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Christian Laettner, le chef-d'œuvre du "connard N°1 de tous les temps"

Laurent Vergne

Mis à jour 27/11/2019 à 16:10 GMT+1

LES GRANDS RECITS – Christian Laettner. 12e homme de la Dream Team, auteur d'une carrière en demi-teinte en NBA, il reste surtout un des joueurs les plus marquants de l'histoire du basket universitaire. Bardé de titres et d'honneurs avec Duke mais personnage controversé et haï, il a livré un soir de mars 1992 un match en forme de chef-d'œuvre, sublimé par "le shoot entendu autour du monde".

Christian Laettner.

Crédit: Eurosport

Cet automne, les Grands Récits sont consacrés aux dénouements inoubliables de l'histoire du sport, dans cette série baptisée "Sur le fil". Ce mardi, retour sur une fin de match qui a marqué à jamais la NCAA : le shoot au buzzer de Christian Laettner, en 1992, avec Duke, contre Kentucky. L'heure de gloire du joueur le plus détesté de l'histoire du basket universitaire américain.

"Plus réussi est le méchant, plus réussi est le film". Telle était la devise d'Alfred Hitchcock. Dans ses scénarios comme à l'écran, le maître du suspense a toujours prêté une attention particulière aux figures du mal dans ses films. Psychose doit d'abord son pouvoir de fascination à Norman Bates. A l'image de James Mason dans La mort aux trousses ou Joseph Cotten dans L'ombre d'un doute, le méchant chez Hitchcock dégouline souvent de charme. On se délecte à les détester.
Il en va de même dans le sport, où l'attirance pour une équipe ou un champion s'accompagne souvent d'une répulsion pour d'autres. Christian Laettner fut ainsi le joueur le plus détesté de l'histoire du basket universitaire. En 2015, ESPN lui a consacré un documentaire, ce qui en dit long sur la trace qu’il a laissée. Le titre, lui traduit bien la manière dont il était perçu : "I hate Christian Laettner". Je hais Christian Laettner.
Il était, c'est vrai, le méchant parfait, enveloppé d'un charme insupportable. Trop beau gosse. Trop fort. Trop arrogant. Trop condescendant. Trop vicelard. Le journaliste américain Gene Wojciechowski l'a résumé d'une formule : "Il est un des dix meilleurs joueurs universitaires de l'histoire, et le connard numéro un de tous les temps".

L'homme de tous les records

Dans la fiction, il est rare que le méchant, aussi subtil et attractif soit-il, triomphe à la fin. Christian Laettner, lui, avait toujours le dernier mot. Chacune de ses victoires a renforcé l'aversion pour le joueur comme pour le personnage avec, en point d'orgue, le chef-d'œuvre du 28 mars 1992. Une des plus grandes performances individuelles jamais vues, pour un des plus grands matches jamais vécus, au dénouement inoubliable. Jamais il ne fut aussi grand, et haï, que ce soir-là.
Sous le maillot de Duke, la fac la plus... détestée des Etats-Unis, Laettner est le seul joueur de l'histoire de la NCAA à avoir disputé quatre fois le Final Four, pour deux titres, en 1991 et 1992. Il détient à peu près tous les records du célèbre tournoi universitaire, donc ceux du nombre de points marqués, de matches joués et de matches gagnés. Sachant que peu de stars universitaires vont aujourd'hui au bout de leur cursus pour rejoindre la NBA précocement, ses records ne tomberont peut-être jamais.
Mais pourquoi a-t-il suscité autant d'animosité, quand Grant Hill, l'autre grande star de l'époque à Duke, n'a jamais provoqué un tel effet repoussoir ? Peut-être, tout simplement, parce qu'il était Christian Laettner. Il a endossé ce rôle avec une délectation certaine. "Je ne pouvais pas empêcher les gens de me détester, alors j'ai utilisé ça à mon avantage,explique-t-il dans le film d'ESPN. Je me disais 'je vais faire en sorte que vous me détestiez encore plus'. Je n'allais quand même pas perdre mon temps à me demander pourquoi ils me détestaient ou ce que je pouvais faire pour qu'ils m'aiment ?"
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1992 : Duke conserve son titre et trône encore sur la NCAA.

Crédit: Getty Images

Même ses coéquipiers ne l'aimaient pas

Le pays tout entier, ou presque, l'avait dans le nez. Le grand public. Les journalistes. Les entraineurs et joueurs adverses. Un jour, lassé de prendre des coups de coude aussi discrets que douloureux, Rod Sellers craque. Alors que Laettner est au sol à lutter pour le ballon, le pivot de Connecticut se jette sur lui et lui écrase la tête sur le parquet. "Je voulais le tuer. En fait, je crois que je veux toujours le tuer", avouera bien plus tard Sellers, en rigolant à moitié.
Même ses coéquipiers avaient du mal à supporter Christian Laettner. "Tout le monde le détestait et nous aussi, sourit Grant Hill. Il avait ce regard comme pour dire 'je suis meilleur que toi'. De toute ma vie, je ne sais pas si j'ai joué avec une personnalité comparable à Christian. C'était un coéquipier difficile. Il pouvait être brutal. Verbalement, physiquement."
L'antagonisme atteint surtout des sommets avec Bobby Hurley, le meneur de Duke. Pendant un match contre Georgia Tech, en 1991, les deux hommes sont près d'en venir aux mains, sous le regard médusé de leurs adversaires, de leurs partenaires et du mythique coach de Duke, Mike Krzyzewsky. "Je n'en peux plus qu'il me dise sans arrêt ce que je dois faire, plaide Hurley auprès de son entraîneur. Il a peut-être des choses pertinentes à dire parfois, mais la façon de délivrer son message est catastrophique."
Laettner, lui, ne comprend pas. Avant le Final Four 1992, il s'en ouvre au Los Angeles Times : "Bobby est toujours vindicatif. Si j'agis comme ça, c'est pour rendre mes coéquipiers meilleurs. Bobby, lui, le prend comme un affront personnel. Il n'a pas la bonne approche. Je suis désolé si les gens pensent que le sport de haut niveau, c'est être gentil avec tout le monde. C'est l'esprit de compétition, l'intensité, la passion. C'est rentrer dans la gueule de ton adversaire." Et de tes équipiers, au besoin.
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Bobby Hurley (Duke).

Crédit: Getty Images

Christian a voulu se comporter comme un grand frère avec Bobby, mais Bobby n'avait pas besoin de grand frère
Le pivot des Blue Devils reproduit ce qu'il a vécu jusqu'à l'adolescence. Son grand frère, Chris, lui en a fait baver. "J'étais dur avec lui, avoue l'ainé dans I Hate Christian Laettner. Je me moquais de lui, je le chambrais, je le tapais parfois aussi. T'as des bleus ? Si tu le dis à maman, je frapperai plus fort la prochaine fois." "Il avait quatre ans de plus que moi et, quand on faisait du sport, il me battait toujours, expliquait de son côté Christian à son arrivé en NBA en 1992. Je pleurais, et il se foutait de moi. Je l'ai détesté pour m'avoir fait pleurer tant de fois, mais il m'a inculqué la haine de la défaite, ce qui, dans mon métier, est une qualité."
A Duke, et en particulier avec Bobby Hurley, qu'il juge trop "soft", Laettner duplique ce schéma. "Christian a voulu se comporter comme un grand frère avec Bobby, mais Bobby n'avait pas besoin de grand frère", glisse Krzyzewski. Depuis, le numéro 32 a mis de l'eau dans son vitriol. Dans un entretien accordé à Esquire en 2015, il esquissait le début d'un mea culpa : "Il y a des fois où je suis allé trop loin. J'avais vingt ans et une vision restrictive des choses. Mais il faut se souvenir qu'avant notre génération, Duke et Coach K trainaient une réputation de losers. Alors, oui, j'ai parfois franchi les limites, mais je voulais juste pousser mes coéquipiers."
Malgré tout, ce rapport conflictuel ne nuira jamais au rendement de l'équipe. Au contraire. "La victoire efface tout, assure Laettner. En 1991, lors de notre premier titre, le premier à me sauter dans les bras et à me dire 'je t'aime', ce fut Bobby."

Fausses étiquettes et rumeurs

Christian Laettner possède un atout inestimable : sa totale imperméabilité à l'opinion des autres. D'où ce côté inébranlable face à l'animosité qui accompagnera chacune de ses sorties. Sa force, c'est de s'en foutre. Il était à prendre ou à laisser. Rory Karpf est le réalisateur du documentaire I Hate Christian Laettner. Ce qui le frappe le plus chez le personnage, c'est justement cette aptitude à l'indifférence : "le truc, avec Christian, c'est qu'il se moque complètement de ce que vous pouvez penser de lui."
Alors jamais il ne prendra la peine de s'expliquer ou de se justifier, y compris face aux rumeurs. Celle qui, par exemple, lui colle une étiquette de privilégié. Fac privée, prestigieuse, très majoritairement blanche et élitiste, Duke est considérée comme un temple des gosses de riches.
Devenu l'emblème de l'université basée en Caroline du Nord, Laettner incarne donc aussi son image. A tort. "Il était probablement le gamin le plus pauvre de cette école", rappelle Gene Wojciechowski. "Beaucoup pensent que je suis né avec une cuillère d'argent dans la bouche, sourit la star, fataliste. Mais la perception diffère parfois de la réalité. Mes parents venaient de la classe moyenne inférieure. Ils travaillaient dur." Sans une bourse, reçue grâce à ses dons au basket, jamais Laettner n'aurait pu intégrer une fac telle que Duke.
Mais jamais il ne cherchera à tordre le cou à cette image. Pas plus qu'à la rumeur qui lui prêtera une relation avec son coéquipier Brian Davis, dont il est très proche. Elle va enfler, jusqu'à prendre une proportion nationale. Rumeur née sous la plume de Curry Kirkpatrick, un journaliste de Sports Illustrated. A l'été 1991, lors d'une discussion avec les deux joueurs de Duke, Kirkpatrick demande à Laettner : "tu fais quoi, cet été ?" "Oh, j'ai juste envie de rester là, avec Brian", répond la star. Il regarde Davis et les deux hommes éclatent de rire. "C'était juste une blague, mais il a sorti ça de son contexte et tout le monde a cru que nous étions ensemble", a-t-il raconté au magazine GQ il y a deux ans.
La saison suivante, les chants homophobes pullulent dans les salles universitaires. Lors d'un match à LSU, les insultes pleuvent. Laettner ne bronche pas, et réplique à sa manière, en offrant la victoire aux Blue Devils, dominant au passage ce soir-là dans la raquette un certain Shaquille O'Neal. "Brian était juste mon meilleur ami, explique-t-il aujourd'hui. Je n'ai pas réagi à l'époque parce que, à mes yeux, ça n'avait pas d'importance." La rumeur va persister quelques années, avant de s'éteindre lorsque Laettner se mariera et aura trois enfants. Mais l'épisode demeure doublement révélateur : si ses ennemis avaient sans cesse besoin de ce qu'ils considéraient bêtement comme un nouvel angle d'attaque, lui a toujours laissé dire. "Ceux qui se taisent, les seuls dont la parole compte", disait Péguy.
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Christian Laettner sous le maillot de Duke en 1992.

Crédit: Getty Images

Les Blue Devils comme les Beatles

Si le pays tout entier nourrit une haine féroce envers la vedette de Duke, Christian Laettner jouit toutefois d'une popularité colossale au sein de sa propre université. Même aux entraînements, la salle est bondée. Les filles hurlent comme à un concert de rock. Aujourd'hui gros ponte chez Goldman Sachs, Ashok Varadhan a été le manager des Blue Devils de 1991 à 1993. Il se souvient du délire provoqué par chaque sortie de l'équipe à cette époque : "c'était comme voyager avec les Beatles. Ils étaient des pop stars. Et Christian était le plus sollicité."
C'est plus vrai que jamais lors de la campagne 1991-92. Tenant du titre, Duke rêve d'un doublé rarissime et inédit depuis deux décennies en NCAA. C'est l'année où jamais. La dernière de Christian Laettner avant de devenir professionnel. Idem pour son pote Brian Davis. Grant Hill, Bobby Hurley et Antonio Lang ont désormais deux saisons d'expérience. Thomas Hill, une. Et les "freshmen" Cherokee Parks et Erik Meek sont venus renforcer la raquette. Mike Krzyzewski dispose d'une des plus grandes équipes de l'histoire universitaire.
Duke ne perd que deux matches sur vingt-sept avant de survoler ses trois premières rencontres de playoffs. Les Blue Devils ne sont plus qu'à un pas d'un nouveau Final Four avant de retrouver Kentucky le 28 mars 1992, lors de la finale régionale, dans la mythique salle du Spectrum de Philadelphie. Kentucky, l'équipe du coach Rick Pitino, celle des quatre joueurs de dernière année baptisés les" Unforgettables" par Pitino lui-même et surtout de la vraie star du groupe, le "sophomore" Jamal Mashburn. Une grosse écurie pourtant aux allures de petit poucet face à l'armada de Durham. Le match sera extraordinaire, et Christian Laettner légendaire, pour le pire et le meilleur.

Et Laettner s'essuya les pieds sur Timberlake...

Le pire, d'abord. En seconde période, à huit minutes de la fin de la rencontre, Laettner pète les plombs en s'essuyant le pied droit sur la poitrine d'Aminu Timberlake. La star de Duke a cru, à tort, que l'ailier de Kentucky lui avait donné un coup sur l'action précédente. Il s'est trompé sur l'identité du coupable. Peu importe, son geste aurait pu lui coûter cher. "J'ai trouvé ça complètement débile de sa part, assènera en 2017 Grant Hill dans le Buffalo News, qui avait réuni les acteurs de cette soirée pour en célébrer le quart de siècle. Il aurait pu être exclu et ça aurait pénalisé toute l'équipe."
"Est-ce que c'était une erreur ? Oui, c'était une erreur, admet Laettner. Ce genre de trucs arrive souvent, y compris à l'entraînement, mais ça aurait pu avoir des conséquences graves." Paradoxalement, c'est peut-être Timberlake qui, par son attitude, lui a sauvé la mise. Il s'est relevé tout de suite, rigolant et applaudissant ironiquement Laettner pour le provoquer. "Ce n'était pas aussi méchant que ça en avait l'air, assure Timberlake. Il a retenu son geste, ce n'est pas comme s'il avait voulu me faire vraiment mal." Le numéro 32 évite l'exclusion et s'en tire avec une faute technique. Mais ce geste va lui coller à la peau pour ternir un peu plus son image.
De grande qualité d'un bout à l'autre, le match devient exceptionnel dans le "money time". Duke croit avoir fait le break en menant 80-69 mais un 15-5 ramène Kentucky sur les talons du tenant du titre à 4'30" de la fin. Nous sommes à Philadelphie. La ville de Rocky. Les médias ont joué sur cette fibre pour promouvoir la rencontre. Rocky, dans cette histoire, c'est évidemment Kentucky, le challenger, le David face au Goliath Duke. Jeff Morrow, le manager des Wildcats, raconte que tout le staff avait, tel le personnage incarné par Sylvester Stallone, grimpé en courant les fameuses marches du musée, baptisés les "Rocky Steps" depuis le film. Ce 28 mars, dans sa façon de répondre du tac au tac aux coups du champion, Kentucky a, c'est vrai, quelque chose de Rocky Balboa.
A l'issue du temps réglementaire, les deux équipes sont à égalité, 93 partout. Vern Lundquist, au micro pour la chaine CBS, donne le ton : "ce match est déjà un monument, et, avec la prolongation qui nous attend, le meilleur est encore à venir." Il n'a pas tort dans son analyse, il aura raison dans sa prédiction. Seuls les joueurs le ressentent différemment, comme l'évoquait Laettner dans le Buffalo News il y a deux ans : "on n'était pas en train de se dire 'c'est un match incroyable.' Pendant le match, vous vous dites plutôt 'bon sang, qu'est-ce que c'est dur'. Il fallait continuer à se battre, encore et encore."
Il nous a dit 'je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi, mais dans quelques secondes, vous aurez gagné ce match
A l'entame de la dernière minute de la prolongation, Duke et Kentucky ne se quittent toujours pas : 98-98. Ces soixante dernières secondes vont se résumer à un duel entre Christian Laettner et les Wildcats. Le pivot des Devils rentre d'abord un shoot improbable. En toute fin de possession, en déséquilibre total et malgré deux défenseurs, il parvient à marquer avec la planche. 100-98 Duke. A croire qu'il ne peut rien rater. D'ailleurs, il ne rate rien. A cet instant, Laettner totalise 27 points à 9 sur 9 aux tirs et 8 sur 8 aux lancers. "Quand il a rentré ce shoot, je me suis dit 'wow, il ne peut rien arriver à ce mec'", avoue Bobby Hurley.
Ce n'est pourtant que le début de cet épique dénouement. Sur la possession suivante, Jamal Mashburn marque avec la faute en bonus : 101-100 Kentucky. Puis Laettner ajoute deux lancers. 102-101 Duke. A 7 secondes de la fin de la prolongation, Rick Pitino prend un temps mort pour ce que tout le monde envisage comme la dernière possession. Mashburn ayant écopé de sa 5e faute, la responsabilité du tir revient à Sean Woods. Le meneur dépose un flotteur parfait malgré les bras tentaculaires de Laettner dressés devant lui. Le banc des Wildcats explose, celui de Duke est accablé. Kentucky vient de reprendre la main, 103 à 102. Pour la 4e fois en 45 secondes, le score vient de changer de main. Pour de bon, pense-t-on.
Il reste deux secondes et un dixième à jouer. Laettner a aussitôt la présence d'esprit de demander un dernier temps mort. Duke se retrouve dans une situation inextricable, d'autant que la remise en jeu devra s'effectuer ligne de fond. "Je pensais vraiment que c'était plié, confie Vern Lundquist. Il est rare de marquer en deux secondes, mais en repartant en plus sous son propre panier, ça semblait impossible." "En regagnant le banc, j'ai dit à Bobby 'bon, la semaine prochaine, on pourra aller à Myrtle Beach en vacances'", se remémore Grant Hill.
Mike Krzyzewski, lui, a un autre plan en tête. Plus calme que jamais quand il retrouve ses joueurs pour le brief final, il leur dit : "OK, première chose les gars : nous allons gagner ce match." Puis il a rigolé, entrainant tout le monde. "Coach K a vraiment fait un super boulot dans ce regroupement, estime Christian Laettner. Il nous a dit 'je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi, mais dans quelques secondes, vous aurez gagné ce match.' Et nous sommes tous ressortis du temps mort avec la conviction qu'on allait le faire."
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Mike Krzyzewski (Duke)

Crédit: Getty Images

Extraordinaire de lucidité

Duke a besoin de trois miracles : réussir une passe parfaite pour traverser le terrain, capter le ballon à l'issue de cette passe et réussir le tir décisif. C'est à Grant Hill que revient la charge de la remise en jeu. Une vraie passe de quarterback. Hill était le plus prédisposé à cette tâche. Son père, Calvin, a joué douze ans en NFL et il aimait tenter ce genre de choses à l'entraînement. Sa passe traverse le terrain sur 25 mètres. A la réception, Christian Laettner. Dos au panier, le pivot parvient à prendre le ballon à près de trois mètres au-dessus du sol. La première partie de la mission impossible est remplie.
Rick Pitino a-t-il commis une erreur en ne plaçant aucun joueur juste devant Grant Hill pour gêner sa remise en jeu ? Le coach de Kentucky a préféré se focaliser sur le dernier tir que sur la longue passe. "Le coach a eu raison, plaide Aminu Timberlake. OK, on laissait faire la passe, mais on se retrouvait à cinq défenseurs sur quatre joueurs." Il n'était de toute façon pas question de contester la décision de Pitino, comme le rappelle Timberlake : "c'était notre leader. Il nous avait amenés presque tout en haut en partant de rien. Nous buvions ses paroles. S'il nous avait dit de nous mettre dans les gradins pour les perturber, nous l'aurions écouté."
Le chronomètre se déclenche à l'instant où Laettner capte le ballon. En deux secondes, il doit se retourner et enclencher son tir. Extraordinaire de lucidité, il a la présence d'esprit d'effectuer un dribble, un seul, pour faciliter son pivotement à 190°. "Quand je l'ai vu dribbler, j'ai pensé 'non, non, pas de dribble, tu n'as pas le temps, tourne-toi et shoote !', dit Grant Hill. Mais il a eu raison de le faire."
Pitino a en revanche eu tort une seconde fois, en demandant à ses joueurs de ne surtout pas commettre de faute sur la star des Blue Devils, qui avait enquillé les lancers comme les perles. "Malheureusement, on a eu tellement peur de la faute qu'on est resté un peu trop soft en défense, même si c'est évidemment facile à dire aujourd'hui", regrettait l'arrière Deron Felhdaus sur ESPN en 2017.

Laettner : "quand j'ai lâché le ballon, ça sentait bon"

Lorsque le ballon quitte les mains de Christian Laettner, il reste quatre dixièmes au chronomètre. Dans le sport, il existe peu de choses comparables à ce moment où, sur un tir décisif, alors que le chrono va expirer, le temps se trouve comme suspendu. Les dés sont jetés, il n'y aura plus d'après, mais cette poignée de dixièmes de secondes en forme d'éternité a quelque chose d'inégalable.
Au fond, tout le monde a compris. Car Laettner est peut-être le joueur le plus "clutch" de l'histoire de la NCAA. Tout le monde a déjà vu le film, deux ans plus tôt, face à UConn, déjà dans un match décisif pour aller au Final Four. En prolongation, déjà. Coïncidence extraordinaire, il restait également à peine plus de deux secondes à jouer et Duke était mené d'un point. Laettner avait pris ses responsabilités et marqué pour qualifier les Blue Devils.
"Je ne crois pas avoir rencontré une autre fois dans ma vie une telle combinaison de confiance en soi et de soif de victoire, souffle Hurley en guise de compliment. Moi, je n'ai jamais mis un shoot décisif au buzzer. C'est quelque chose qui ne s'apprend pas. Chris avait ça en lui." Un salopard, Laettner ? Peut-être, mais le salopard en question était un animal à sang froid.
Laettner raconte : "quand j'ai lâché le ballon, ça sentait bon. Je n'étais pas sûr à 100% de marquer. Tu apprends à ne pas être trop sûr de toi dans ce genre de circonstances. Tu croises les doigts. Mais je savais que je m'étais donné une chance." "Oui, le tir avait l'air bon, et vu qu'on parle d'un gars qui n'avait rien raté du match, ce n'était pas une surprise", réagira Rick Pitino, dépité, après le match.

Comme une explosion

Ficelle. Laettner a marqué, Duke a gagné, et, plus que jamais, tous ceux qui, aux Etats-Unis, n'étaient pas membre de l'Université de Duke, ont haï Christian Laettner. Les supporters des Devils étaient massés derrière le panier. "Je les voyais tous, au fond, et quand Chris a marqué, c'est comme s'il y avait eu un coup de canon", relève Grant Hill. "Je n'ai jamais entendu un bruit aussi fort dans une salle de basket, une explosion", confirme le commentateur Vern Lundquist, qui aura le bon goût de ne pas prononcer une parole pendant plus de deux minutes afin que chacun, devant sa télé, savoure l'intensité du moment. La détonation sonore a été si monumentale que ce tir décisif est connu depuis sous le nom de "The shot heard around the world". Le tir entendu autour du monde.
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Christian Laettner : The shot heard around the world.

Crédit: Getty Images

La scène de joie vire au délire. Laettner a couru vers Hill, avant de l'éviter. Puis il a été enseveli sous une marée humaine. Mais l'image la plus célèbre et la plus poignante est celle de Thomas Hill. La tête dans les mains, le visage déchiqueté par l'émotion, il est resté près du banc quand tous les autres se sont mis à courir. Les Wildcats, eux, sont dévastés. Certains joueurs ne s’en relèveront jamais. Le journaliste Rick Bozich, qui suivait Kentucky, se souvient d'un vestiaire anéanti : "Quand je suis entré, il n'y avait pas un bruit, et tout le monde pleurait. Je ne me sentais pas à ma place, j’étais comme un voyeur. C'était dur à vivre pour eux, dur à voir pour nous. Je suis reparti, sans poser une seule question."
Avec ce "buzzer beater", Christian Laettner vient de parachever son chef d'œuvre. 31 points. 100% aux tirs. 100% aux lancers. Et le shoot victorieux à la sirène. Le pivot a tenté en 2017 de mettre des mots sur ce qu'il a ressenti à cet instant précis : "c'est une décharge d'adrénaline, de joie et de bonheur. Prenez une chanson ou un film qui vous donne des frissons dans la nuque ou la chair de poule, qui vous touche tellement qu'ils provoquent en vous des larmes de joie, et multipliez ce moment par 100. Aujourd'hui encore, 25 ans après, vous pouvez le multiplier par cinq. J'en ai toujours des frissons."

13 entraîneurs en 13 ans en NBA

C'est le sommet de sa carrière. Sur sa bio Twitter, Laettner n'a mis que deux mots pour se résumer : The Shot. Dans la foulée, Duke ira chercher lors du Final Four son deuxième titre consécutif en battant les Wolverines de Chris Webber en finale. Mais ce duel contre Kentucky demeure l'Everest émotionnel et qualitatif de cette campagne. Aujourd'hui, quand les télés américaines remontrent des séquences NCAA pour meubler, elles dégainent deux moments : le shoot victorieux de Michael Jordan pour le titre en 1982 et celui de Laettner face à Kentucky.
Malheureusement pour lui, la suite sera moins glorieuse. Après avoir eu les honneurs de la Dream Team aux Jeux de Barcelone (il fallait un joueur universitaire et il fut préféré à Shaquille O'Neal, au grand dam de... tout le monde) à l'été 1992 aux côtés de Jordan, Magic, Barkley, Bird et les autres, Christian Laettner se tourne vers la NBA. Malgré une longue carrière, puisqu'il ne prendra sa retraite qu'en 2005, et quelques saisons prolifiques, jamais il ne connaitra le même succès individuel et collectif qu'en NCAA. Drafté par Minnesota, il découvre la galère d'évoluer dans une équipe de troisième zone. "Ce n'est pas drôle de perdre autant, je n'avais pas l'habitude, explique-t-il. Ça m'a fait prendre conscience de la chance que j'avais eue de jouer pour Coach K pendant ces quatre années."
Coach K, l'homme à qui il doit tant, peut-être celui qui l'a le plus aimé en dehors de sa propre famille. Leur lien s'est tissé bien au-delà du rapport entraîneur-joueur. Laettner passait des heures chez les Krzyzewski. Dans le documentaire d'ESPN, l'épouse du coach K témoigne : "Il n'y aura jamais un autre Christian Laettner dans notre vie. Il comptait tellement pour nous. Pas seulement pour ce qu'il a accompli avec nous et pour nous, mais parce qu'il a fait sortir le meilleur de Mike. Il a rendu Mike meilleur, a fait de lui un bien meilleur coach." Les Krzyzewski ont eu trois enfants. Trois filles. Pour Doug Collins, qui fut le coach de Laettner en NBA à Minnesota, "Christian est le fils que Mike n'a pas eu."
Jamais il n'a retrouvé en NBA une relation aussi forte. Et pour cause : en 13 ans de carrière, Laettner a eu... 13 entraîneurs. "Il m'a manqué cette continuité, regrettait-il dans une interview donnée au magazine GQ en 2015. C'est difficile d'être performant et de construire quelque chose dans ces conditions. Si j'ai un regret, c'est de ne pas avoir eu le courage, à 24 ans, d'appeler mon agent pour lui dire : 'je ne veux pas jouer dans une autre équipe que celle de Pat Riley, Larry Brown ou Phil Jackson'. Mais à 24 ans, c'est compliqué. J'avais un ego énorme, mais pas assez pour faire ça..."
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Christian Laettner face à Michael Jordan en NBA, en 1998.

Crédit: Getty Images

Le respect à défaut d'affection

A son crédit, une participation au All Star Game en 1997. Mais aucun titre et un rôle assez mineur, en tout cas au regard de sa promesse universitaire. En NBA, il a porté les maillots de Minnesota, Atlanta, Detroit, Dallas, Washington et Miami. Mais il reste, pour toujours, "Christian Laettner from Duke".
A 50 ans, il demeure, aussi, toujours honni par une large partie du public. Il pourrait y avoir prescription, mais sa cote n'a pas vraiment grimpé depuis. Et ce qui le nourrissait jadis a fini par le fatiguer. "Quand je jouais, à la fac ou en pro, tout ça me motivait et j'arrivais à le tourner à mon avantage, pour être meilleur, dit-il. Mais quand vous êtes à la retraite... je ne dirais pas que ça fait mal, mais personne n'a envie d'avoir des gens qui s'arrêtent dans la rue pour vous dire qu'ils vous détestent. Mais bon, 99% de tout ça c'est du fun, même si parfois certains dépassent les limites en termes de méchanceté."
A défaut de pouvoir encore répondre sur le parquet en faisant pleurer ceux qui ne l'aimaient pas, Laettner tente de les faire rire. Il n'est pas maladroit dans l'autodérision. En 2015, à la sortie du film d'ESPN, il avait lancé le hashtag #NoLongerHateLaettner (Ne plus haïr Laettner), avec un certain succès. Le documentaire du network américain a permis, sans forcément bouleverser son image, de mieux comprendre le personnage. Il a gagné en respect, sinon en affection. Ça tombe bien, il a toujours préféré le premier à la seconde.
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Christian Laettner

Crédit: Getty Images

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