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Les Grands Récits - Les deux morts de Roger Rivière

Laurent Vergne

Mis à jour 11/02/2019 à 12:09 GMT+1

LES GRANDS RECITS – Phénoménal rouleur, Roger Rivière avait été le roi de la piste avant de rêver à une consécration similaire sur la route. Mais lors du Tour de France 1960, une terrible chute mit un terme à sa carrière. Il n'avait que 24 ans. Une première mort, celle du champion, qui n'allait précéder que de seize années la disparition de l'homme, au terme d'une inexorable déchéance.

Roger Rivière (1936-1976)

Crédit: Eurosport

Les Grands Récits, saison 2 - C'est toujours mardi, et c'est toujours Grands Récits. Notre série vous propose de vous plonger dans la folle histoire du sport, entre pages de légendes, souvenirs enfouis et histoires méconnues. Toujours à hauteur d'hommes. Jusqu'à la fin du mois de février, place aux destins brisés du sport. Dans ce onzième volet, retour sur la triste histoire de Roger Rivière. Champion surdoué, fauché dans un petit col des Cévennes à 24 ans, et mort à 40.

Roger Rivière est mort un 1er avril. Même pas une mauvaise blague. Juste un dernier pied de nez vachard à un destin cabossé. Il n'avait que 40 ans. Pas un âge pour mourir. Surtout pour une deuxième mort.
Si sa vie d'homme s'est arrêtée là, en ce printemps 1976, Roger Rivière s'était éteint une première fois, seize ans plus tôt, sur un linceul d'herbes grillées par le soleil et de fleurs dont il ne connaissait même pas le nom.
C'était le temps des ambitions, démesurées mais légitimes, des rêves et de la splendeur. Le temps du Tour de France, un Tour qu'il croyait tenir dans sa main. En une fraction de seconde, ce fut l'heure de la mort du champion, qui portait déjà en elle celle de l'homme.
Roger Rivière était un personnage complexe, passionnant et non dénué d'une certaine flamboyance, même si l'extrême brièveté de sa carrière nous laisse avec un gigantesque point d'interrogation. Roi de la piste, meilleur rouleur de la planète, peut-être même de tous les temps, il aurait pu, aurait dû devenir le grand rival de Jacques Anquetil sur la route dans les années 60. Un rôle finalement dévolu à Raymond Poulidor. Poupou était aussi différent d'Anquetil que Rivière lui ressemblait. Qui sait, ce duel-là aurait peut-être, lui aussi, fasciné la France entière.
Il n'aura disputé que deux Tours de France. Deux Tours charnières, à la croisée de deux décennies et de deux générations, celle de Bobet et Géminiani d'un côté, la sienne et celle d'Anquetil de l'autre. Deux Tours qui, avant le brutal et tragique dénouement du Perjuret, auront esquissé son potentiel et révélé ses démons.
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Louison Bobet, Raphaël Geminiani, Jacques Anquetil et Roger Rivière

Crédit: Imago

Le premier coup d'éclat, contre Anquetil

Avant les morts, il y eut les vies. L'enfance à Saint-Etienne, d'abord, la capitale du cycle, où il naît en 1936. C'est au lendemain de la Seconde Guerre que le jeune Rivière monte pour la première fois sur un vélo. Celui de sa mère. Dessus, il va plus vite que ses quelques copains armés d'un vélo de course. Son instituteur, également président du Vélo-Club stéphanois, l'incite à s'inscrire. Ses qualités naturelles s'épanouissent dès le début des années 50. Roger, c'est un moteur, comme on dit. Un physique hors du commun. Grâce à son rythme cardiaque ridiculement faible pendant l'effort, on dit de lui qu'il ne s'essouffle jamais.
Repéré par Georges Wambst, dit "Le Frelon", champion olympique à Paris en 1924, il gravit les échelons chez les amateurs. Rapidement, il gagne une petite notoriété dans sa région. Premières bribes de gloire. A 20 ans, conscient de son potentiel, il décide d'abandonner son métier d'ajusteur pour se consacrer au cyclisme. La route, un peu. La piste, beaucoup. C'est là que le Stéphanois va s'imposer comme le numéro un français puis, bientôt, mondial. Son premier coup d'éclat, il le signe en mai 1957, en battant en finale du Championnat de France de poursuite un certain Jacques Anquetil. Ce dernier est à quelques semaines de son premier sacre sur le Tour de France. Magnifique rouleur, le Normand trouve pourtant son maître.
Le 15 août de la même année, il devient champion du monde de poursuite. C'est là que le monde du cyclisme découvre vraiment Roger Rivière, sous toutes ses facettes. Une décontraction qui confine à l'insolence et des certitudes bien ancrées. Rivière n'a pas peur de parler. A l'instar d'un Hinault un quart de siècle plus tard, il aime annoncer la couleur : "Je vais gagner le maillot arc-en-ciel, personne ne pourra me battre et je dominerai Albert Bouvet en finale". Petit con prétentieux, pensent les Italiens, dont l'étendard Guido Messina est triple tenant du titre. Mais Rivière le domine en demi-finale, avant de battre en finale... Bouvet.

Bobet, Kopa, Mimoun... et Rivière

Forte de ses premiers triomphes, la nouvelle petite merveille tricolore est prête à se lancer à l'assaut du record de l'heure dont le prestige est alors immense. Le 15 septembre 1957, sur le mythique vélodrome de Milan, le Vigorelli, temple des records, Roger Rivière va entrer dans la légende du cyclisme.
Pourtant, quand il monte sur sa machine confectionnée spécialement pour l'occasion (elle pèse moins de sept kilos), il est mort de trouille. Outre la foule, plus de cent journalistes se sont massés dans la tribune. Pire, ou mieux, c'est selon, Fausto Coppi en personne est présent. Du haut de ses 21 ans, le Stéphanois mesure soudain l'ampleur du monument auquel il s'attaque.
Mais sa classe va écraser son appréhension comme le record d'Ercole Baldini. Alors que les spécialistes jugeaient le plafond de verre à 46,5 kilomètres dans l'heure (Baldini avait porté le record à 46,393 en septembre 1956), Rivière explose les prévisions les plus optimistes. Coppi, sidéré, s'est posté au bord de la piste dans le dernier quart d'heure. Le Campionissimo, détenteur du record de 1942 à 1956, ne ménage pas ses encouragements dans les ultimes tours. Quand le gong retentit, le nouveau roi a bouclé 46,923 kilomètres. 530 mètres de plus que Baldini.
La France vient de se découvrir un nouveau héros. Inconnu quelques mois auparavant en dehors des arcanes du milieu, Rivière est sacré "Champion des champions français" pour 1957 par le quotidien L'Equipe. Il succède à Mimoun, Kopa ou Bobet, honorés les années précédentes. Une idole est née. 370 jours après le coup d'éclat du Vigorelli, Roger Rivière ajoute de la légende à la légende, en pulvérisant son propre record : 47,346 kilomètres. Et encore, une crevaison dans la 48e minute l'a empêché de déchirer le plafond des 48 km. Qu'importe. En douze mois, il a fait faire au record de l'heure un bond égal aux vingt dernières années.

Le roi du Vigorelli

Trois années durant, rien ni personne ne pourra le freiner sur la piste, avec deux autres couronnes mondiales en poursuite en 1958 et 1959. Mais son plus bel exploit, il l'a peut-être signé dix jours avant son deuxième record de l'heure. Dans un duel en poursuite organisé au Vigorelli (évidemment), il affronte Baldini sur dix kilomètres. Les deux plus grands rouleurs du monde, face-à-face. Mais il est bien trop fort pour l'Italien qu'il rejoint pour lui prendre un tour dans le 7e kilomètre. Devant l'effarante performance chronométrique (plus de 50,3 de moyenne), les 13 000 spectateurs du Vigorelli scandent son nom pendant de longues minutes. Jamais la gloire de Roger Rivière n'a été aussi vive.
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Roger Rivière sur le vélodrome mythique du Vigorelli, à Milan, en 1958.

Crédit: Imago

A 22 ans, il rêve maintenant d'autres horizons. Le grand rouleur de sa génération peut-il se muer en coureur de grand tour ? Giuseppe Frattini, le médecin de l'équipe d'Italie qui a notamment suivi Coppi, en est convaincu. "Roger Rivière gagnera toutes les courses, comme Coppi, relate Jean-Paul Ollivier en citant Frattini dans sa superbe biographie, 'La Tragédie du Parjure', consacrée à Rivière. Son rythme cardiaque est aussi régulier, aussi lent que celui du Campionissimo. Puis il possède les caractéristiques du 'dormeur'. Comme Coppi et Anquetil, il est capable de s'endormir n'importe où et à n'importe quelle heure du jour. Une arme de première importance."
Ses deux premières expériences majeures sur route, en 1959, dévoilent son potentiel. Rivière termine d'abord 6e de la Vuelta au mois d'avril. Malgré deux victoires d'étape, il a perdu toute chance de victoire finale en concédant près d'un quart d'heure entre Lerida et Pampelune. Frappé par deux crevaisons, il a dû attendre dix minutes pour être dépanné. Mais on lui reproche, aussi, son manque de sens du collectif. Rivière aurait sacrifié les chances de Pierre Everaert au général.

Du Pacte de Poigny à L'affaire de Lorient

Tout aussi ambivalent, le Tour de France va confirmer ce début de mauvaise réputation, mais aussi l'étendue de ses possibilités. Marcel Bidot, le patron de l'équipe de France, tente de ménager au mieux les susceptibilités de chacun. C'est le fameux "Accord de Poigny", scellé lors d'une réunion en forêt de Rambouillet juste avant la Grande Boucle, entre Anquetil, Bobet, Geminiani et Rivière. Un pacte de dupes. Aucun des quatre n'est prêt à jouer l'équipier de luxe pour l'un des trois autres.
Très vite, la réalité de la course se charge d'éliminer les deux anciens. Mais Anquetil et Rivière, seuls leaders tricolores, vont se regarder en chiens de faïence pendant deux semaines et se tirer gentiment dans les boyaux. A Paris, le Normand termine 3e, douze secondes devant le Stéphanois. Federico Bahamontes rafle la mise, devant Henry Anglade, meilleur Français de cette édition 1959 même s'il courait pour une équipe régionale. Au Parc des Princes, le jour de l'arrivée, Anquetil et Rivière sont hués par un public crachant sa bile et sa frustration.
Reste que ce premier Tour de France a prouvé que le recordman de l'heure était apte à suivre, voire davantage, en haute montagne. Un jour, le maillot jaune sera sien. Quand Anquetil, usé par sa victoire sur le Giro, décide de faire l'impasse sur le Tour 1960, une voie triomphale semble s'ouvrir devant Rivière. Maître Jacques absent, Bobet et Géminiani (qui gère désormais ses intérêts) à la retraite, rien ne s'oppose à son ascension finale. Deux grains de sable chatouillent quand même ses cale-pieds : son premier semestre 1960 a été décevant, et Henry Anglade a intégré l'équipe de France. Rivière et Anglade. Le Stéphanois et le Lyonnais. Incompatibles.
Les deux hommes marquent leur territoire. Rivière remporte le contre-la-montre à Bruxelles le premier jour, puis Anglade s'empare du maillot jaune à l'issue d'une offensive lors de la 4e étape, où Rivière a observé une neutralité de façade. Le soir, à Caen, le nouveau leader du général tient à remercier publiquement le Forézien. Deux jours plus tard, la guerre sera déclarée, lors de la célèbre "Affaire de Lorient."
On a assassiné le maillot jaune
Ce vendredi 1er juillet, le soleil cogne fort dans l'immaculé ciel breton. Au kilomètre 75, après un début d'étape ultra-rapide, un coup royal se forme : Gastone Nencini, Jan Adriaensens, Hans Junkermann et Roger Rivière sont sortis. Rapidement, leur avance grimpe à trois minutes. Rivière, sans état d'âme, décide de collaborer. Tant pis pour Anglade, pris au piège. Marcel Bidot demande timidement au recordman de l'heure de ne pas relayer. Sans être écouté. Puis sa voiture, victime d'un problème, perd le contact avec la tête de course. Les mauvaises langues diront qu'il a simulé l'incident pour ne pas avoir à trancher... A Lorient, Rivière remporte l'étape devant Nencini. Anglade perd un quart d'heure, et le Tour.
Le cocu du jour ne décolère pas. En 1959, déjà, Anquetil et Rivière avaient été plus occupés à lui faire perdre le Tour qu'à le gagner. Alors il crie au complot. "Marcel, j'ai été victime d'une machination et vous le savez très bien", crache-t-il à Bidot. Devant les journalistes, il se lâche : "Rivière n'avait pas le droit de faire ça. On a assassiné le maillot jaune." "On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs", rétorque Judas. Contraint et forcé de tirer un trait sur la victoire finale, Anglade livre une funeste prémonition : "Je ne gagnerai pas le Tour, mais Rivière non plus. Il va faire des erreurs à vouloir suivre Nencini."
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L'échappée royale de Lorient qui fera tant polémique : Roger Rivière collabore notamment avec Gastone Nencini, ici dans sa roue.

Crédit: Getty Images

A la sortie des Pyrénées, aux deux tiers de ce Tour 1960, la victoire ne peut plus échapper à Nencini ou Rivière. L'Italien compte 1'38" de marge sur le Français. S'il contrôle son rival dans les Alpes, Rivière sait qu'il a toutes les chances de le crucifier dans le dernier long chrono (83 km) de Besançon, à deux jours de l'arrivée. Mais il mène une course épuisante après le maillot jaune, qui se refuse à lui. A Bruxelles, sa victoire dans le chrono ne s'est pas accompagnée du pouvoir, la faute à une échappée matinale. Puis Anglade s'est échappé pour prendre le maillot. A Lorient, il n'était que troisième du général derrière Adrianensens et Nencini. Désormais, le voilà dauphin, toujours en chasse, derrière le seul Nencini.
Le 9 juillet, à Millau, Roger Rivière savoure la journée de repos. Sa femme, Huguette, l'a rejoint. Le couple prend la pause pour les photographes, ravis. "Je suis sûr de gagner le Tour", glisse le champion à son épouse. Ce sont ses derniers instants de bonheur, d'homme et de champion. Demain, tout aura volé en éclats.
Roger Rivière, dans toute sa splendeur

Rostollan n'a rien vu, mais tout compris

La 10e étape, le dimanche 10 juillet, doit mener le peloton de Millau à Avignon, à travers les gorges des Cévennes et ses petits cols. Parmi eux, le Perjuret. Le "Parjure", en vieux français. Pas très haut (il culmine tout juste à plus de 1000m d'altitude), pas très pentu (4% de moyenne), sa principale difficulté tient en sa route sinueuse et ses virages secs. L'ascension se passe sans heurts. Dans la descente, le drame va se nouer.
Louis Rostollan, le coéquipier de Rivière, a pris la tête du groupe maillot jaune, celui-ci calé dans sa roue. Rivière suit à trois longueurs. Il est 12h13. Arrive un virage particulièrement vicelard. Rostollan le négocie le moins mal possible. Derrière, il entend un bruit de dérapage. C'est Nencini. L'Italien a frôlé la catastrophe sur les graviers parsemés sur la route. Puis un nouveau bruit, glaçant celui-ci. Rostollan se retourne. Il n'a rien vu mais tout compris. "C'est Roger ?", lui demande Nencini en le dépassant. Sa question dégouline de franche inquiétude, non d'espoir malsain.
Roger Rivière a heurté un muret. La terrible culbute a éjecté le recordman de l'heure de son vélo. Tournant plusieurs fois sur lui-même en rebondissant sur l'inconfortable sol, il est expédié quinze mètres en contrebas. Quand son corps s'immobilise, le voilà recroquevillé, la tête posée sur un oreiller de feuilles. La photo qui immortalisera la scène le montre la joue gauche au sol et la main droite sous cette même joue. Comme s'il s'était assoupi. Il n'a pas deux trous rouges au côté droit, mais on dirait le Dormeur du val de Rimbaud.
Le grand Rostollan est remonté de quelques mètres. Il cherche Rivière, l'aperçoit, puis ameute les secours en agitant ses bras immenses. Marcel Bidot arrive. "Roger a tombé (sic) ! Là, dans le trou !", lui lance Rostollan, affolé. D'abord, on le croit mort. Il gît, là, immobile. En réalité, Rivière n'a jamais perdu connaissance. Tant bien que mal, Bidot descend, accompagné de spectateurs, de photographes, et bientôt de quelques infirmières avec un brancard, puis du Docteur Dumas.

L'ambulance, l'hélico et le paysan

Roger Rivière déguste. Une souffrance aigüe, comme il le racontera un mois plus tard au Parisien Libéré : "Ce que j'ai enduré était si pénible, que j'aurais préféré me tuer sur le coup." De l'accident, il gardera une vision : "je me suis vu partir. J'ai pensé 'Tu te tues, Roger, tu te tues !' Cela a duré l'espace d'un éclair, d'un instant, mais j'ai eu le temps de penser à des tas de choses, aux miens, à ma maison de Veauche, puis ça a été le choc." La seule chose qui surpasse alors sa douleur, c'est sa peur de finir dans un fauteuil. "Quand j'ai touché mes jambes, dures comme du bois, j'ai compris que j'étais paralysé", dira-t-il.
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Quelques minutes après sa chute, Roger Rivière a été hissé sur un brancard. L'évacuation est délicate.

Crédit: Getty Images

Il faut une infinie précaution pour l'extraire de son tombeau de champion et le ramener jusqu'à la route, chez les vivants. Fourbe jusqu'au bout, le petit Perjuret interdit à l'hélicoptère qui doit l'emmener jusqu'à Montpellier de se poser. La place manque. Il attend l'ambulance au hameau des Vauchels, à trois kilomètres de là. Elle arrive au bout d'un quart d'heure, en roulant au pas. Chaque soubresaut martyrise le blessé.
A cette tragédie s'ajoute une tragi-comédie : l'hélicoptère s'est posé dans le champ d'un paysan, furieux de voir le grand cirque médiatico-sportif du Tour souiller son terrain. La scène est racontée dans "La tragédie du Parjure" : "Sortez de mon champ, leur crie-t-il. Vous n'avez pas besoin d'écraser mes haricots pour faire vos photos". "Ta gueule, on a autre chose à faire", répond un journaliste.
Antoine Blondin assiste à la scène. Le génial chroniqueur achèvera le lendemain son billet quotidien dans L'Equipe en narrant la colère de ce vieux paysan "noueux comme un cep de bois dont sont faits les Dominici". Sa chronique, magistralement intitulée "En travers de la gorge", se clôt sur ces mots :
Il (le paysan) regarda avec respect l'hélicoptère brasser l'air puis jaillir de son champ en une apothéose déchirante. Alors, seulement, il poussa un hurlement et parla d'aller chercher son fusil. Toute pitié l'avait déserté. Le dénouement venait de se jouer sur sa récolte de haricots, six mois de labeur, cinquante mille francs de semis. Le sombre dimanche qu'il vivait n'avait pas exactement les couleurs du nôtre.

Perdu pour le cyclisme

Pendant quatre jours, Roger Rivière ne sentira pas ses jambes. Mais les médecins l'ont vite rassuré : il ne resterait pas paralysé. Cette crainte-là évacuée, une autre se fait jour : pourra-t-il recourir ? Le Professeur Claude Gros le ménage, puis finit par lui dire la vérité. Lorsque Raphaël Géminiani lui rend une nouvelle visite, cinq jours après l'accident, il trouve Rivière en larmes.
Le "Grand Fusil" s'enquiert auprès du toubib : "Non seulement Roger est perdu pour le cyclisme, mais il boitera toute sa vie", lui dit-il. "Le choc était déjà terrible pour moi, raconte Géminiani, alors j'imagine pour Roger..." Les fractures par tassement de la neuvième vertèbre dorsale et de la première vertèbre lombaire dont il souffre ne lui laissent aucun espoir de redevenir coureur.
Pendant que Rivière se morfond, tout le monde cherche à comprendre. On invoque d'abord la fatalité ("chacun pour soi et Dieu pour tous... sauf pour un seul", comme l'écrit Blondin dans sa chronique). Mais ceux qui le suivaient dans la descente du Perjuret s'étonnent de l'avoir vu freiner si tardivement. Le champion assure avoir été victime d'un problème mécanique. L'analyse de son vélo prouvera que non.
L'explication se trouve peut-être dans la poche arrière de son maillot. On y a retrouvé plusieurs pilules d'amphétamines, et un cachet de palfium. Ce puissant analgésique permet d'éliminer les douleurs à l'effort mais il a pour effet secondaire un retard dans les réflexes et une perte de sensibilité dans les doigts.
Tu gagneras peut-être le Tour un jour, mais il t'arrivera malheur
La question du dopage (ou doping, comme on le dit à l'époque) est moins centrale au début des années 60 que de nos jours. Au sein de l'équipe de France, Marcel Bidot sait que Rivière ne tourne pas qu'à l'eau minérale. Pendant ce Tour 1960, en ouvrant la porte de la chambre de son coureur, il l'a vu avec Julien Schramm, réputé dans le milieu pour certaines pratiques. Bidot a discrètement tourné les talons.
Un homme a tenté, en vain, de dissuader Roger Rivière de jouer ce jeu dangereux. Il s'appelle Raymond Le Bert. Ancien masseur et soigneur de Louison Bobet, il se met au service du recordman de l'heure en 1959, à la demande de Géminiani. Lorsque Rivière reçoit un carton en forme de pharmacie, il le met en garde : "Roger, tu n'as pas besoin de ça, je n'ai jamais vu un athlète comme toi. Tu gagneras tout ce que tu veux sans ça. Mais ça, c'est de la saloperie. Tu vas me faire plaisir de tout balancer. Tu joues à l'apprenti sorcier là." Rivière fait mine de s'exécuter.
Le divorce entre les deux hommes est consommé un peu plus tard, dès le Tour de France 1959. Sur la table de massage, Le Bert aperçoit une trace de piqûre dans la cuisse de son coureur. Après une vive explication, il achève ses soins, puis dit à Rivière : "c'est fini entre nous Roger. Tu gagneras peut-être le Tour un jour, mais il t'arrivera malheur. Tu peux me prendre pour un vieux con, mais je te le dis : j'arrête." Le lendemain, il aura regagné sa Bretagne. Rivière n'écoutera jamais les conseils du vieux sage, dont il avait fini par dire : "Le Bert ? Il a vingt ans de retard."
Au moment du Tour de France 1960, Roger Rivière carbure au palfium depuis plusieurs mois. Son addiction l'a-t-elle perdu dans le Perjuret ? Peut-être. En tout cas, elle finira par condamner l'homme. Après sa carrière, jamais il ne pourra s'en détourner. Pour atténuer les douleurs dues à son accident, il ne cessera au contraire d'augmenter les doses. Au milieu des années 60, il consomme certains jours jusqu'à sept fois la limite autorisée. Le flamboyant champion est devenu un toxicomane. En 1967, il est condamné en compagnie de trois médecins, ses fournisseurs, pour infraction à la législation sur les stupéfiants.
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Tour de France 1960 : Roger Rivière a le sourire à l'issue de la 8e étape.

Crédit: Getty Images

La comédie de l'optimisme

Sa vie, sur tous les plans, va partir à vau-l'eau. Les premiers mois après l'accident sont pourtant teintés d'espoir. Sa rééducation se passe bien. Il récupère plus vite que prévu. Le 18 novembre, il effectue une sortie à vélo d'une heure en compagnie de son ami Louison Bobet. Le duo est suivi à moto par Robert Chapatte. "Du point de vue du moral, c'est une bonne chose pour moi, souffle le convalescent à la caméra. Je ne peux pas encore me mettre en danseuse, mais je suis quand même assez sûr sur le vélo."
On ne sait si on ment à Rivière ou s'il se ment à lui-même, mais rétrospectivement, cette séquence apparait d'une grande tristesse. Tout le monde joue la comédie de l'optimisme.
Bobet : "Morphologiquement, c'est toujours le Roger que nous avons connu. Quand on le voit marcher, on a un peu mal au cœur de le voir trainer la jambe droite, mais c'est quand même une étape importante pour la prochaine saison."
Chapatte : "Roger, quand reprendrez-vous la compétition ?"
Rivière : "Je vais reprendre l'entraînement en février et, en fonction de comment ça se passe, je verrai pour la reprise de la compétition."
Mais il n'y aura jamais de prochaine saison, plus jamais de compétition. S'il a échappé à la paralysie, Roger Rivière est infirme, avec une perte de motricité de 20% dans les jambes.
Au mois d'août 1961, il se confie à une autre légende de la télévision, Léon Zitrone, dans un long entretien filmé devant sa belle propriété de Veauche. Plus mélancolique, le ton a changé. La clope à la main, Rivière cesse les faux-semblants : "Le 10 juillet, soit un an après ma chute, les médecins ont statué sur mon cas. Je ne peux plus récupérer grand-chose maintenant. Avec les séquelles qu'il me reste, je ne peux pas reprendre la compétition." Sa femme, Huguette, dit que "même quand il chante, il a le cafard, car il pense au vélo. Le vélo, c'était sa vie."

Rien ne lui aura été épargné

Lorsqu'il se présente devant le Tribunal correctionnel de Saint-Etienne en 1967, jugé comme un vulgaire drogué, Roger Rivière est séparé d'Huguette depuis un an. Ils avaient eu deux enfants, et l'ancien champion en aura deux autres avec sa nouvelle compagne. Mais ni la vie de famille ni ses nouvelles occupations professionnelles ne pourront le guérir de ses addictions et de ses rêves envolés.
Il ouvre un bar, à Saint-Etienne, baptisé "Le Vigorelli", comme pour se raccrocher à sa vie d'avant. Il a vendu sa propriété pour se l'offrir. Mais, mal conseillé, peu doué pour les affaires, il ira de faillite en faillite, qu'il s'agisse, après le Vigorelli, d'un camp de vacances, d'un garage Simca ou d'un autre bar, à Genève cette fois.
Rien ne lui aura été épargné. En 1972, Rivière est même accusé d'avoir participé à un braquage à la gare d'Alès. "Une histoire de fous", s'insurge-t-il. Inculpé, il finira par être lavé de tout soupçon, mais l'histoire le marquera.
Le palfium, plus encore que la cigarette, qu'il consomme modérément, brûle ses poumons à petit feu. En 1975, le son de sa propre voix l'inquiète. Il consulte. On lui découvre un cancer des cordes vocales. Ni l'opération ni la chimiothérapie ne peuvent le sauver. Les deux poumons asséchés, il agonise alors qu'il tente de regarder la demi-finale de Coupe d'Europe entre ses chers Verts et le PSV Eindhoven.
Dans la nuit, une dernière crise d'étouffement met fin à un supplice de plusieurs semaines. Ou de plusieurs années. A seulement 40 ans, l'homme venait de rejoindre le champion, disparu près de seize ans plus tôt. Bien trop jeunes, tous les deux.
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Roger Rivière

Crédit: Getty Images

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