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Novak Djokovic, l'effrayant pari sous les bombes

Rémi Bourrières

Mis à jour 26/05/2020 à 12:00 GMT+2

LES GRANDS RECITS - Piégé à Belgrade lors des bombardements de l'OTAN en 1999, Novak Djokovic, alors âgé de 12 ans, prit le pari de continuer à s'entraîner malgré le danger. S'il n'avait pas attendu cet événement tragique pour nourrir son ambition et sa passion du tennis, doit-on s'étonner de la fureur avec laquelle, quelques années plus tard, il a débarqué sur le circuit ?

Novak Djokovic - Grand Récit. (Visuel Quentin Guichard)

Crédit: Eurosport

Nouvelle thématique dans Les Grands Récits, consacrée aux Itinéraires d'enfants pas gâtés. Retour sur le destin de champions qui ont tous dû surmonter des épreuves de nature diverse dans leur jeunesse. Dans ce troisième volet, retour sur l'enfance sous les bombes du futur numéro un mondial du tennis masculin, Noavk Djokovic.

Depuis le début de sa carrière, Novak Djokovic a cumulé un total de 911 victoires sur le circuit principal. On l'a vu parfois en transe après certaines d'entre elles. Mais rarement aussi ravagé par l'émotion qu'après ce succès pourtant relativement anodin remporté le 19 avril 2012, en huitième de finale du tournoi de Monte Carlo, face à Alexandr Dolgopolov.
Les deux bras pointés vers le ciel, le Serbe, à peine la balle de match conclue, fond littéralement en larmes sur sa chaise puis file vers la sortie sans même être capable d'apposer la traditionnelle signature sur la caméra. Avant de zapper, quelques minutes plus tard, la non moins obligatoire conférence de presse.
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19 avril 2012 : L'émotion de Novak Djokovic après sa victoire contre Dolgopolov à Monte-Carlo.

Crédit: Getty Images

Djokovic sera tout excusé. Le matin même du match, alors qu'il était en pleine session d'entraînement, une mauvaise nouvelle était en fait venue le faucher de plein fouet : la mort de son grand-père paternel Vladimir Djokovic, dit Vlado, à l'âge de 83 ans. Pour Novak, Vlado était un peu plus qu'un grand-père. Avec lui, c'est tout un pan de sa vie qui s'est évanoui à jamais. Certes une partie sombre, mais impossible à oublier, en tout cas pleinement constituante de ce qu'il est devenu ensuite, en tant qu'homme et en tant que champion.
C'est en effet chez Vlado qu'il avait trouvé refuge lors des frappes aériennes que l'OTAN avait menées sur Belgrade durant 78 jours (et nuits), entre le 24 mars et le 10 juin 1999, dans le cadre de la guerre civile de l'ex-Yougoslavie. Il n'est pas exagéré de dire que la vie du petit Nole aurait pu s'arrêter au cours de ces deux mois et demi d'horreur et d'effroi.

Coup de chance à Kopaonik

Le futur n°1 mondial a alors à peine 12 ans. Cela fait plusieurs années déjà, depuis 1991, que la guerre fait rage dans les Balkans, sans toutefois le toucher d'aussi près puisque d'abord essentiellement concentrée à la frontière serbo-croate, puis en territoire bosniaque.
En 1989, alors que les tensions entre les six états fédérés composant l'ancienne Yougoslavie commencent à s'intensifier, la récession économique préalable à l'inévitable conflit pousse les parents de Novak, restaurateurs à Belgrade, à ouvrir une pizzeria supplémentaire – et quelques "business" associés - à Kopaonik, une station de ski située tout au Sud, à la frontière du Kosovo, à environ 4 heures de route de la capitale serbe. Ils ne se doutent pas à quel point cette décision, et l'étrange enchaînement de circonstances qui allait l'accompagner, va sceller la formidable destinée de leur progéniture.
Premier coup du destin, peu de temps après leur emménagement à Kopaonik : la construction de trois terrains de tennis - tous détruits plus tard lors des bombardements – par un complexe hôtelier, pile en face de la pizzeria familiale. Second coup du destin : l'arrivée dans la foulée, au sein de ce club de tennis, de Jelena Gencic, une monitrice un peu iconoclaste mais déjà fortement réputée dans le pays pour avoir notamment entraîné Monica Seles, originaire comme elle de Novi Sad, et beaucoup d'autres talents de l'ex-Yougoslavie comme Goran Ivanisevic, Iva Majoli ou Mima Jausovec.
Ancienne tenniswoman... et handballeuse de niveau international, Jelena Gencic n'est plus vraiment une coach de tennis à proprement parler. A l'époque, elle gagne plutôt sa vie en travaillant pour la télévision nationale serbe, qui sera elle aussi détruite par les raids. Les cours de tennis sont devenus pour elle pratiquement un passe-temps, peut-être aussi un moyen de transmettre son savoir-faire et son affection aux enfants qu'elle n'a jamais eus. La femme est si passionnée et si dévouée qu'elle ne demande même pas, ou pas toujours, à se faire payer. A Kopaonik, toutefois, elle l'est. Elle a été appelée pour diriger durant quelques semaines des camps de tennis mis en place afin d'animer la station de ski en été.

"Votre fils sera top 5 à 17 ans"

Lors de sa toute première matinée à l'ouvrage sur les terrains, Jelena remarque un petit garçon agrippé au grillage, captivé par les va-et-vient de la balle au point de rester là durant toute la séance. Au début, elle n'y prête pas trop attention mais, voyant qu'il s'accroche (tiens donc !), elle va finalement le trouver durant la pause déjeuner. Dans sa biographie du champion serbe Novak Djokovic, the biography, le journaliste américain Chris Bowers retraduit le dialogue qui s'en suit :
- Bonjour, tu t'appelles comment ?
- Novak.
- Tu sais de quel sport il s'agit ?
- Oui, c'est du tennis, j'ai déjà essayé il y a un mois à Belgrade.
- Et quel âge as-tu ?
- Cinq ans.
- Ok, tu veux jouer avec nous ?
- J'attendais que vous me le proposiez !
Il ne faut pas plus que ces quelques mots pour faire pressentir à Jelena qu'elle tient là un gamin assez spécial. Les mots ne comptent guère, à vrai dire. Son truc à elle, ce sont les yeux. La puissance et la force du regard. C'est cela, déjà, qui l'avait frappée chez Monica Seles. "Si un enfant de cet âge est capable de soutenir votre regard pendant 10 à 15 secondes, disait-elle, alors c'est qu'il a une capacité de concentration, de motivation et de patience au-dessus de la moyenne."
Nole a tenu bien plus que ça. Hypnotisé par la retransmission télévisée du tournoi de Wimbledon qui est alors en train de battre son plein, il a passé le test haut la main. Très rapidement, Jelena lui demande de lui présenter ses parents. Elle leur annonce tout de go que leur fils sera top 5 à 17 ans. Si l'on voulait chipoter, on pourrait dire qu'elle s'est trompée. Mais pas de beaucoup...
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Le tout jeune Novak Djokovic, en 2005, avec Jelena Gencic à ses côtés.

Crédit: Imago

"Jeca, j'ai la chair de poule..."

Pour le futur n°1 mondial, Jelena Gencic sera bien plus qu'une coach de tennis, pratiquement une coach de vie. Intellectuelle et avant-gardiste, c'est elle qui l'initiera notamment aux vertus de la visualisation et même aux préambules de la méditation, par le biais de la musique classique. Au début, forcément, le jeune Novak n'est pas très réceptif. Et puis un jour, à l'écoute de l'Ouverture 1812 Solennelle de Tchaikovsky, il lui confesse du bout des lèvres : "Jeca, j'ai la chair de poule..." Gencic lui conseille alors de prendre cette musique en référence durant toute sa future carrière : "Dans les moments de forte tension d'un match, souviens-toi cette musique, et sers-toi de la puissance qu'elle dégage pour te pousser."
Novak a-t-il pensé à Tchaikovsky au moment de devoir sauver ces deux balles de match contre Federer, l'an dernier, en finale de Wimbledon ? Lui seul le sait. Mais après son titre, il a certainement repensé, comme toujours, à celle qu'il appelait sa deuxième maman, finalement décédée d'un cancer début juin 2013. Un an après Vlado. Deux personnes qui auront joué à son égard un rôle protecteur capital lorsque les missiles alliés ont noirci le ciel de son pays, en 1999.
A ce moment-là, la famille Djokovic se trouve à Belgrade, où leur fils s'entraîne désormais, au Partizan, club qu'il a eu l'opportunité de rejoindre par l'entremise de Jelena Gencic. Srdjan et Dijana Djokovic, eux, sont un peu fatigués. Voilà des années qu'ils se tuent à la tâche à Kopaonik, donnant des cours de ski le jour et travaillant au restaurant le soir afin de mettre un peu d'argent de côté, et ce en grande partie pour financer le projet de vie de leur aîné. Projet qui, déjà, ne fait plus vraiment de doute. Le manque de moyens commence à être un réel souci. Plus tard, il deviendra quasiment rédhibitoire. Mais en cette année 1999, il va être relégué pendant quelques semaines au second plan des préoccupations vitales.
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Srdan et Dijana Djokovic, les parents de Novak, ici en tribune à Roland-Garros.

Crédit: Getty Images

Un bombardement contesté et sous-évalué

19 mars 1999. La conférence de Rambouillet, énième et dernière tentative de régler diplomatiquement le conflit entre les dirigeants yougoslaves et les indépendantistes kosovars, se solde par un nouvel échec couru d'avance. Slobodan Milosevic, le président de la Yougoslavie, extrémiste serbe patenté, mène une horrible campagne de purification ethnique à l'égard de la communauté albanaise qui peuple majoritairement le Kosovo et qui est aussi présente en masse en territoire serbe.
Dès 1998, l'ONU a pris une résolution pour condamner officiellement ses exactions. L'OTAN, l'organisation des forces alliées de l'Atlantique, lui a emboîté le pas en menaçant à plusieurs reprises le dictateur de faire appel à la force. Milosevic, estimant inacceptables les conditions de sa rédemption, est resté sourd à ces menaces. Et n'a jamais cessé son entreprise macabre.
Face à l'impasse, le Conseil de Sécurité de l'OTAN signe la résolution fatale. L'alliance Atlantique décide de mener une campagne de frappes exclusivement aériennes à destination de différents points stratégiques, de Belgrade mais aussi d'autres villes de Serbie et du Kosovo. Baptisée Opération Force Alliée, la campagne s'imagine courte, chirurgicale et sans la moindre victime collatérale. Elle sera longue, exsangue et meurtrière.
Sur la forme, déjà, elle est contestée car décidée sans le consentement de l'ONU. Et puis, elle sous-évalue très nettement le temps de frappes nécessaire : au total, il faudra procéder à 37 485 sorties aériennes dont 8 876 missions offensives pour faire capituler Milosevic. Le bilan humain n'a jamais clairement pu être établi, mais on estime qu'un minimum de 500 civils ont été tués. Dont la sœur de Jelena Gencic.
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Mai 1999 : Belgrade à feu et à sang pendant les bombardements de l'OTAN.

Crédit: Getty Images

"Ma mère a perdu connaissance, c'était la panique totale"

Pour les habitants de Belgrade, c'est le début d'un long tunnel, sombre et cauchemardesque. La ville est bombardée de partout, à n'importe quelle heure du jour et surtout de la nuit. Dès que retentissent les sirènes hurlantes annonciatrices d'un bombardement imminent, la famille Djokovic file le plus rapidement possible chez Vlado, qui habite juste à côté dans un 2 pièces avec une cave nichée au cœur d'un espace en sous-sol entièrement bétonné. C'est là, dans cet abri de fortune, que les Djokovic vont s'entasser parfois des nuits entières en compagnie de plusieurs dizaines de personnes, famille, amis ou voisins venus eux aussi laisser passer l'orage en priant.
Il y a quelques années, pour la chaîne américaine CBS, puis très récemment pour une autre émission de télé américaine - la bien nommée "In Depth with Graham Bensinger" ("En profondeur avec Graham Bensinger", Ndlr) - Novak a ouvert aux caméras les portes de cet abri dans lequel il a mis sa vie en suspens. Et raconté avec force le détail des heures anxiogènes qu'il y a vécues.
Notamment cet épisode particulièrement dur, survenu l'une des toutes premières nuits du bombardement. "Nous étions chez nous, sur le point de nous endormir quand soudain, nous avons entendu une énorme explosion. Ma mère s'est précipitée, a chuté, sa tête a heurté le radiateur et elle a perdu connaissance. C'était la panique totale, nous pleurions tous parce qu'elle ne bougeait plus et parce qu'on entendait les bombes voler autour de nous. Finalement, elle s'est réveillée, nous avons rassemblé nos affaires le plus vite possible et nous avons filé nous mettre sous l'abri. Dans la rue, il faisait noir. A mon tour, j'ai glissé sur le sol. En tombant, j'ai levé les yeux au ciel et j'ai vu les avions qui volaient au-dessus de moi en lâchant leurs bombes, tandis que le sol tremblait. C'est probablement le souvenir le plus traumatisant que j'ai de cette période."

Un "Happy birthday" au son des avions

Les trois premières semaines du bombardement, les Djokovic passent le plus clair de leur temps confinés chez Vlado. Là au moins s'y sentent-ils en sécurité, ce qui est sans doute un peu optimiste puisque des victimes ont aussi été recensées dans des bunkers. Et puis, au bout de quelque temps, la famille se risque à mettre le nez dehors. D'abord un peu. Puis de plus en plus. Pour finalement reprendre rapidement le cours de sa vie normale. "C'était ça ou nous allions tous devenir fous", expliquait récemment Dijana Djokovic dans une rare interview accordée au quotidien suisse Blick. L'homme, dit-on, s'habitue à tout. Même au pire.
Vivre normalement ? Pas facile quand même quand le bruit des Falcon et des Nighthawk déchire la quiétude du ciel au-dessus de vos têtes. Le 22 mai 1999, alors que s'apprête à débuter en France une édition de Roland-Garros qui marquera le sacre d'Andre Agassi à Paris, le 12e anniversaire de Nole, organisé dans son club de tennis, est lui aussi marqué par des bombes américaines d'un autre genre. Le "Happy Birthday Novak" est rythmé par la musique fracassante des avions de chasse qui passent au loin, accompagnés de leur funeste cargaison. Si celle-ci est censée être larguée vers des endroits désertés de vie humaine, la réalité est qu'on ne sait jamais trop où et quand cela peut tomber. Une bavure n'est jamais à exclure...
Ana Ivanovic, qui a le même âge que Djokovic, a ainsi en mémoire cette soirée où ses parents avaient fait évacuer tout le monde à la hâte. Ils avaient en effet reçu un tuyau selon lequel le centre de poste situé près du domicile familial devait être bombardé pendant la nuit. "Nous étions allés passer la nuit chez mes grands-parents, à quelques minutes en voiture. Juste avant d'arriver chez eux, nous devions passer sous un grand immeuble. A peine un quart d'heure après notre passage, une énorme explosion a retenti : l'immeuble avait été bombardé..."
Ça ? Ce n'est rien, probablement un camion qui vient de tomber dans un trou...
Ana ressent encore le tremblement des fenêtres au passage des bombes, et se souvient aussi de cet énorme big-bang, cette fois causé par un avion de chasse qui venait de passer le mur du son. Complètement terrorisée, la future gagnante de Roland-Garros est allée se blottir dans les bras de son père en lui demandant ce qui pouvait bien encore se passer. "Ça ? Ce n'est rien. Probablement un camion qui vient de tomber dans un trou..." Que voulez-vous dire à un enfant face à de telles atrocités ?
Cela dit, si le fait de vivre une guerre à cet âge-là est l'assurance d'en rester profondément marqué à vie, il y a au moins un avantage : l'optimisme et l'éternelle insouciance de l'enfance aident à mieux en évacuer le traumatisme. "J'arrivais quand même à voir le bon côté des choses, concède Novak Djokovic. D'abord, je n'avais plus à aller à l'école. Et puis, je pouvais jouer au tennis toute la journée."
Pour retrouver le chemin des courts en se mettant le moins possible en péril, Novak peut compter sur l'entregent de Jelena Gencic, qui a ses entrées à peu près partout où se trouve un terrain de tennis. L'idée est de choisir stratégiquement les lieux d'entraînement. Jelena opte généralement pour un court situé le plus près possible d'un endroit récemment bombardé, partant du principe que les forces alliées ne frapperaient pas deux fois au même endroit. Globalement, les choses se passent ainsi. Sauf une fois. "Un jour, j'ai fait une erreur. Ils ont bombardé les environs d'un court où l'on venait juste de s'entraîner", racontait la vieille dame dans son interview accordée à Chris Bowers.
Mais la bonne fortune de Novak Djokovic ne le trahit donc pas. La graine de champion ainsi que tous ses proches passent finalement à travers les bombes, sans dégât. Avec un peu de cynisme, on pourrait même dire que la guerre l'a aidé à réaliser son rêve tennistique. Pendant deux mois, il peut jouer quasiment toute la journée, bien plus qu'il ne l'aurait fait dans un contexte normal. Certes pas dans de bonnes conditions, souvent sur des terrains de fortune, dans un décor criblé de balles et drapé d'un silence de mort. Mais il joue.

Un pays exsangue et ruiné

Ses copains aussi doivent faire avec les moyens du bord. Ana Ivanovic s'entraîne carrément dès 6h du matin au fond de la piscine olympique désaffectée de son club du 11 Avril, que le père de Janko Tipsarevic, qui s'entraîne dans ce même club, a eu l'idée avec quelques amis de réaménager en terrain de tennis, beaucoup moins cher d'utilisation.
Cela dit, quand les bombardements prennent fin le 10 juin 1999, les conditions précaires sont loin d'être désormais le principal problème des Djokovic. Il y a aussi l'argent, qui commence sérieusement à manquer. La guerre a entraîné le pays dans une situation économique désastreuse. Frappée de sanctions par l'ONU, la Serbie ne peut plus importer. La pénurie de vivres se fait sentir un peu partout, tandis que l'inflation atteint des taux hallucinants. Plutôt florissante avant la guerre, la Serbie se retrouve à genoux. Et les Djokovic, très clairement, dans le dur. Au point que Nole, régulièrement, se pointe à l'entraînement le ventre vide.
En mai 1999, presque toute la Serbie est touchée par les bombardements.
Financièrement, les problèmes ne font qu'augmenter à mesure que le joueur progresse et qu'il se rend à l'étranger de plus en plus fréquemment, pour jouer des tournois ou pour s'entraîner à l'académie de Nikki Pilic, en Allemagne, qu'il intègre partiellement à compter de l'an 2000 (puis à temps complet en 2002). Les parents de Nole y passent tous leurs frais, et ce souvent au détriment de leurs deux plus jeunes fils, Marko et Djordje, dont on dit que la carrière potentielle a peut-être été compromise sur l'autel de ces sacrifices.
Sacrifices qui ne s'avèrent pas suffisants, d'ailleurs. Sans une aide supplémentaire, il devient de plus en plus évident que Novak ne pourra pas réaliser son rêve. Pas un jour ne passe sans que son père n'aille faire du porte à porte pour démarcher des sponsors. Mais plus personne n'a les moyens ni le goût d'investir, surtout dans un sport qui n'est culturellement pas très développé en territoire serbe. La réponse est immuablement la même : non !

Sauvés par des escrocs

Srdjan et Dijana, qui travaillent déjà d'arrache-pied, sont obligés de vendre leur restaurant de Belgrade, des bijoux en or... Ils dorment même dans un lit sans matelas en attendant d'avoir de quoi s'en payer un. « Nous avons vraiment vécu une période difficile, confessait aussi Dijana Djokovic à Blick. L'argent que nous gagnions à Kopaonik était tout juste suffisant pour payer notre loyer. Je me réveillais chaque matin sans même savoir si l'on aurait de quoi s'acheter du pain. Nous n'avions aucun soutien en Serbie. Ça me faisait mal, j'étais désespérée. L'inquiétude m'a rendu malade. »
Le couteau sous la gorge, Srdjan finit par se tourner vers des créanciers privés peu scrupuleux qui lui proposent des prêts à des taux exorbitants, jusqu'à 15%. On n'est pas loin de l'escroquerie mais il n'a pas le choix. Il contracte un premier prêt, puis un deuxième pour rembourser le premier, puis un troisième pour rembourser le deuxième, et ainsi de suite... Personne ne lui tend la main jusqu'au moment où il commence à devenir évident que son fils va devenir grand. L'avenir finira par lui sourire mais on dit que Srdjan ne s'est jamais totalement remis de cette période difficile, durant laquelle il a développé un caractère conflictuel et impétueux qui le conduira à quelques frasques excessives.
Certains paieront cher sa rancune tenace contre la terre entière, comme l'ancien joueur et président de la fédération serbe Slobodan Zivojinovic, qu'il a contribué à destituer de ses fonctions. Mais comment ne pas le comprendre au moins un peu, quand on connaît l'envers de l'histoire ? "Tout ce qu'a fait Srdjan, c'est pour le bien de son fils, a dit un jour le Croate Ivan Ljubicic, désormais coach de Roger Federer mais qui n'en est pas moins un proche de Novak Djokovic, avec qui il a partagé son entraîneur italien Riccardo Piatti entre 2005 et 2006. Il a souvent eu tort sur la forme, mais raison dans le fond."
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Novak Djokovic et son père.

Crédit: Getty Images

"Cette guerre a été montée de toutes pièces à des fins économiques"

On peut marquer la fin officielle des ennuis financiers de Novak Djokovic à 2003 lorsque, à l'âge de 16 ans, il signe son premier contrat avec un agent international, l'Israélien Amit Naor, et se lance sur le circuit professionnel. A ce moment-là, Novak aussi a une colère immense au fond lui. Mais pas tout à fait pour les mêmes raisons que son père. A l'instar de tous les jeunes Serbes de sa génération, il se sent le devoir de partir en croisade pour rattraper le profond sentiment d'injustice et d'horreur causé par la guerre.
Ce sentiment, il faut probablement l'avoir ressenti pour le comprendre. Partout, et notamment dans les pays occidentaux, les Serbes, victimes de l'image déplorable de Milosevic, sont considérés comme les principaux fautifs de la guerre. Ils se sentent perçus comme des barbares assoiffés de crime et de sang. "Même dans les films, à chaque fois qu'il y a un méchant, il faut qu'il soit Serbe, s'il n'est pas Russe", fait remarquer la pourtant peu belliqueuse Ana Ivanovic.
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Ana Ivanovic et Novak Djokovic en 2013 lors de la Hopman Cup.

Crédit: Getty Images

"Il faut se rendre compte à quel point tout cela est dur à avaler, même encore aujourd'hui, insiste, dans un français impeccable, l'ancien joueur serbe Petar Popovic, qui avait pu fuir sa ville de Novi Sad pour s'exiler en France à la veille des premiers bombardements, prévenu par un ami de son frère pilote de l'OTAN. Le monde entier nous a donné le mauvais rôle alors que 90% des Serbes étaient contre cette guerre. Celle-ci nous a été imposée par les politiques et l'on sait tous pourquoi : les Alliés voulaient instaurer une base pour avoir le contrôle des Balkans. Comme toute guerre, elle a été montée de toutes pièces à des fins économiques, et n'a servi à rien sinon à nous faire reculer de 30 ans."
Aujourd'hui encore, cette opération militaire, principalement dirigée par les Américains mais avec le soutien de leurs alliés européens et notamment de la France, reste contestée tant dans sa légitimité que dans son efficacité.

En mission pour redorer l'image de la Serbie

Petar Popovic, qui a été ensuite l'entraîneur d'un Croate, Ivo Karlovic, d'un Serbe, Filip Krajinovic, et désormais d'un Bosniaque, Damir Dzumhur, pourrait être érigé en symbole de la bonne entente globale entre les peuples de l'ex-Yougoslavie. Mais des tensions ont longtemps perduré malgré tout. Djokovic, qui s'est souvent voulu aussi le porte-parole de cette unité – il a des origines kosovares par son père et croates par sa mère - en a lui-même été victime.
En 2008, un groupuscule albanais l'aurait menacé en rôdant autour de sa maison en plein Wimbledon. Le lendemain, il s'inclinait face à Marat Safin... Quelques mois plus tard, à l'Open d'Australie 2009, une bagarre entre des supporters serbes et bosniaques avait éclaté à l'issue de son match contre le Bosno-Américain Amer Delic.
Mais qu'il l'ait voulu ou non, au fur et à mesure de l'augmentation de sa renommée, Novak Djokovic, devenu le fleuron national de la Serbie, a été investi d'une mission d'homme d'Etat : celle de changer en profondeur l'image de son pays. En 2013, il devient ainsi l'un des rares sportifs à s'exprimer devant l'Assemblée générale de l'ONU – alors présidée par le Serbe Vuk Jeremic - pour annoncer la création d'une Journée Internationale du sport au service du développement et de la paix. "On m'a souvent répété qu'à l'étranger, il y aurait toujours une forme de stéréotype à l'égard du peuple serbe, et je crois que c'est un sentiment profondément ancré chez tous les Serbes de ma génération. A cause de notre passé, nous devons faire plus pour être vus."
Sans faire de la psychologie de comptoir, c'est peut-être ce qui explique, chez Novak Djokovic, cette peur du désamour si ancrée qu'il finit parfois lui-même par le provoquer, bien inconsciemment. Ce qui explique aussi son patriotisme exacerbé, encore qu'au fil de ses voyages à l'étranger et de sa curiosité d'esprit naturelle, celui-ci s'est teinté d'une ouverture sur le monde qui lui donne un cosmopolitisme culturel assez unique.
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En 2013, Novak Djokovic aux Nations Unies, en compagnie de Jacques Rogge et Vuk Jeremic.

Crédit: Getty Images

"La haine, je m'en suis servi pour devenir plus fort"

Il faut comprendre aussi Novak Djokovic dans sa quête éternelle de la paix et de l'amour, qui lui a probablement permis de provoquer au fond de lui ce fameux "grand pardon" nécessaire à sa stabilité émotionnelle. "Cette guerre m'a rendu en colère, comme tous les Serbes, et les cicatrices de cette colère sont toujours présentes. Mais j'ai travaillé sur moi-même et aujourd'hui, même si je n'oublierai jamais, je ne ressens plus cette émotion négative. La haine, la rage, je m'en suis servi comme un outil pour devenir plus fort. Cette période m'a appris à être plus résilient, mais aussi plus reconnaissant de chaque moment de la vie."
Une vie qui a donc fini par reprendre son cours, envers et contre tout. L'horreur a accouché d'une génération de joueurs serbes exceptionnels, de Nenad Zimonjic à Novak Djokovic en passant par Ana Ivanovic et Jelena Jankovic, tous devenus n°1 mondiaux, sans oublier Janko Tipsarevic et Viktor Troicki, qui ont été respectivement 8e et 12e à l'ATP. Une performance incroyable pour un pays d'à peine plus de 7 millions d'habitants.
Impossible de déterminer précisément l'importance de la guerre dans cette floraison de champions. "D'autant qu'à côté de ça, il y a au moins une quinzaine de joueurs très talentueux qui n'ont en revanche jamais pu percer", tient à contrebalancer Petar Popovic. Mais ça ne peut pas être une totale coïncidence non plus...
Unie par un lien indéfectible – on se souvient des larmes collectives des joueurs serbes en fin de saison dernière après leur élimination en Coupe Davis qui marquait la retraite de Tipsarevic et plus généralement la fin d'une époque -, cette génération issue des temps obscurs ne manque jamais une occasion de se retrouver pour passer du temps ensemble. Ça parle de tout, de rien, mais jamais de la guerre. Jamais. Chacun sait bien au fond de lui ce qui s'est passé. Et il est des choses qu'il vaut mieux parfois laisser enfouies le plus profondément possible. Pour toujours.
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Novak Djokovic en larmes après l'élimination de la Serbie en Coupe Davis, l'an dernier. A ses côtés, Nenad Zimonjic et Viktor Troicki (masqué par Zimonjic).

Crédit: Getty Images

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