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L'impossible et infernal débat du "Goat"

Laurent Vergne

Mis à jour 03/02/2020 à 19:33 GMT+1

OPEN D'AUSTRALIE – Roger Federer est le plus grand champion de l'histoire du tennis. Le "Goat". A moins que ce ne soit Rafael Nadal. Ou Novak Djokovic. Ou bien encore un plus glorieux ancien. Ce débat, qui a pris une place déraisonnable chez les observateurs, au sens large, des choses du tennis, est le plus vain qui soit. Il est surtout impossible de lui apporter une réponse définitive.

Qui est le "Goat" ?

Crédit: Eurosport

C'est un inévitable refrain. Une ritournelle incontournable, quasi permanente, mais dont l'impact sonore est décuplé à chaque finale de Grand Chelem impliquant Roger Federer, Rafael Nadal ou Novak Djokovic. Soit à chaque tournoi majeur puisqu'il apparait impossible d'en vivre une sans au moins un des trois monstres sacrés du XXIe siècle. Alors, qui est le plus grand joueur de tous les temps ? Qui est le fameux "GOAT" (greatest of all time) ?
Ce débat excite au plus haut point le grand public et, soyons honnêtes, le milieu médiatique. Il y a dans cette course un petit côté épuisant. Pour deux raisons. Ce débat-là apparait à la fois infernal et impossible. Infernal, car il finit par prendre le pas sur les véritables enjeux.
A tel point que chaque duel entre ces géants, notamment dans une finale de Grand Chelem, prend presque le dessus sur la question du jour, qui devrait pourtant se suffire à elle-même. La finale du dernier Wimbledon, la dernière à avoir mis aux prises deux membres du Big 3, a ainsi été vue au moins autant sous le prisme du "serons-nous à 21-15 ou à 20-16 au nombre de couronnes majeures ?" que du fait de savoir qui remporterait Wimbledon.
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Novak Djokovic et Roger Federer après la finale 2019 de Wimbledon.

Crédit: Getty Images

La position spécifique de Djokovic

Qu'en pensent les principaux intéressés eux-mêmes ? Roger Federer a expliqué que ce genre de considérations fut prégnante dans son esprit il y a bien longtemps, quand il était en chasse derrière Pete Sampras et que tout le monde lui parlait du record de titres en Grand Chelem matin, midi et soir.
Aujourd'hui, il assure s'en être détaché. On ne fera pas l'offense au Suisse de penser à sa place. Il est probable que cette histoire ne l'empêche ni de dormir ni de jouer, mais difficile de ne pas imaginer qu'il ne serait pas titillé dans son orgueil si, un jour, il venait à être dépossédé d'un record dont il jouit seul depuis la fin des années 2000.
Rafael Nadal, lui, répète à l'envi une formule efficace : "Vous ne pouvez pas être constamment frustré parce que le voisin a une plus grosse maison que vous, ou une plus grosse télé, un plus grand jardin." Après sa victoire en finale du dernier US Open contre Daniil Medvedev, l'Espagnol avait à nouveau résumé sa pensée : "je ne suis pas rentré sur le court pour gagner un 19e titre du Grand Chelem, mais pour remporter l'US Open 2019."
Le cas de Novak Djokovic, avec sa quête permanente de reconnaissance pour s'émanciper de son statut de 3e géant (géant quand même, mais le 3e...), diffère quelque peu. Il semble avoir pris son parti de la vacuité de sa quête : malgré ses efforts, peut-être trop appuyés, pour être aimé du plus grand nombre, sa cote affective ne sera jamais tout à fait l'égale de celle de ses deux comparses. Sa réponse à lui doit donc passer par le palmarès.
S'il se hisse devant les deux autres dans tous les domaines statistiques, y compris et surtout celui du nombre de Grands Chelems, viendra un moment où il pourra clamer : et là, maintenant, c'est qui le patron ? Patron, il l'est depuis un moment. Quasiment dix ans, malgré quelques alternances au sommet pour Federer et Nadal. Mais à l'échelle de la grande Histoire, il demeure pour l'heure le troisième homme de cette folle génération. Djokovic l'a avoué après Wimbledon l'été passé, il veut marquer l'histoire et a même eu un mot, "obsession", pour qualifier son rapport à tout ça. De par sa position, il en a sans doute davantage besoin que les deux autres.
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Novak Djokovic

Crédit: Getty Images

L'esprit de notre temps

Sans le vouloir, c'est bien l'incroyable trio du tennis moderne qui a conféré sa dimension actuelle à ce débat. Chaque époque a connu son ou ses tyrans, mais jamais elle n'avait imposé à la face de l'histoire trois spécimens de cette nature en simultané. Un ogre de ce type, c'est déjà monumental. Mais trois... Federer, Nadal et Djokovic écrasent leur temps dans des proportions inouïes. En une décennie et demie, ils se sont installés comme les trois champions les plus titrés de l'histoire de leur sport.
Je peux me tromper, mais il me semble que, sur une période temporelle comparable, du milieu des années 70 à la fin des années 80, elle aussi dégoulinante de légendes, de Borg à McEnroe, de Connors à Lendl, cet enjeu-là n'avait pas le cuir aussi épais. Idem dans la décennie suivante, quand Pete Sampras s'était lancé à la poursuite du record de Roy Emerson. C'est, aussi, l'esprit de notre temps.
Mais ce débat-là est on ne peut plus vain. Vous trouverez des "federistes", des "nadaliens" et des "djokoviens" tous prêts à vous affirmer que leur poulain est, de façon incontestable, LE plus grand. A ce petit jeu, chacun dispose de ses arguments et de ses limites.
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Federer - Nadal - Djokovic

Crédit: Getty Images

Federer, aujourd'hui, détient toujours le record de victoires en Grand Chelem, du nombre de finales, de demies ou de quarts joués, de semaines à la première place mondiale, il a dépassé les 100 titres en carrière, etc. Mais il est mené dans les confrontations directes face aux deux autres.
Nadal a porté sa domination sur terre battue à des niveaux invraisemblables qui ne trouvent aucune comparaison dans le passé ou le présent, il a été champion olympique en simple, domine ses deux rivaux dans les duels directs en Grand Chelem. Mais il n'a jamais gagné le Masters, n'a connu aucune période de domination durable, en tout cas du même ordre que celles de Federer ou Djokovic, et son bilan en indoor est à peine digne d'un top 20.
Quant au Serbe, il possède désormais l'ascendant direct contre "Rodgeur" et "Rafa", mais, jusqu'à preuve du contraire, totalise moins de titres majeurs qu'eux.

Deux questions aux allures de mur

Si, à l'instant T, vous souhaitez soutenir que l'un des trois est au-dessus des deux autres, vous aurez de l'eau à apporter à votre moulin. Mais cette discussion se heurte à au moins deux questions aux allures de mur :
. Comment comparer de façon fiable ce trio-là aux autres géants du passé ?
. La "grandeur" d'un champion doit-elle se mesurer aux seuls éléments statistiques ? La vérité des chiffres est ce qu'elle est : la vérité des chiffres. Pas la vérité absolue.
Le tennis est un sport plus que séculaire. Il a beaucoup évolué au fil du temps, y compris dans son organisation. Pour donner un exemple, les statistiques concernant les semaines à la place de numéro un sont à prendre avec des pincettes, puisque ce classement n'a été créé qu'en 1973. Le Masters, lui aussi, date des années 70.
Le Grand Chelem, référence absolue, offre une vision plus large. Pratique, pour comparer. Oui... mais non. Avant l'ère Open, la plupart des plus grandes figures du tennis mondial passaient l'essentiel de leur carrière chez les professionnels, non chez les amateurs. Donald Budge est passé pro après son Grand Chelem en 1938. Il avait 23 ans.
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Donald Budge, Novak Djokovic et Rod Laver

Crédit: Eurosport

Même sur l'ère Open, il est difficile de comparer

J'évoquais, dans notre récent débat avec Bertrand Milliard sur les champions les plus sous-estimés, le cas de Ken Rosewall. Malgré huit titres du Grand Chelem sur son CV, l'essentiel de sa vie tennistique a épousé le circuit professionnel. Celui-ci comptait son propre Grand Chelem. Si l'on cumule les palmarès de Rosewall dans ces deux mondes disparates, il surfe ainsi au-delà de la ligne de flottaison des vingt couronnes majuscules. Idem pour un Rod Laver, l'homme aux deux Grands Chelems. Mais cet aspect n'est que rarement pris en compte, le seul Grand Chelem de référence à l'heure des comptes demeurant celui des amateurs puis de l'ère Open.
L'ère Open, justement. Au moins peut-on comparer de façon équitable sur plus d'un demi-siècle, non ? Non. Pour une raison simple. Trop longtemps, il n'y eut pas quatre tournois du Grand Chelem mais trois plus un.
L'Open d'Australie a pâti jusqu'au milieu des années 80 de sa situation dans le calendrier et sur le globe. Boudé par la quasi-totalité des stars du circuit, il offre jusqu'au début des années 80 un palmarès rabougri face aux trois monstres que sont Roland-Garros, Wimbledon et l'US Open.
Björn Borg a ainsi bâti son palmarès sur trois Majeurs. Il n'a mis qu'une fois les pieds aux Antipodes, à 18 ans. Jimmy Connors n'a disputé que deux fois "l'Australian", en 1974 et 1975, pour un titre et une finale. Quel serait leur palmarès si ce tournoi avait eu, de leur temps, la même valeur que du nôtre ?
L'échantillon sur lequel il est juste d'établir une comparaison s'étend donc sur environ 35 années. Les 35 dernières. Et encore, chipoteront certains, l'uniformisation des surfaces au beau milieu de cette période apporte elle-même une limite. Il n'empêche. Le trio Federer – Nadal – Djokovic peut assez sereinement toiser les Sampras, les Agassi, les Lendl et Cie.
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Rafael Nadal et Björn Borg, duel à travers les âges. (Par Florian Nicolle)

Crédit: Eurosport

Le "Goat", c'est d'abord votre "Goat"

Mais doit-on délimiter les contours de ce débat à une affaire d'expert-comptable ? C'est quoi, au fond, la grandeur d'un champion ? A quoi mesure-t-on son impact sur son sport, voire au-delà ?
Si, d'ici deux ans, Federer reste scotché à 20 titres du Grand Chelem et rétrograde derrière Nadal et Djokovic, dans l'ordre que vous souhaitez, sera-t-il automatiquement un moins grand champion que les deux autres ? Le joueur le plus titré est-il à coup sûr le plus emblématique de son temps ? Aucun autre joueur n'incarne davantage le tennis en tant que spectacle mondialisé que le Suisse depuis le début du siècle. Federer en est l'emblème.
Il a transcendé sa nationalité, génère un intérêt (regardez sa tournée en Amérique du Sud avec Zverev, on aurait dit les Beatles et les Stones à lui seul) et des audiences télés (dans un contexte en berne) incomparables au reste du monde, Djokovic et Nadal compris.
D'une certaine manière, il se suffit à lui-même, bien au-delà de son palmarès. Comme Björn Borg jadis. D'autres ont gagné davantage que le Suédois. Mais l'homme au bandeau FILA a révolutionné le tennis comme aucune autre en le faisant entrer dans une dimension qu'il n'avait jamais ne serait-ce qu'effleuré. Cette contribution vaut bien quelques titres du Grand Chelem.
Cette dimension-là n'entre dans aucune colonne statistique. Faut-il l'intégrer dans une approche globale de ce que doit être le "Goat" ? A chacun de voir midi à sa porte. Au fond, tout ceci est donc d'abord affaire de sensibilité, de vécu et, tout simplement, de goût. Ils obéissent au cœur davantage qu'à une quelconque forme de raison. Les débats sans fin sont à la fois les plus inutiles et les plus savoureux. Alors, débattez. En vain. Parce que le "Goat", c'est d'abord votre "Goat". Et c'est très bien comme ça.
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Nadal - Federer - Djokovic : la folle course poursuite.

Crédit: Eurosport

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