sur la France, il était essentiel de ne pas être trop répressif dans un endroit comme Roland Garros, analyse Jean-Paul Loth. Sinon, le message aurait été : 'Ah, les riches nous ont empêchés d'entrer chez eux !' Car en 68, le tennis est encore un sport de riches. Roland Garros, on n'y allait pas par hasard. Sauf que là, pas mal de gens sont venus par hasard. Ils ont trouvé ça formidable et ils sont revenus ensuite. Ça a été une des mèches qui a permis au tournoi d'exploser dans les années qui ont suivi."
A l'époque, Roland-Garros compte seulement 9 courts et fait à peine le tiers de la superficie d'aujourd'hui. Toute la partie ouest du stade actuel, côté court Suzanne-Lenglen, n'existe pas, occupée par un terrain de rugby. Le court central, qui ne s'appelle pas encore – et pour cause – Philippe-Chatrier, n'a quasiment pas été touché depuis sa construction en 1928. La Tribune D – aujourd'hui Tribune Henri Cochet - fait à peine la moitié de la hauteur qu'on lui connaît. En se hissant sur le toit de l'institut Marey, un pavillon de trois étages dédié à de la recherche scientifique, et sur les vestiges duquel sera construit plus tard le court n°1, les gens disposent d'une imprenable fenêtre sur court. Officiellement, le central contient à peu près 13 000 places. Mais un large surbooking est pratiqué grâce aux enfilades de gradins boisés dénués de place individuelles. C'est bourré, plein à craquer. On n'y rentre plus un paquet de cigarettes.
Pas sûr que tout soit en règle au niveau des normes de sécurité. Mais la crainte première des organisateurs est plutôt que l'afflux massif de ce public "d'en bas", ce prolétariat excité, ne débouche sur des débordements. Il n'en est rien. A la vérité, la quinzaine est magnifique, avec une météo de rêve, des matches superbes – dont le quart Gonzalès-Emerson qui sera le seul joué sur deux jours à cause de la pluie – et, ceci expliquant aussi cela, une ambiance vraiment fantastique.
L'espace de deux semaines, Roland-Garros devient l'échappatoire idéale pour fuir l'atmosphère nauséabonde qui règne dans le reste de la capitale. "Il y avait vraiment un décalage entre ce qui se passait dehors, où certains étaient prêts à mettre leur vie en danger pour leurs idées, et Roland-Garros qui était devenu un ilot de détente, confirme Georges Goven. Au lendemain du tournoi, sous la plume d'Olivier Merlin, Le Monde écrira ainsi : "Dans cette période trouble qui obsédait les esprits, le sport aura constitué ici le grand dérivatif. Et quel sport plus distrayant, plus ensoleillé, plus roboratif que le tennis pratiqué par des champions étrangers que nos problèmes civiques laissent totalement indifférents et qui ne s'intéressent qu'à des contestations... d'arbitres de ligne ?"
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Mai 1968, l'anarchie dans Paris.

Crédit: Getty Images

De Gaulle entre en lice

Sportivement, les faits donnent raison au pressentiment général puisque le Big Four professionnel truste les quatre places de demi-finalistes, pour une victoire finale, donc, de Rosewall sur Laver (6-3, 6-1, 1-6, 6-2). Mais les amateurs partent la tête haute avec la présence de trois d'entre eux en quarts : le Yougoslave Boro Jovanovic, le Brésilien Thomaz Koch (vainqueur en huitièmes de François Jauffret, meilleur Français) et le Roumain Ion Tiriac qui sera le dernier à tomber, battu en quarts par Laver après avoir mené 2 sets à rien.
Chez les filles, c'est l'inverse. Le dernier mot revient à Nancy Richey, dont le statut amateur ne lui permet pas de toucher le chèque de 5 000 francs promis à la gagnante. La joueuse au short et au chapeau, après avoir sauvé une balle de match au 3e tour contre l'Australienne Krantzcke, finit au sprint en battant l'Américaine Billie Jean King en demie et la Britannique Ann Jones en finale, deux des quatre professionnelles du tableau. Les deux autres, l'Américaine Rosie Casals et la Française Françoise Dürr, sont elles sorties en huitièmes, cette dernière par l'Australienne Gail Sherriff, qui prendra la nationalité tricolore en épousant Jean-Baptiste Chanfreau à la fin de cette année 68.
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Rod Laver et Ken Rosewall après la finale 1968 de Roland-Garros.

Crédit: Getty Images

Malgré la déception, Dürr avait plus ou moins anticipé la perte de son titre : "contrairement aux garçons, nous, les filles, n'étions professionnelles que depuis très peu de temps, raconte celle qui s'est bien rattrapée en remportant le double et le double mixte. C'était une superbe opportunité mais en même temps, cela nous a empêchées de performer sur ce Roland-Garros. Car au début, c'était difficile. Nous ne jouions que toutes les quatre ensemble, dans des formats exhibitions et sur des terrains parfois étranges. Un soir, à Toulouse, nous avions joué un court qui s'arrêtait carrément à la ligne de fond !"
Loin de ces considérations sportives, Roland-Garros semble s'appliquer à jouer de bout en bout à jouer son rôle d'anti-Mai 68. Lors d'un match du 2e tour, l'arbitre doit réprimander des spectateurs surpris en train d'écouter l'allocution radiodiffusée du Général de Gaulle, qui annonce le 30 mai la dissolution de l'Assemblée Nationale ainsi qu'un remaniement ministériel. Longtemps en retrait des événements, préférant laisser à son Premier ministre Georges Pompidou le soin d'aller au feu, le Général, on le jurerait presque, a attendu Roland pour reprendre les choses en main. Au soir de son allocution, une manifestation organisée à Paris par ses sympathisants rencontre d'ailleurs un succès immense. A partir de là, le mouvement perd progressivement de son souffle. Quand arrive la fin du tournoi, le feu est quasiment éteint.
Restent les cendres chaudes de ce brasier de rage et d'ivresse qui a su profondément remettre la France en question, et Roland-Garros sur les bons rails. Et ce, malgré l'absence des principaux relais médiatiques puisque l'ORTF était en grève tout comme l'atelier de composition du journal l'Equipe, qui n'a pas paru entre le 23 mai et le 10 juin, pile pour rendre compte de la finale. Au total, cette édition 1968 a attiré officiellement 120 000 spectateurs et généré 90 millions d'anciens francs de recettes aux guichets, soit le triple de l'année précédente, malgré la fraude caractérisée.
Un dénouement jubilatoire pour Philippe-Chatrier, qui écrira dans Tennis de France, dont il était le fondateur : "Avant le premier samedi du tournoi, il était encore permis de croire que l'énorme succès des Internationaux de France Open était dû aux grèves. Avec le premier week-end, précisément celui de la Pentecôte, avec trois jours d'évasion possible à la campagne, la vérité a éclaté : il faisait beau, les automobilistes avaient retrouvé leur essence, et le public choisissait quand même Roland Garros. Les Internationaux de France sont donc redevenus une grande épreuve."
Quelques mois plus tard, Philippe Chatrier deviendra le bras droit omnipotent de Marcel Bernard, nouveau président de la FFLT, avant de prendre lui-même la présidence en 1973, pendant 20 ans. C'est durant cette période charnière qu'il lancera les grands travaux d'agrandissement du stade, afin de répondre à ce nouvel engouement populaire qui n'a fait que s'accélérer avec le "boom" du tennis. Dire que 1968 est l'année qui révolutionné Roland-Garros n'est donc pas une expression galvaudée. C'est même sans doute un euphémisme.
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